LES ANTIMÉMOIRES
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1975 |
La dernière des nombreuses chansons sur la chanson de la période d'apprentissage de Lavilliers (1967-1975) dénonce "la connerie" que la variété étend "au-delà des frontières", et ce au moment même où l'auteur commence lui aussi à "Elargir son public", mais de manière intelligente.
LAVILLIERS A LA CONQUÊTE DU GRAND PUBLIC
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
« Je n'avais pas de musiciens mais j'avais déjà un manager. J'ai toujours été très chic, moi... » (1) D'un passage à Metz deux auparavant, dans cette pépinière de talents qu'est le Caveau des Trinitaires, au cœur de la colline Sainte-Croix, fer de lance d'une chanson roborative faite de Dimey, Elbaz, Caussimon, Sauvage, Magny, Mama Béa, Tachan et pas mal d'autres encore, Bernard était reparti avec l'idée précise d'embaucher comme manager, dès que possible, un dénommé Michel Martig, jeune assistant du service culturel de la cité messine, plus ou moins associé à la programmation du lieu : « Michel avait vingt ans. Il possédait une incroyable énergie et son caractère passionné m'a plu. C'est à ce moment-là que je lui ai dit que je le prendrais comme manager quand j'en aurais les moyens. Parce qu'à l'époque, je ne les avais pas. » (2)
Evelyne [NDLR : Evelyne Rossel, la compagne de Lavilliers à l'époque] : « Michel Martig était objecteur de conscience dans un cabaret à Metz qui faisait de la chanson. Mais lui était plus barré sur le rock. Quand on est venus, il n'y avait pas un chat dans la salle. Mais le petit Martig, ça l'a interpellé, la façon qu'avait Bernard de jouer. Ce qui l'ennuyait, c'était la chanson genre La Contrescarpe : là, il découvrait un mec différent. Il nous a dit, avec son accent de l'Est, que lorsque nous reviendrions, ce serait plein. On est revenus deux mois après - il avait fait un de ces battages... - et c'était comble, archicomble ! C'est comme ça qu'on lui a proposé de le prendre comme manager, à la fin de son service militaire : "On partage tout et tu viens vivre chez nous." Ça a été un amour fusion ! » (3)
Parole tenue. Bernard appelle Martig à ses côtés en cette année 1975. Si le jeune futur manager ne semble apprécier vraiment que la musique anglo-saxonne, les textes et l'énergie de Nanar le touchent à ce point qu'il s'active comme un beau diable pour lui dénicher un maximum d'engagements. Bernard : « Je commence à présent à gagner de quoi survivre. Avec ma femme et Michel Martig, on s'installe en Normandie : on arrive tout juste à payer le loyer et, pour trouver des contrats, Michel fait du stop ! L'avènement des associations loi de 1901 nous permet de travailler, même si l'on n'est pas toujours très bien payés. Michel me fait tourner dans tous les lieux qu'il connaît dans l'Est et je deviens une sorte de petite vedette départementale. » (4) Jean-Louis Didier est, à ce moment-là, directeur de la MJC de Longwy : « C'était rare, un manager qui téléphone directement aux Maisons des jeunes... C'est comme ça que j'ai programmé Lavilliers. La première fois, il n'y avait que vingt-cinq personnes dans la salle. mais, une année après l'autre, Lavilliers est revenu... »
Réduire pour autant Martig au simple rôle de rabatteur de concerts serait à la fois injuste et des plus réducteur. Martig et Lavilliers vont en effet être associés, à 50 / 50, dans une aventure peu commune, complices comme rarement la chanson en aura vus. Michel va pétrir au levain le matériau Lavilliers pour hisser notre héros au plus haut. Lui donner toute son énergie, travailler le mythe, le raffiner, agir profondément sur la musique, transformer cet artiste à la mouvance rive gauche en chanteur de rock, revoit son look, sérier ses révoltes. C'est lui qui, en amont de l'album Le Stéphanois, a mis sous les yeux de Bernard les bandes dessinées de Corto Maltese, ce gentilhomme de fortune qui, aussi sûrement que Blaise Cendrars, teintera durablement les textes de Lavilliers. C'est Martig qui, non façonne, mais ordonne et peaufine le personnage public que doit devenir Lavilliers. S'il ne l'invente pas, il ajoute des pans entiers à sa légende que, du reste, il rend cohérente. Entièrement voué et dévoué à l'homme, infiniment soucieux de lui, Michel Martig n'est jamais loin, toujours à le surveiller comme le lait sur le feu. Son charisme peu commun, son sens de la persuasion font merveille, et c'est ainsi que s'étoffe singulièrement le nombre de concerts, que se forge un vrai public. Le travail de Martig paie !
