LA POLITIQUE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1972

Aussi expérimentale que Fait divers (ex.première chanson de Lavilliers où le texte est parlé et non pas chanté), une charge anarchiste placée sous le regard de "Bakounine le rieur" et l'inspiration de Rimbaud ("Purulant de serments et remourant d'ennui") contre la politique "stomacale et livide" de l'ère pompidolienne.

GEORGES POMPIDOU
(L'Histoire n°66 ; Michel Jobert ; avril 1984)

Le 2 avril 1974 mourait Georges Pompidou. Dix ans après, Éric Roussel publie une biographie, pleine de renseignements inédits, de l'ancien président de la République (1). Nous avons demandé à Michel Jobert, qui fut un des plus proches collaborateurs de Georges Pompidou, de parler du livre et d'apporter son témoignage.

Pour le dixième anniversaire de la mort, le 2 avril 1974, de Georges Pompidou, un ouvrage équitable, sobre, complet vient d'être consacré au président de la République qui succéda à Charles de Gaulle. J'écris « succéda » par malice. La Ve République n'est pas la monarchie : ses présidents sont élus au suffrage universel direct, depuis la modification constitutionnelle de 1962. Mais la mutation voulue par le général de Gaulle était fragile. Que se serait-il passé si Valéry Giscard d'Estaing, Alain Poher ou François Mitterrand avaient été, en 1969, l'un ou l'autre, l'élu de ce suffrage ? La Ve République y aurait-elle survécu ? Donc, Georges Pompidou est bien le « successeur » de De Gaulle. Malice encore à l'égard de Georges Pompidou : je fais semblant de n'avoir pas compris son propos si souvent répété, dès mon arrivée dans son équipe, en 1963 : « On ne succède pas au général de Gaulle. Personne ! » Puis quand il entra, en 1969, à l'Elysée: « Excusez-moi, je ne suis pas le général de Gaulle. Mais je me bats pour l'essentiel, avec mes moyens. » Tel il était, modeste mais acharné de clairvoyance et de résolution.

Aujourd'hui, personne n'en discute plus : il fut bien le successeur, celui dont les institutions et probablement la France avaient le plus besoin, en ces temps-là. Oubliées ou presque - sauf d'Éric Roussel qui en fait le recensement impitoyable - les mesquineries, voire les traîtrises de personnages cheminant sous la grande ombre portée sur l'histoire de France. Sans doute les grands destins suscitent-ils les cabales embrouillées et les manœuvres déshonorantes. Heureusement, la logique toute simple portait Georges Pompidou vers le pouvoir, qui venait à lui. Attentif, il ne s'en cachait pas, mais avec ce reste de nonchalance qui n'était pas sa moindre élégance.

« Allons, lui disait Jean Ferniot, alors que la campagne présidentielle commençait, vous savez bien que vous ne pouvez pas gagner. Les chiffres sont là !

- Eh bien, détrompez-vous ! Je vais gagner et très bien gagner, malgré vos calculs et vos sondages. »

Plus d'une fois, Éric Roussel décrit son grand sujet en déshérence de certitude. Celui-ci n'exprime pas d'opinion, il n'hésite ni ne décide. Eh bien, c'est tout simple : il a tout analysé et tout pesé, mais il lui manque encore un élément. L'intuition secrète que le temps, les circonstances vont soudain déclencher. Calculateur, il l'était, bien sûr. On ne se hisse pas à ces niveaux de la complexité politique avec, pour toute armure, la candeur ! Mais tant qu'il n'avait pas, à force de se lisser le sourcil, le regard fixé - mais dans le vague - sur une toile de Nicolas de Staël ou de Soulages, ou sur un arbre vivant, hiérarchisé ses certitudes, « débranché » de tout en apparence, il ne se prononcerait pas ; il n'agirait pas. La décision prise, il avancerait masqué, autant que nécessaire. Il était bien inutile de vouloir le faire parler : « Vous êtes, comme on dit chez moi, un peu trop coquinou ! Il faut d'ailleurs que j'y réfléchisse encore. »

« Le Général est là, Dieu merci ! »

