NOIR ET BLANC

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprètes Bernard Lavilliers et Nzongo Soul
Année 1986

Publiée en 1986 avec Seigneur de guerre (une autre chanson née du premier voyage de Lavilliers en Afrique) sur un 45 tours qui complétait le 33 tours Voleur de feu, Noir et blanc a été ensuite intégrée à l’album lors de ses rééditions en CD. Riche de nombreuses allusions littéraires ("Cent ans de solitude" et "Au-dessous du volcan" reprennent des titres de romans de Gabriel Garcia Marquez et de Malcolm Lowry ; le début du refrain, "De n'importe quel pays, de n'importe quelle couleur", emprunte au poème L'effort humain de Prévert) et ponctuée par les interventions en lingala de Nzongo Soul (dont le nom ne figure que dans la fiche technique à l'intérieur de la pochette), Noir et blanc dénonce l'apartheid en Afrique du Sud, tout en élargissant la condamnation à l'ensemble des dictatures, et constitue aussi un hymne à la musique, instrument universel de résistance des peuples contre leurs oppresseurs. Comme dans La samba et Troisième monde, l’artiste y apparaît comme la victime expiatoire des exactions du pouvoir dans une conception très romantique de son rôle.

UN DEMI-SIÈCLE D'APARTHEID
(Les Collections de L'Histoire n°85 ; François-Xavier Fauvelle ; octobre-décembre 2019)

Comment, entre 1948 et 1991, un pays en est-il arrivé à créer un système légal permettant à la fois de séparer la population blanche, très minoritaire, et la population noire, et d'exploiter économiquement cette dernière ? Nationalisme, racisme d'État, totalitarisme, tels sont les mots clés de cette histoire.

« Net Blankes », « Whites only ». Il fut un pays où des panneaux signalétiques postés devant des toilettes publiques ou des entrées de plages disaient ceci : « Blancs seulement », en afrikaans ou en anglais. Ces deux mots accolés résument l'aberration d'un système politique, l'Apartheid, qui fut celui de l'Afrique du Sud à partir de 1948, disparaissant par étapes entre 1990 et 1994. Un système politique qui assurait l'hégémonie d'une petite minorité blanche sur le reste de la population. Dans les années 1990 encore, sur la devanture de bars ou restaurants de l'Afrique du Sud post-Apartheid, les écriteaux « Blancs seulement » ont souvent cédé la place à d'autres, plus politiquement corrects : « droit d'admission réservé ».

Vingt-cinq ans après l'investiture de Nelson Mandela à la présidence de la République, le 10 mai 1994, il n'est plus un seul établissement public ou privé qui oserait se déclarer réservé aux Blancs. Mais il en est de nombreux, surtout dans les régions reculées du pays, dont aucun non-Blanc n'aura osé pousser la porte. Les hommes et les femmes ont gardé la mémoire des lieux, des gestes à faire et à ne pas faire, signe de l'emprise des interdits de la législation d'Apartheid sur les attitudes les plus quotidiennes.

UNE SURVIVANCE COLONIALE

L'Apartheid fut un anachronisme politique, une survivance durcie du système d'exploitation coloniale. Ce régime s'enracine en effet dans le passé colonial de l'Afrique du Sud, qui remonte au milieu du XVIIe siècle et qui avait fait de la colonie du Cap la première colonie de peuplement européenne en Afrique, avec son cortège de violences, de domination, de contrôle des déplacements et d'assujettissement forcé des individus.

Mais, alors que ces formes d'exploitation coloniale disparaissent partout ailleurs, et notamment en Afrique, dans les années 1950 et 1960, avec l'accès à l'indépendance des anciennes colonies, elles survivent en Afrique du Sud, à la faveur de la mise en place d'un régime entièrement tourné vers leur préservation.