En janvier 1975, comme pour clore définitivement un cycle, Bernard avait présenté quinze jours durant son nouvel album, Le Stéphanois, à La Mouffe, ce théâtre de la rue Mouffetard qui, en, des temps désormais révolus, cristallisait une certaine idée de la chanson et permettait à bien des artistes - dont Lavilliers - d'accéder à leurs premiers publics. L'article de l'hebdo socialiste L'Unité est en tous points élogieux : « Amuseur et poète, clown et brise-larmes, il inculque l'espoir avec assaut de rythmes. Si bossa-nova il y a, c'est pour mieux transposer le dialogue de la mitrailleuse 12,7 et de l'homme sans couleur. Mais il ne connaît pas que Rio et son ambiance. Il a déjà digéré bien d'autres musiques et bien d'autres poètes. Il s'en est nourri et va les dépasser. Il a coupé les cordons ombilicaux et largué les amarres. La révolte de Rimbaud gronde dans sa guitare. L'ombre e Lorca veille sur sa silhouette. Ses mots sont comme des poings que l'on serre tous ensemble. Avec lui un vent de folie passe sur la chanson française. Demain, on dira Lavilliers comme aujourd'hui on dit Ferré. » (5)
En juillet, Bernard se produit pour la première fois en Avignon. Au chapitre des scènes entre toutes mémorables, notre Stéphanois en gardera longtemps le souvenir : il joue dans un garage vaguement aménagé en salle de spectacles, baptisé théâtre du Chapeau-Rouge, en compagnie de musiciens qui traînent dans le coin, parfois rejoints par Alain Le Douarin, le guitariste de Maxime Le Forestier. Car le chanteur de San Francisco et lui sont partis cet été-là en roulotte, tirée par un cheval, se produisant au gré de leurs haltes, et se sont arrêtés dans un pré proche de la Cité des papes. Au Chapeau-Rouge sont aussi programmés Morange & Fertier, Gilles Elbaz et Jean Vasca. Michel Corringe, qui devait être du lot, n'est finalement pas là... « Il devait y avoir cinq personnes dans la salle, j'étais le cinquième. Il s'est défoncé pendant deux heures » (6) se souvient Vasca. Les spectateurs un tant soit peu argentés payent leur place, les autres non : « On ne gagne pas beaucoup d'argent mais on achète du pinard, on se saoule la gueule et on se marre bien » (7). Répit d'autant plus appréciable que Lavilliers sait qu'à son retour à Paris, à la rentrée, les choses sérieuses vont vraiment commencer. Ce qui ne l'empêchera nullement de revenir en Avignon, l'été suivant, chanter dans un autre petit lieu...
En septembre, il se retrouve sur la scène de la « Zapi », la Pizza du Marais, dans le IVè arrondissement, petit établissement un tantinet rustique qui a la singularité de donner leur chance à de jeunes chanteurs et de drainer, outre du public - parfois mais pas toujours -, des gens influents du métier, en quête de nouvelles têtes. Encore faut-il savoir les attirer et c'est Béatrice Soulé qui s'y colle : « Elle était attaché de presse mais, comme je n'avais pas d'argent, elle l'a fait gratos. » (8) La « Zapi » est un lieu d'échange de la nouvelle génération du spectacle. Renaud, le futur « chanteur énervant », y sera un temps coutumier, comme barman autant qu'artiste : « Lavilliers et moi on passait ensemble à la Pizza du Marais. Moi à vingt heures, lui à vingt-deux. Il avait autant de monde que moi, c'est-à-dire cinquante personnes le samedi soir. On buvait des coups ensemble après... » (9) On peut connaître aussi ce lieu sous le nom de la rue qui l'abrite : les Blancs-Manteaux (10). Son propriétaire et fondateur, Lucien Gibarra, est un personnage haut en couleur et d'un physique imposant. Au départ, moins de deux ans plus tôt, il avait frappé