Et Dieu sait qu'il avait une aptitude extrême à écrire dans le bruit et l'agitation, à entrer en lui-même pendant les exposés qu'on lui faisait, comme à saisir le frisson d'un visage, là-bas, au bout de la table, à partir d'un seul mot. Nous avons passé onze années ensemble. Je ne l'ai guère « tympanisé ». D'autres s'en sont chargés. Sans doute appréciait-il ce respect que j'avais de son silence et s'amusait-il que je le devine, sans éprouver le besoin de le proclamer. En échange, il avait de la délicatesse d'âme, ce qui est bien rare dans ces métiers harassants, où les raffinements du comportement sont finalement exclus. Bien sûr, il m'est arrivé de le prendre en défaut de discernement et de bienveillance, et de le lui dire. Ce n'était jamais en vain, immédiatement ou à terme. Il appréciait ainsi mon devoir de remontrance : « Celui-là, on ne peut le faire changer d'avis, tant il est sûr de ses raisons. »

N'était-il pas lui-même ainsi ? Éric Roussel, dans son livre, écrit avec une belle alacrité, montre souvent Georges Pompidou émergeant des difficultés pour avoir choisi la bonne tactique, contrôlant ses nerfs et ses aversions, « Raminagrobis » en somme, le regard demi-clos sur la récréation de quelques souris. Mais ce dilettante humaniste - qui toutefois pulvérisait en calcul mental ses ministres, surtout s'ils étaient polytechniciens - était un homme de profondes convictions. Je ne rappellerai que celles qui m'ont concerné dans mon travail, auprès de lui.

Le Général d'abord. « Il était tout, je n'étais rien », aurait pu dire Georges Pompidou. Quelle histoire derrière celui-là, quelle banalité derrière celui-ci lorsqu'ils se sont rencontrés ! Mais quel dévouement, quelle intelligence de présence et d'action, en échange ! Et voilà que De Gaulle, personnage multiple qui savait simplifier quand il fallait, évoque dès 1965 (et peut-être avant) qu'il serait « naturel » que Pompidou devînt président de la République ! Peu importe la part d'incertitude ou de provocation, Pompidou ne se départira pas d'un comportement fondamental : « Le Général est là, Dieu merci ! » Le servir, l'éclairer, le préserver, le suivre, la surprise dominée, sans un mot pour manifester doute, désaccord, réticence, quelle discipline, qui n'est, à la longue, possible que par une adhésion du cœur. Voilà pourquoi Georges Pompidou a souffert, plus qu'il n'aurait dû, d'avoir été ramené, dans quelques circonstances éclatantes, par le Général, au niveau banal et rude de l'homme politique. Mais l'aventure de la Ve République, sa durée - sa pérennité, suis-je tenté d'écrire aujourd'hui - ne valaient-elles pas ce dévouement, ces rebuffades, cet éloignement même qui scelleraient la continuité ?

Institutions, défense, politique étrangère, ces trois môles essentiels pour une nation ont été installés par le fondateur de la Ve République. En 1984, le temps ayant passé sur tant de choses en dix ans et notamment sur les rancunes, les prétentions ou simplement sur les erreurs d'analyse, comment ne pas voir que Georges Pompidou a été, mieux qu'un continuateur, un mainteneur d'âmes, de comportements, l'homme des certitudes affirmées. Supposons, encore une fois, qu'en 1969, Giscard, Poher ou Mitterrand... Où en serions-nous ? Où en serait l'œuvre de Charles de Gaulle, devenue partie intégrante des attitudes de la nation elle-même ? Peut-être Éric Roussel ne le dit-il pas assez, trop attaché à retracer les péripéties des milieux finalement très clos de la politique - nationale ou internationale. Ceux qui ont animé la politique étrangère auprès de Georges Pompidou - Maurice Schumann, Geoffroy de Courcel, Burin des Roziers à Bruxelles - savent qu'ils n'ont jamais manqué d'une directive et d'une détermination, venant de l'homme qui, à l'Élysée, ne transigeait pas sur l'essentiel, et n'improvisait pas pour le plaisir de se mêler à tout propos aux événements du monde.