C'est en 1948 que le mot « Apartheid » entre dans le vocabulaire politique des Sud-Africains, et dans le nôtre. Cette année-là arrive au pouvoir, grâce à un découpage des circonscriptions qui favorise les régions rurales afrikaners, le Parti national unifié (Herenigde Nasionale Party) de Daniel François Malan, mouvement ultranationaliste qui prône la séparation radicale entre les Blancs et les non-Blancs. Telle est la signification du mot « apartheid » en afrikaans : « séparation », au sens d'état de ce qui est et doit rester séparé - il faudrait, pour mieux saisir le sens de ce terme, forger le néologisme de « séparité ». Le terme est, en 1948, un mot d'ordre servant à rallier l'électorat blanc extrémiste plutôt qu'un programme politique précis. Ce n'est qu'au cours des années 1950 que, par une succession de dispositions législatives, se met en place un système politique cohérent de contrôle et de répression.

Le texte de loi le plus emblématique de ce système est le Reservation of Separate Amenities Act, loi de 1953 sur la séparation des équipements publics. Il est voté après qu'un arrêt de la Cour suprême a jugé la ségrégation illégale si les aménagements distincts pour les Blancs et les Noirs dans les lieux publics n'étaient pas égaux. La loi « légalise » donc cette inégalité en prévoyant des aménagements équivalents mais distincts dans les lieux publics (bancs, ascenseurs, entrées de bâtiments publics, bureaux de poste, cimetières, etc.) ou en agençant des espaces publics séparés pour chaque groupe (jardins publics, hôtels, restaurants, piscines, etc.). Un amendement de 1960 prévoira également la séparation des plages.

La clé de voûte du système est cependant le Population Registration Act, loi de 1950 qui institue un registre d'état civil entièrement tourné vers l'enregistrement racial de la population. Ce texte, qui définit les différents groupes raciaux, établit l'appartenance de chacun à un groupe racial. Trois groupes raciaux sont établis au départ : « Blancs », « Natifs », « Personnes de couleur » (« Coloured », désignant les descendants d'esclaves malgaches ou asiatiques ainsi que les fruits de métissages antérieurs à la législation).

UN SYSTÈME TOTALITAIRE

D'autres dispositions enrichiront cette classification raciologique au cours des années en créant par exemple la catégorie d'« Indiens » (désignant les descendants de travailleurs forcés issus du sous-continent indien dans la colonie britannique du Natal à partir de 1860), ou d'« Asiatiques » (regroupant les Indiens et les travailleurs forcés d'origine chinoise).

Parce qu'il fixe le cadre racial de toutes les conduites contraintes par les lois d'Apartheid, il s'agit du texte de référence du régime. L'ironie tragique est que ce texte de loi, se heurtant à l'impossibilité de caractériser des « races » de façon objective, a recours à des définitions circulaires et tautologiques qui confinent parfois à l'absurde.

Dans leur volonté de surveiller l'ensemble des aspects du quotidien, le législateur et l'administration ont atteint un degré de contrôle hors du commun, prohibant par exemple le mariage (1949) et les relations sexuelles (1950) entre personnes de « races » distinctes. L'Immorality Act, loi de 1950, fait ainsi des relations sexuelles illégitimes entre groupes raciaux un crime plus grave que les relations adultères au sein d'un même groupe racial. Dans la loi comme en pratique, une marge d'interprétation importante est laissée aux officiers de police.

Ainsi la loi sur l'immoralité permet-elle aux forces de police d'investir les domiciles de particuliers sur de simples présomptions. De la même façon, le texte de 1950 qui interdit le Parti communiste donne une définition très large de ce terme « toute doctrine ou programme visant à l'instauration d'un régime despotique [...] ou tendant à provoquer dans l'Union [l'Union sud-africaine] des changements dans les domaines politique, industriel, social ou économique par l'incitation à l'agitation ou au désordre ». En pratique, cette suspicion à l'égard de toute opinion visant à promouvoir un « changement » au sein de la société laissait libre cours à la répression de toute activité d'opposition. En violation des droits civils, le ministère de la Justice pouvait démettre un fonctionnaire, interdire une réunion ou assigner une personne à résidence. Il en va de même en 1967 avec la loi sur le « terrorisme », terme non défini par le texte, autorisant tout officier de police de rang au moins égal à celui de lieutenant-colonel à détenir et à interroger toute personne suspecte.

