LA MORT DU CHE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 2004

Une contribution au culte de Che Guevara, figure d’aventurier romantique et rebelle, tel que Lavilliers se rêve.

CHE GUEVARA : LA FACE CACHÉE D'UN GUÉRILLERO ROMANTIQUE
(L'Histoire n°214 ; Pierre Vayssière : octobre 1997)

Le 9 octobre 1967, Che Guevara était assassiné en Bolivie. Trente ans plus tard, cette figure de révolutionnaire romantique continue de fasciner l'Occident. Plusieurs ouvrages récents s'attachent cependant à révéler les zones d'ombre de cette biographie exemplaire.

L'image de Che Guevara ne cesse d'obséder l'Occident. Des dizaines de biographies lui sont consacrées, le plus souvent hagiographiques, finalement assez répétitives. A Cuba, sa patrie d'adoption, l'Institut cubain du cinéma a réalisé une dizaine de documentaires sur le « guérillero héroïque », et voici qu'à l'occasion du trentième anniversaire de sa disparition, le 9 octobre 1967, on annonce plusieurs longs métragesAinsi, si ses biographes les plus lucides ont su mettre en relief les contradictions du « Che », ils ne sont pas parvenus, pour autant, à démythifier l'homme, qui fascine encore les jeunes générations par ses vertus : courage, volonté, sens du sacrifice au service d'un idéal...

Quoique favorisé par son milieu « petit bourgeois », cultivé, et peu conventionnel, Ernesto, né en Argentine en 1928, aura souffert jusqu'au bout d'un handicap sévère : l'asthme. Dès l'adolescence, il releva pourtant ce défi en pratiquant des sports intenses tels que le rugby ou le vélo. Après des études de médecine et deux longs périples vagabonds à travers l'Amérique latine, c'est au Mexique qu'il rencontre Fidel Castro, le 9 juillet 1955. Guevara tombe sous la fascination de Fidel le séducteur, et il trouve aussitôt dans le projet cubain un point d'ancrage à son idéal révolutionnaire. Dès lors, il participe à la guérilla qui aboutit à la chute de Batista, en janvier 1959, puis à l'édification du premier socialisme tropical.

Mais l'homme préfère de loin le vertige de la lutte armée a l'ennui du pouvoir bureaucratique et il disparaît de la scène publique à partir de mars 1965. Le mystère de cette éclipse ne s'éclairera qu'à la suite de la diffusion de deux manuscrits signés de sa main : le Journal de Bolivie et les Passages de la guerre révolutionnaire. Tombé entre les mains des militaires boliviens au moment de la capture du Che, le Journal fut l'objet de transactions secrètes avant d'être édité à Cuba à partir de juin 1968. Il sera tiré à des millions d'exemplaires.

Quant aux Passages de la guerre révolutionnaire, qui rapportent les mésaventures du Che au Congo, ils seront connus seulement au début des années 1990.

Mille fois racontée, l'épopée du « petit condottiere du XXè siècle » est belle. Elle ne masque pas, pour autant, les zones d'ombre de la personnalité secrète, froide et intransigeante d'un homme qui fut d'abord un marxiste dogmatique, convaincu de son infaillibilité, implacable imprécateur contre le système capitaliste.

A Cuba même, alors qu'il est nommé simultanément responsable de la réforme agraire, directeur de la banque centrale et ministre de l'Industrie, il se déclare partisan d'une nationalisation totale de l'économie et d'une planification centralisée, allant jusqu'à prôner la disparition pure et simple de l'argent. Mais son manque de sens pratique et son incompétence têtue devaient conduire à l'échec cette industrialisation à marche forcée de l'économie cubaine.

Une seule passion : la révolution !