à toutes les portes, s'assurant le soutien d'artistes comme Henri Tachan, Maxime Le Forestier ou Jean-Michel Caradec, venus se produire bénévolement. Lulu, comme on le nomme, auditionne les artistes lors de séances publiques d'après spectacle : la réaction de ses proches (maman, ma concierge et mes amis !) y vaut approbation ou rejet. Et approbation vaut programmation. En peu de temps, grâce à la résonnance médiatique d'un Foulquier et de son fameux Studio de minuit sur France Inter, la « Zapi » est devenue un phénomène de mode, le lieu où il faut être, à la limite du mondain. La presse est importante pour qui y passe, bien plus que le nombre de clients de cette Pizza où, du reste, le spectacle, quel qu'il soit, est nettement plus digeste que le contenu de l'assiette... Gibarra trouvera la mort de mystérieuse façon, à quarante-trois ans, dans l'explosion de sa voiture, en février 1989 devant son domicile. De multiples chanteurs salueront alors, dans un communiqué commun remis à l'AFP « ce découvreur talentueux et généreux qui a lancé, dans les années soixante-dix, nombre d'artistes reconnus aujourd'hui. A travers ses différentes salles (la Pizza du Marais, la Cour des miracles, l'Elysée-Montmartre, la Petite et la Grande Roquette, futur théâtre de la Bastille), il a su précéder la renommée de la chanson et de l'humour des années quatre-vingt. »
Dans l'éventail de concerts militants de cette première moitié des années soixante-dix, les fêtes politiques font florès. Lavilliers : « On me voit aussi beaucoup dans les fêtes politiques d'extrême gauche. C'est une raison qui fait que je ne peux pas renier cette tendance, puisque ce sont les seuls qui se soient intéressés aux artistes marginaux de l'époque » (11). Evidente solidarité de l'artisanat chanson, Alain Meilland n'a eu de cesse, depuis belle lurette, de parler de Bernard à la bande à Ferré. Il a même joué les missi dominici auprès de Maurice Frot, le secrétaire, régisseur et ami de Léo. La rencontre fut importante pour Lavilliers. Figure du mouvement libertaire, Frot est aussi romancier (Nibergue, paru chez Gallimard, lui a valu, en 1970, le prix du Roman populiste) et collabore à plusieurs titres de la presse alternative d'alors, dont Libération et Politique-Hebdo. C'est au bénéfice de la gauche non conformiste et pour pallier l'économie fragile de sa presse qu'il organise de grosses manifestations telles que Les Six Heures pour Libération, la fête de Politique-Hebdo, celle du PSU et d'autres encore. Meilland est toujours de la partie et Nanar désormais du programme.
Maurice Frot, juin 1975 : « Dans la foulée [des deux premières fêtes pour Libération, en février et avril de cette année], un mec nommé Louis-Jean Calvet me demande de régir la grande fête de Politique-Hebdo : un long week-end, cinq ou six podiums, une sacrée galère ! [...] C'est là que Richard Marsan a découvert l'inconnu Lavilliers, un Bernard au plus haut, une prestation du tonnerre de Zeus, et lui a bâti la carrière que l'on sait. » (12) En juillet a lieu une troisième manifestation au profit de Libération : trois jours consécutifs en pleine fête nationale. Frot crée alors le concept de « scène ouverte » dont plus aucun festival digne de ce nom ne saurait aujourd'hui se passer. Pour ce faire, il demande à Bernard d'être l'un des trois accompagnateurs (trois « pointures » à vrai dire, avec « Popaul » Castanier au piano et Christian Lété aux percussions), non-stop, en impromptu mais non sans grâce, des fort nombreux postulants à cette scène ouverte, trois jours et presque trois nuits durant !