A cela s'ajoute la mise en place d'un arsenal législatif permettant le recours fréquent à des mesures d'exception telles que l'état d'urgence, ce qui se traduit par la multiplication des pratiques d'inquisition, de détention arbitraire et de torture. Cette marge interprétative laissée à l'appareil policier et judiciaire donne lieu à une dérive totalitaire du régime dans un pays qui continuait d'offrir, à l'égard de sa minorité blanche, toute l'apparence d'une démocratie respectueuse des droits civiques fondamentaux.

A cette emprise sur l'individu (appelée « Apartheid personnel ») s'ajoute un « Apartheid urbain ». Depuis le début du XXe siècle, une série de mesures ont obligé les Noirs à vivre à l'écart des villes, dans des agglomérations de petites habitations, les townships (littéralement, « cité » en anglais). Après 1948, cette politique de séparation devient systématique. Les non-Blancs sont relogés de force dans les townships, après avoir été expulsés de leur maison, le plus souvent à coups de bulldozer et avec l'assistance des forces de l'ordre.

Voici par exemple Sophiatown, quartier mixte célèbre pour ses gangsters et ses musiciens. Situé au cœur de Johannesburg, le quartier est rasé dans les années 1950, et ses habitants sont conduits par camions jusqu'à leur nouveau domicile, l'immense township de Soweto, à une trentaine de kilomètres de la métropole sud-africaine. A la place de Sophiatown naît Triomf, un quartier réservé aux Blancs défavorisés, qui sont désormais l'objet de toutes les attentions du pouvoir.

A chacun son township selon sa « race » : êtes-vous « Noir » ou « Bantou », comme la majorité des Sud-Africains, êtes-vous « Indien », êtes-vous « Coloured », on saura dire où vous êtes contraint de résider. Dis-moi quelle est ta couleur, je te dirai quelle est ta place dans la ville, ou plus sûrement à l'écart de la ville, elle-même étant réservée aux « Blancs ».

Ces townships présentent, aujourd'hui encore, des alignements à perte de vue de maisons préfabriquées, « boîtes d'allumettes » (matchboxes) d'une vingtaine de mètres carrés à l'austère fonctionnalité. Soweto est séparé de Johannesburg par des banlieues, des terrains vagues, des dizaines de bras d'autoroute, mais y est relié par une ligne de chemin de fer et les navettes des taxis collectifs. Lien nécessaire, en effet, car les habitants du township travaillent et consomment en ville.

TROIS APARTHEIDS

Pour les Noirs qui ne peuvent trouver d'emploi en ville ou dans les grands centres industriels du pays, une politique de « Grand Apartheid » (troisième volet du dispositif) est mise en place dans les années 1950 : elle vise à refouler les personnes « non productives » vers des régions rurales bien délimitées, des « réserves » indigènes, appelées homelands (« patrie ») ou « bantoustans ». Ce système de Grand Apartheid a créé, à l'échelle du pays, une très profonde ségrégation spatiale entre zones urbaines et industrielles, d'une part, la plus large partie du territoire réservée au bénéfice de la minorité blanche, et un patchwork de poches de sous-développement, d'autre part, surpeuplées et sans accès aux infrastructures élémentaires. La disposition spatiale des bantoustans sur la carte, dessinant un fer à cheval entourant les régions « blanches » du pays, fait saillir la fonction économique de l'Apartheid : l'utilisation de la société non blanche comme réservoir de main d'œuvre, tout en la maintenant à distance.

Apartheid, Apartheid urbain, Grand Apartheid : trois dimensions d'un système institutionnalisé de séparation des différentes composantes de la population, s'appliquant à tous les domaines de la vie en société. Un système d'exclusion généralisée, puisqu'elle touche l'immense majorité des Sud-Africains - les Blancs ne représentent qu'environ 10 % de la population totale.