Aujourd'hui, il est un domaine où chacun reconnaît la détermination et l'efficacité de Georges Pompidou, c'est celui du renouveau industriel de la France. Bien sûr, à cet égard, M. Giscard d'Estaing n'a pas été très élégant vis-à-vis de son prédécesseur. Mais n'est-ce pas souvent ainsi ? Du moins, dix ans après, cet homme qu'on enfonçait dans l'oubli, depuis une simple dalle du cimetière d'Orvilliers, revient frapper à la porte de la mémoire collective. Les témoins, les faits sont toujours là. On les entend, on les voit désormais. Dès 1962, dans ce domaine, le cap de Georges Pompidou est pris : hisser la France aux premiers rangs, sortir le niveau de vie français d'une modestie qui ressemble au sous-développement. Ne serait-ce l'habituelle guérilla du ministère des Finances - et parfois de ses ministres -, Georges Pompidou a le champ libre pour aller vite, profiter de la croissance mondiale pour réaliser les mutations de taille, de méthodes, de produits : onze ans de réalisme, guidé par un bon sens nourri d'expérience.

Certes, ce pan d'efficacité et de rapidité reposait sur l'utilisation d'une énergie importée - le pétrole - et d'une main-d'œuvre importée aussi, l'une comme l'autre à des prix excessivement bas. Il n'était pas sorcier d'imaginer, dès 1963, les contrecoups probables, à l'extérieur comme à l'intérieur, du choix de tels moyens. En 1974, le programme nucléaire fixé par Pierre Messmer, deuxième Premier ministre de Georges Pompidou, faisait face à une nécessité nationale évidente. Mais c'est en 1984 que le désordre de l'immigration - elle-même une nécessité démographique pour la France - développe ses effets, dans une conjoncture économique particulièrement ingrate.

Il y eut mai 1968, le malaise des esprits s'exaltant sur des barricades ou dans des cortèges, une société s'effrayant en quelques jours de sa propre errance. Il y eut Georges Pompidou, sa détermination et son habileté, son ouverture aux pulsions de l'époque. En 1969, arrivé à l'Élysée, il décidait de lancer le Centre Beaubourg dont l'étonnant succès, n'en déplaise à Mme Giroud, qui voulait lui couper les crédits, ne se dément pas. N'avons-nous pas tous changé, depuis 1968, en esprit, en comportement ? Une révolution s'est faite, à bien des égards, pendant la Ve République, bouleversant le conformisme de nombreuses existences, simplifiant, unifiant les rites sociaux, remettant à une place plus modeste les idéologies de tous bords.

Reste la politique, suprême refuge des conservatismes. N'épiloguons pas sur cela, mais notons que la pensée et l'action politiques sont de plus en plus incapables, chez nous, d'interpréter, prévoir et orienter l'évolution de la société. D'où ce langage des politiciens (comme celui des syndicalistes d'ailleurs) qui devient émouvant par ses archaïsmes de raisonnement et de composition. On appelle cela « la langue de bois » ! Sur la politique, Georges Pompidou, comme disait familièrement son collaborateur Claudius Brosse, « en savait un bout ». Pourtant, Éric Roussel rapporte que, tout rusé qu'il apparût, le Premier ministre affirmait qu'il n'avait pas une dilection particulière pour le jeu politique.

Quoi qu'il en soit, notons qu'au fil des ans, d'élections législatives en élections présidentielles, ses thèmes furent constants, mais son regret aussi. Premier thème, utilisé à mi-voix : « L'ouverture, le jeu sur les franges, c'est bien, mais à condition que ce ne soit pas au détriment de l'essentiel : la majorité dont on dispose déjà. » Ce n'est pas neuf. François Mitterrand doit bien se murmurer à lui-même, aujourd'hui, le même conseil. Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre de Georges Pompidou, ne s'était, lui, sans doute pas assez soucié de s'y conformer. Deuxième thème, développé avec force, et surtout pour les élections à deux tours : « D'un côté, les communistes ; de l'autre, il doit y avoir tous les autres. » Évidemment, tant que c'est possible...