De fait, son obsession est moins la performance économique que l'émergence de l'« homme nouveau », libéré des chaînes du travail, épanoui par sa créativité artistique, mû par l'idéal révolutionnaire fondé sur l'égalitarisme ; aux travailleurs, qu'il connaît si mal, le Che ne proposera que du travail mal rétribué ou volontaire, de l'épargne forcée et des « stimulants moraux »... Ce puriste de la révolution en viendra à condamner le modèle russe qu'il avait pourtant contribué à introduire à Cuba. Enfourchant le combat tiers-mondiste, il se rapprochera des thèses de Pékin au point de gêner la realpolitik de Fidel Castro ; si bien qu'en 1964, il finira par se retirer de la scène politique cubaine.

Il faut dire que Guevara avait peu de dispositions pour les compromissions. Jeanine Verdès-Leroux le qualifie de « pur des catacombes », qui n'avait que mépris pour les négociations, plus apte à conduire une guerre sainte contre les États-Unis qu'à construire le socialisme réel : sa haine des « Yankees » l'aveuglait au point de lui faire oublier que la cordillère bolivienne n'était pas le Vietnam.

Autre zone d'ombre de la personnalité du Che, et ce malgré plusieurs témoignages qui évoquent sa simplicité, son humanité, sa pratique de la solidarité : sa dureté, envers lui-même comme envers les autres. De fait, l'Argentin n'a jamais éprouvé qu'une seule passion : la révolution, et cet engagement l'a conduit à délaisser quelque peu son entourage, à commencer par sa femme « légitime » et ses quatre enfants qu'il finira par confier, sans état d'âme, à l'État cubain. Quant aux militantes révolutionnaires, exclues a priori du combat armé, il les renvoyait à leurs tâches habituelles de cuisinières, d'infirmières, voire de simples consolatrices du guerrier...

En tant que leader d'« avant-garde », il imposait une discipline implacable et punissait les guérilleros pour des fautes vénielles. Obsédé par les déviances « contre-révolutionnaires », il n'hésitait pas à critiquer, et parfois même à diffamer. Seuls les morts lui arrachaient quelques propos plus tolérants. Face à ses coups de gueule méprisants, ses hommes humiliés éprouvaient un mélange de peur et d'admiration, - tandis que dans ses moments de lucidité, il arrivait au Che de faire son autocritique, comme dans ces notes intimes rédigées à Dar-es-Salam : « J'étais Caton censeur, rabat-joie et rabâcheur. » Envers les déserteurs, les traîtres et les violeurs, il se montrait intraitable.

Et si l'on en croit Jon Lee Anderson, le Che aurait ordonné des dizaines d'exécutions dans la Sierra Maestra, procédant lui-même à plusieurs d'entre elles. Saint-Just de l'« armée rebelle », il aurait préside des tribunaux révolutionnaires et approuvé la condamnation à mort de nombreux suspects. Sacrificateur, mais aussi sacrifié, le Che acceptait la mort, constamment évoquée (invoquée ?) dans ses écrits, comme dans la conclusion de ce poème qui date du débarquement à Cuba en 1956 : « Et si le fer vient interrompre notre voyage / Nous demandons un suaire de larmes cubaines pour couvrir les os des guérilleros / Entraînés par le courant de l'histoire américaine. » Même acceptation du destin dans sa lettre d'adieu à Fidel Castro, en 1965 : « Dans une révolution, on triomphe ou on meurt. »

Ce romantisme révolutionnaire n'a sans doute pas peu contribué à la légende du Che. De son vivant, déjà, son image se voilait de mystère. Sa disparition prolongée en 1964-1965 avait alimenté les rumeurs les plus folles : il était soigné pour dépression nerveuse - conséquence de sa mégalomanie - à Cuba ou... au Mexique !

Il s'était retiré dans un couvent au Brésil ; il avait débarqué à Saint-Domingue ; ou bien Castro l'avait assassiné (Paris-Match)... Son mode de vie ascétique et son amour invétéré pour la lecture en avaient fait un composé de maître d'école méditatif et de moine-guerrier, tout à l'opposé de Fidel Castro le rhéteur. La légende du Che s'est aussi nourrie des circonstances de son assassinat, intervenu le 9 octobre 1967.

Une idole pour la jeunesse dorée

Capturé vivant, il est exécuté le lendemain par une rafale de M2, sur les ordres du président bolivien René Barrientos, et contre l'avis de la CIA qui aurait préféré le conduire a Panama pour l'interroger.