Les responsables de l'Apartheid ont souvent été désignés collectivement : les Afrikaners, c'est-à-dire les descendants des colons européens, principalement néerlandais, des XVIIe et XVIIIe siècles. Il est vrai que, tout au long du XXe siècle, ce sont les électeurs afrikaners plutôt que les électeurs anglophones, dans un pays où seuls les Blancs peuvent voter, qui, dans leur grande majorité, poussent au durcissement du régime en portant au pouvoir des représentants politiques - tous afrikaners - toujours plus racistes et suprématistes : Louis Botha (1910-1919) ; Jan Smuts (1919-1924, 1939-1948) ; James Barry Hertzog (1924-1938) ; Daniel François Malan (1948-1954) ; Johannes Strijdom (1954-1958) ; Hendrik Verwoerd (1958-1966) ; John Vorster (1966-1979) ; et Pieter Botha (1978-1989).

C'est sous Hendrik Verwoerd que la répression se durcit : dans les années 1960 ont lieu en particulier le massacre de Sharpeville et les grands procès contre les leaders de l'opposition noire, parmi lesquels celui dit « de Rivonia », en 1963-1964, qui condamne Nelson Mandela et sept autres coaccusés à la prison à perpétuité. Mais c'est un Afrikaner, encore, Frederik De Klerk, successeur de Pieter Botha, qui initie le processus de transition démocratique en entamant les négociations avec l'opposition noire.

PRETORIA DE PLUS EN PLUS ISOLÉE

Nul n'aurait pu, dans les années 1980, se risquer à prédire la chute ou la survie du régime. Certes, Pretoria paraissait de plus en plus isolée sur la scène internationale, en raison du durcissement progressif des sanctions mises en place par les Nations unies, et en particulier de l'embargo économique. Mais, dans le même temps, le pays disposait des moyens d'une relative autarcie économique, notamment sur le plan énergétique.

Assurément, la révolte intérieure était à peu près généralisée depuis le milieu des années 1980, attisée par une organisation politique, l'United Democratic Front, qui était en somme la vitrine légale de l'ANC (le Congrès national africain, né en 1912 et interdit depuis 1960), tandis que sa branche armée, l'Umkhonto we Sizwe, tentait de semer la guérilla depuis ses bases arrière dans les autres pays de la région.

Mais ce climat insurrectionnel ne parut jamais pouvoir menacer sérieusement le régime, qui pratiquait une répression féroce par l'imposition du couvre-feu et l'assassinat ciblé de leaders ou de sympathisants de l'opposition et qui tenait ses principaux opposants emprisonnés, à l'instar de Nelson Mandela. Un vent de changement soufflait cependant. La fin de la guerre froide et la chute du bloc communiste, contribuant à la dédiabolisation de l'opposition noire au régime ; l'impasse économique particulièrement ressentie par les milieux d'affaires blancs, attisée par les grandes grèves orchestrées par la Cosatu, le puissant syndicat de travailleurs noirs créé en 1985 à l'occasion d'une timide ouverture démocratique ; l'image désastreuse du pays dans le reste du monde et les effets de l'embargo sur les milieux sportif, artistique ou intellectuel sud-africains ; tous ces éléments, ajoutés à la perspective, partagée par le pouvoir et par l'opposition, de ne pas être capable de l'emporter par les armes, créèrent un climat propice à des négociations.

On connaît aujourd'hui l'histoire de ces discussions secrètes. Entamées en 1985 à l'initiative de Nelson Mandela, et poursuivies par Oliver Tambo, président de l'ANC en exil à Lusaka (Zambie), elles n'impliquent du côté du pouvoir que des responsables politiques de second rang. Mais elles contribuent à banaliser l'idée du caractère inéluctable de la négociation... en attendant une configuration politique favorable.