L'expérience est rude mais, si Nanar termine ce marathon les doigts en sang, le lien (du sang ?) est définitivement établi entre lui et « la bande à Barclay » avec, au premier rang, Richard Marsan, le directeur artistique attitré de Léo Ferré. Qui fut, il y a peu encore, celui de Charles Aznavour. Et le sera aussi, dès cet instant, de Bernard Lavilliers. « Après avoir été aussi bien artiste à part entière que "gugusse" et présentateur" dans de nombreux cabarets tant parisiens qu'à travers le monde, en fin de course, il sera promu directeur "vraiment" (dira Léo) artistique des disques Barclay. Ses qualités d'écoute, rares, en font le professionnel par tout le métier reconnu et loué, le directeur artistique d'Aznavour, le découvreur de Lavilliers, le conseiller adoré de quelques grands... et avant tout de Ferré » (13), écrira de lui Maurice Frot. Richard Marsan est aux yeux de Bernard bien plus qu'un directeur artistique : « C'est une oreille absolument exacte, un cœur énorme, un hypersensible et, surtout, un mec qui aime les artistes, particulièrement les artistes de scène. » (14)
L'histoire ne repasse pas éternellement les plats et l'heure est venue d'entrer chez Barclay, d'accomplir la prophétie d'il y a dix ans, quand Oulion le « manuchard » était bien seul - excepté Marcel Odouard - à croire à son destin d'artiste ; quand il écrivait La Frime et ces quelques mots d'une folle prétention apparente : « La frime / C'est Barclay qui me fait des avances. » « C'était devenu évident, il fallait que je parte de chez Motors, parce qu'en tant que maison de disques, ça n'assurait vraiment pas : aucune publicité, même pas d'affiches pour les concerts, ils ne faisaient rien. J'ai donc signé chez Barclay, avec Richard Marsan. Et c'est grâce à lui que je vais vraiment démarrer. Il m'a donné son entière confiance et je me suis mis à écrire énormément. Et puis, en tant que directeur artistique, il va m'obtenir des avances, de quoi m'acheter ensuite un camion, une sono, de quoi former mon groupe de base. » (15)
Evelyne : « Ça avait été une erreur de signer chez Motors. Reste que c'est quand même une maison de disques qui avait bien voulu de nous. Dreyfus est un type formidable, intelligent et drôle, mais pas du tout fait artistiquement pour Bernard. Un jour, Richard Marsan me dit : "Il faut que Bernard signe chez Barclay - Oui, mais il a un contrat, il faut attendre son terme sinon c'est le procès - Eh bien, on part au procès !" On a fait le procès, on n'avait rien à perdre : on n'avait presque pas vendu d'albums. » (16)
Cette fois, c'est un contrat de longue durée que Lavilliers vient de signer... De très longue durée. Tout est désormais en place pour substituer au succès d'estime les faveurs d'un large public, pour se mettre une fois pour toutes sur orbite. Michel Martig, Richard Marsan, Maurice Frot (17), le trio magique est constitué qui le fera roi. La légende, également, est prête à servir, peaufinée à l'extrême, riche de détails, colorée, étonnante pour les proches de Bernard qui la voient chaque jour croître dans les propos de l'artiste. Mais croustillante pour la presse et séduisante pour le public qui découvrent et l'œuvre naissante et son auteur, et notre héros et son supposé passé tumultueux.
L'artiste sait que l'avenir lui appartient et qu'on peut préparer les lettres de lumière pour arrimer bientôt son nom de scène au fronton de l'Olympia : « J'ai végété pendant des années avec l'intime conviction que j'y arriverais. » (18) Papa et maman ont de quoi être fiers de lui.
(1) Forum Fnac Saint-Etienne, septembre 2004, propos recueillis par l'auteur.
(2) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos rapportés par François Bensignor.
(3) Entretien avec l'auteur, février 2009.
(4) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(5) Jean-Paul Liégeois, L'Unité, 10 janvier 1975.
(6) Entretien avec l'auteur, avril 2007.
(7) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(8) Forum Fnac Saint-Etienne, septembre 2004, propos recueillis par l'auteur.
(9) Relaté sur le site internet http://www.chez.com/popogendarme/Renaud%20Mino.htm
(10) Cf. La Chanson de Paris de Jean Lapierre (dont ce passage s'inspire) qui revisite tous les lieux de chanson de la capitale. Aumage éditions, 2005.
(11) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos recueillis par François Bensignor.
(12) In Léo Ferré, comme si j'vous disais, de Maurice Frot, réédition 2008, L'Archipel.
(13) In Léo Ferré, comme si j'vous disais, de Maurice Frot, réédition 2008, L'Archipel.
(14) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.
(15) Top-Stars spécial Lavilliers, 1986, propos rapportés par François Bensignor.
(16) Entretien avec l'auteur, février 2009.
(17) Maurice Frot est décédé en septembre 2004. A ses obsèques, Lavilliers s'est assis au bord de la fosse et, à la guitare, s'est mis à chanter Graine d'anar, de Léo : « Les gens qui viennent aux enterrements avec leur guitare sont des gens très bien », commente, ému, Alain Meilland.
(18) La Tribune-Le Progrès, 21 mai 1983, propos recueillis par Loïc Le Sauder.