Le jour même, les paysans boliviens défilaient, recueillis ou incrédules, devant la dépouille mortelle exposée sur un lavoir - catafalque improvisé -, les yeux grands ouverts. A La Higuera, lieu de l'assassinat, on conserve encore, funèbres reliques, quelques touffes de cheveux et des morceaux du pantalon ensanglanté. Après la disparition de sa dépouille mortelle (retrouvée tardivement en juillet 1997), le stylo Parker du Che, ses pipes, sa montre sont devenus autant de fétiches, objets d'un commerce de sanctuaire.

Fait plus surprenant : la légende de Guevara a même pris des aspects maléfiques en Bolivie où l'on raconte que la plupart des individus impliqués dans l'assassinat auraient été victimes de mauvais sorts : accidents, déportations, exécutions sommaires, « comme si le fantôme du Che était revenu demander des comptes à ses assassins », écrit Pierre Kalfon. Un véritable culte (païen) à saint Ernesto de La Higuera s'est instauré dans toute la zone de Vallegrande, la ville voisine, où l'on dit qu'un mort tragiquement disparu a le pouvoir de faire des miracles. Un circuit, baptisé « la route du Che », pourrait même lancer le tourisme dans cette région oubliée...

Longtemps négligée et même dévalorisée dans son pays d'origine, l'image de l'Argentin a en outre fait l'objet d'une récupération durable à Cuba, sa patrie d'adoption. Saint Ernesto y figure au milieu des saints catholiques et des orishas, divinités africaines. Même Fidel Castro a compris tout le parti qu'il pourrait tirer d'un retour aux sources guévaristes de la morale et de la rigueur : monnaies et timbres-poste multiplient l'effigie du révolutionnaire, et l'année 1997 a été déclarée « année Che Guevara ». La musique cubaine s'est emparée du héros argentino-cubain, et l'on ne compte plus les hymnes au Che, comme le très célèbre Hasta siempre de Carlos Puebla, qui égrène son lamento en faisant rimer « amour révolutionnaire » avec « bras libertaire »...

Très tôt, l'Occident capitaliste a été gagné par cette passion guévariste. La photographie du Che en « figure d'archange » a fait le tour du monde, reproduite à des millions d'exemplaires sur les T-shirts et les posters de la jeunesse de Mai-68. Ce portrait célèbre réalisé par Alberto Korda fonctionne auprès des foules comme une icône pieuse qui désamorce toute pensée critique et fait oublier l'idéologue marxiste-léniniste.

En France, la canonisation du « saint laïque du XX' siècle » a commencé très tôt dans la presse, et jusque dans Le Figaro ! Si l'on ne s'étonne guère de compter parmi les glorifica-teurs du Che des écrivains « de gauche » - un Robert Merle, un Marcel Niedergang, une Anne Philipe -, on est plus surpris d'y voir figurer Jean Cau qui, dans Une passion pour Che Guevara (1978), célèbre les vertus éternelles du guerrier héroïque, la virilité, le sens du sacrifice, et l'acceptation de la mort.

Depuis la fin de la guerre froide, cependant, l'image de Guevara a cessé d'être identifiée au symbole optimiste d'une révolution mondiale en marche.

Le Che apparaît plutôt comme une sorte de héros romantique, figé dans une éternelle jeunesse, une figure quelque peu mystérieuse de pureté et d'idéal. Quoique, aujourd'hui, on aille jusqu'à associer son nom à une bière et à une boisson au rhum ! La dérision et le simulacre de ces temps « post-modernes » ont masqué le tragique de l'histoire, et les produits « Che » du commerce remettent son image à la mode, comme autant d'articles de consommation.

Et pourtant, s'il est une ultime leçon que Che l'« incorruptible » continue de donner à notre époque, c'est bien d'avoir fait face au défi qu'il s'était lui-même lancé et d'en avoir assumé jusqu'au bout les conséquences : il est mort pour ses idéaux.

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