Celle-ci se produit avec l'arrivée au pouvoir de Frederik De Klerk, en août 1989. C'est cet homme, qui apparut d'abord comme un « faucon » du Parti national mais dont l'autobiographie évoque la « conversion » intérieure, qui remporte les élections générales de septembre 1989 sur un programme réformiste. Une fenêtre est entrouverte, mais nul ne sait combien de temps elle le restera, car l'extrême droite fait alors une poussée record de 30 % des voix. Les Sud-Africains ont cinq ans, le temps d'une législature, pour sortir de l'Apartheid : c'est peu au regard d'une histoire séculaire de séparation des groupes, qui ont appris à ne plus se voir. C'est peu, mais ce sera suffisant.

Dès l'arrivée de De Klerk au pouvoir, l'ANC fait savoir, par la Déclaration de Harare, qu'il est prêt à négocier. Il pose ses conditions : levée de l'état d'urgence, libération de tous les prisonniers politiques, légalisation des organisations dissoutes, suspension de l'usage de la peine de mort. Le 2 février 1990, De Klerk prononce, lors de la session d'ouverture du Parlement, un discours qui satisfait à toutes ces exigences préliminaires ; Nelson Mandela, le plus vieux prisonnier politique du monde, l'homme qui n'avait jamais vu une caméra de télévision, est libéré le 11 février après vingt-sept ans d'incarcération, dans une ambiance de liesse populaire et en direct sur toutes les chaînes internationales. En août, c'est la branche armée de l'ANC qui suspend ses activités. L'année 1991 voit l'abrogation de la plupart des lois d'Apartheid et la signature d'un accord national de paix.

Mais le plus dur reste à faire : donner une forme politique aux changements en train de s'opérer. En d'autres termes, faire évoluer le régime et permettre l'avènement, par la négociation, puisque personne n'a « gagné » ou « perdu », d'une démocratie non raciale, qui réintégrerait toutes les composantes de la société. Le processus de transition est cependant pavé d'accidents. Réunie de décembre 1991 à mai 1992, la Convention nationale pour une Afrique du Sud démocratique (Codesa) se dissout sur un constat d'échec.

Relancées par le « oui » des Blancs au référendum de mars 1992 sur la poursuite des réformes, des tractations moins publiques reprennent cependant, sous la houlette de deux négociateurs expérimentés : le leader syndical Cyril Ramaphosa pour l'ANC (actuel président de la République) et l'avocat Roelf Meyer pour le gouvernement. Négociant dans un climat de confiance mutuelle mais de très fortes tensions sociales, ils aboutissent en un an et demi à une formule de transition approuvée par la majorité des forces politiques du pays : alors qu'une Constitution intérimaire est adoptée par le Parlement en décembre 1993, les premières élections libres et multiraciales sont organisées en avril 1994. Pour la première fois dans le pays, chaque personne compte pour une voix. Pour la première fois, tous les habitants de l'Afrique du Sud sont des Sud-Africains.

Les élections de 1994 offrent à l'ANC une large majorité (63 %) et donnent au Parti national, hégémonique au temps de l'Apartheid, une confortable minorité de blocage (20 %), très au-delà des désormais 12 % que représente l'électorat blanc. Nelson Mandela prête serment le 10 mai 1994 : il devient le premier président noir du pays. Le Parlement issu des urnes s'érige en Constituante et adopte une Constitution en décembre 1996.

DEUX VISIONS DE LA NATION

Le pays est sorti de l'Apartheid. Au moins sur le plan du droit. Il faut cependant insister sur les conditions de cette transition. Tout d'abord, elle s'est déroulée dans un climat lourd de violences politiques. Une violence perpétrée en premier lieu par les groupes de tous bords qui pensaient, au jeu démocratique, perdre une partie du pouvoir que le système de l'Apartheid leur garantissait : ultranationalistes blancs, révolutionnaires noirs voulant poursuivre la lutte armée, cliques au pouvoir dans des bantoustans qui, selon les termes de la Constitution de 1996, avaient vocation à réintégrer le territoire national. Le pays connaît alors une vague d'attentats et de putschs avortés.