Le regret enfin : celui de n'avoir jamais réussi à fixer sur son nom l'électorat du général de Gaulle qui, à bien des égards, se situait en transversale de tous les partis. Encore que les élections législatives de juin 1968 aient consacré la vaste considération nationale pour le rôle de Georges Pompidou pendant la crise de mai. Il est significatif que soient reprises, par Éric Roussel, les multiples déclarations favorables à une « ouverture », bien que François Mitterrand soit à peu près qualifié de « chat que, chez moi, on ne prend pas sans mitaines ». Dès 1969, l'ouverture vers le PDM (2), les démocrates, les socialistes, était tentée et en partie réussie. Mais, quand l'union de la gauche - qui paraissait peu vraisemblable - fut réalisée en 1972, il était fatal que le débat politique se schématisât et que la notion de majorité parlementaire prît le pas, dans l'esprit du Président, sur la conception même de sa propre majorité. N'en sommes-nous pas là, aujourd'hui aussi, François Mitterrand ayant fâcheusement oublié de considérer la majorité qui l'a porté à la présidence, en mai 1981, pour ne considérer que le succès du parti socialiste et inscrire au crédit de celui-ci plus d'un million de voix qui ne s'en souciaient guère !

Le jour à jour de la politique du temps de Georges Pompidou, retracé par Éric Roussel, donne d'ailleurs l'impression d'une confusion grandissante dans les allées du pouvoir - où s'agitaient des « éminences grises » - qui n'est pas sans rappeler celle d'aujourd'hui. Faut-il attacher tant d'importance à l'une comme à l'autre ? Je sais bien que ces mouvements browniens ont quand même un sens et qu'on n'a pas toujours la possibilité de les traiter avec cette distance méprisante du général de Gaulle (« tout ce qui scribouille... »), mais on ne devrait pas leur prêter une considération trop exclusive. Dans une situation donnée, il n'y a qu'une bonne solution, qui finit d'ailleurs par s'imposer. L'agitation ambiante n'est pas l'essentiel. Georges Pompidou savait, en politique, assez bien distinguer entre l'événementiel et le fondamental. Mais, toujours en éveil par prudence, il s'amusait de surcroît à deviner les sapes de Poniatowski, les absences de son ministre des Finances, les désespoirs de quelque « baron » en mal de considération. Hier comme aujourd'hui, la vie de la France et surtout son évolution ne se reflètent guère dans cette agitation d'un monde finalement très clos. Il m'arrive de rêver d'un journal quotidien qui enfouirait les « nouvelles » de notre politique très profondément dans ses pages multiples...

De Georges Pompidou, l'impitoyable mais équitable Éric Roussel s'attache à recenser les échecs, évoquant même un baccalauréat obtenu sans mention (ô M. Savary !). Il insiste sur les débuts « empruntés » du Premier ministre, spécialement devant l'Assemblée où celui-ci expose ses objectifs d'action les 26 et 27 avril 1962. Je devais rejoindre le cabinet de Georges Pompidou un an plus tard et, de fait, simple citoyen à l'écoute, je n'avais pas jugé cette prestation très convaincante. Des années plus tard, le Premier ministre me dit : « On a beaucoup daubé sur mes débuts dans la fonction, pour s'étonner ou s'émerveiller ensuite de la rapidité de mes progrès. Mais tout était là, rassemblé en moi, il suffisait d'essayer de l'apercevoir. »

Je voudrais terminer sur cette certitude et lui donner une perspective au-delà de la mort de Georges Pompidou. Longtemps il fut oublié, son service fait, par notre vie nationale. Et voilà que, dix ans après, les mérites de son parcours ressurgissent en traits plus forts sur la carte de notre histoire contemporaine. Il avait, répondant à une question, indiqué qu'il souhaitait qu'on retînt de lui que la France avait vécu en paix et heureuse durant qu'elle était en sa charge attentive et modeste. Le temps vient de lui rendre justice en rejoignant ses vœux.

(1) Éric Roussel, Georges Pompidou, Paris, J.-C. Lattès, 551 p.

(2) Progrès et démocratie moderne, formation centriste animée, entre autres, par Jacques Duhamel.

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