Mais c'est surtout l'irrédentisme d'une organisation politique puissante dans le bantoustan du Kwazulu (l'ancien royaume zoulou qui avait tenu la dragée haute à tous les colonisateurs) et au sein des masses ouvrières des complexes industriels du pays, l'Inkhata, qui enclenche un cycle de violences avec les partisans de l'ANC, qui fera entre 10 000 et 20 000 morts.

Cette « guerre civile » larvée, qui oppose un parti majoritaire issu de la résistance (l'ANC) et une organisation à base « ethnique » qui avait été soutenue et financée par le régime d'Apartheid, voit en fait s'affronter deux visions de la nouvelle nation : l'une unitaire (un seul pays réunissant diverses composantes « raciales » ou ethniques), l'autre fédérale, voire séparatiste, promouvant un modèle qui laisserait une large autonomie aux entités sociales et politiques créées par l'Apartheid. Sous une pression internationale croissante, l'Inkhata accepte de participer aux élections de 1996... cinq jours avant le scrutin, condamnant les derniers irréductibles, blancs ou noirs, à la marginalisation politique.

Un autre aspect de cette transition politique tient à la dimension identitaire de l'arrivée au pouvoir pour les uns et de la perte du pouvoir pour les autres. Les négociateurs et les constituants eurent ici pour tâche d'installer un régime démocratique qui satisfasse les aspirations du plus grand nombre, tout en ménageant la sensibilité d'une population hier dominante qui ne s'était pas encore habituée à la perte du pouvoir. Le « glissement » s'effectua de façon progressive.

Dès sa prise de fonction en 1994, Mandela s'entoure de deux vice-présidents, l'un issu de son parti, Thabo Mbeki, l'autre issu de la minorité afrikaner, Frederik De Klerk, son prédécesseur. Il nomme également un gouvernement d'union nationale. L'Assemblée constituante est rigoureusement encadrée par des « principes constitutionnels » préalablement négociés, qui expliquent le caractère décentralisé du pouvoir dans la nouvelle Afrique du Sud, et l'importance accordée aux droits culturels et politiques des « minorités », y compris bien sûr la minorité blanche. Enfin, grâce à la clause du « coucher de soleil » (sunset clause) inventée par Joe Slovo, chef du Parti communiste sud-africain et l'un des Blancs qui avaient rejoint la lutte contre le régime, une semblable transition en douceur est conduite dans la fonction publique, prévoyant un maintien en place des fonctionnaires blancs pour une durée de cinq ans.

On décida, aussi, de prendre en charge l'aspect psychologique d'une cohabitation entre groupes que l'Apartheid avait transformés en ennemis. Négocié, et non imposé par la force, le changement de régime ne pouvait donner lieu à un grand procès de l'Apartheid, sur le modèle de Nuremberg ou d'Arusha. Mais la réintégration dans le corps social de la majorité de la population sud-africaine et des nombreuses victimes d'un système totalitaire ne pouvait se faire sans un apurement du passé. De cette situation originale est née la commission Vérité et Réconciliation qui rendit la parole à ceux qui en étaient privés tout en faisant la lumière sur les crimes du passé.

Il faut dire, pour finir, ce que ce tour de force doit à la personnalité et à la vision politique de Nelson Mandela, héros de la lutte des Noirs contre l'Apartheid durant un quart de siècle. Il sut acquérir, dans les années 1990, auprès de ses concitoyens blancs, une popularité due en partie à sa rhétorique consensuelle et à son action volontariste dans un registre symbolique et identitaire, qui lui donna la stature du nouveau leader du Volk rassembleur et bienveillant, juste et sévère.

Les historiens apprennent à se méfier, à juste titre, des figures individuelles. Mais il faut aussi savoir reconnaître le rôle majeur joué par des personnalités politiques de cette envergure en des temps de crise et d'invention politique. Le « miracle » sud-africain - la fin de l'Apartheid - est, à bien des égards, un miracle inachevé, comme en témoignent les profondes césures sociales et spatiales qui continuent d'entraver la vie quotidienne du plus grand nombre ; mais il a bien eu lieu.

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