LA MORT

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1972

La seule chanson de l'album Les poètes qui conserve, tant au niveau du texte que de la musique (malgré encore une fois une coda en rupture avec la mélodie qui précède) un aspect Rive gauche très marqué fustige l'idéalisation de la femme par la société bourgeoise comme un prélude à sa mise à mort symbolique. La Mort constitue donc un complément à Femme, où Lavilliers exaltait au contraire "La femme éclatement de la vie par le ventre", et ce n'est pas un hasard non plus si elle est placée juste avant Marizibill dans l'album.

CLÉO DE MÉRODE OU LA MAUVAISE RÉPUTATION
(L'Histoire n°455 ; Yannick Ripa ; janvier 2019)

Icône de la Belle Époque réputée pour sa beauté, la danseuse lutta toute sa vie contre son image de demi-mondaine. La méchante rançon du succès.

« A bon auditeur, salut ! ». C'est par cette apostrophe qu'Yvan Audouard inaugure le 12 février 1950 son émission éponyme sur France Culture, avec pour thème « la femme », en présence de Simone de Beauvoir, dont Le Deuxième Sexe, publié quelques mois plus tôt, fait encore scandale. Le choix de lire un extrait du chapitre Prostituées et hétaïres (1) la laisse sans voix, aussi est-ce le comédien Maurice Escandre qui évoque la filiation qu'elle a établie entre la prostituée du XIXe siècle et la « star » hollywoodienne, et le nombre d'échelons qui séparent « la basse prostituée » de la « grande hétaïre ». Selon la philosophe, ce n'est pas « la beauté, le charme et le sex-appeal » qui identifient « une cocotte », élevée « au rang de demi-mondaine », mais le « désir de l'homme » et ses généreux cadeaux, liés à l'ascendant de la séductrice ; mais, a-t-elle écrit : « Les changements sociaux et économiques ont aboli le type de Blanche d'Antigny et de Cléo de Mérode. Il n'y a plus de "demi-monde". » Remarque anodine, mais petite phrase assassine.

Non loin de là, au 15, rue de Téhéran, elle atteint en plein cœur la danseuse. A 75 ans, retirée de la scène depuis 1934, Cléo de Mérode est ainsi associée à celle qui inspira à Zola le personnage de Nana et rattrapée par une rumeur vieille de plus d'un demi-siècle, validée par une philosophe de renom. Derrière son poste de radio, elle ne dut pas en croire ses oreilles ; ses fameuses oreilles que, cachées par des bandeaux dont elle lança la mode, les mauvaises langues prétendirent inexistantes ou déformées. Mais que n'a-t-on pas dit sur elle, depuis qu'en 1896 un concours organisé par L'Illustration l'a couronnée « reine de beauté », devant la soprano Sybil Anderson et les célèbres comédiennes Cécile Sorel et Sarah Bernhardt ? Dès lors, Cléo de Mérode attire autant les regards que les médisances : « Le revers de la célébrité, je sais ce que c'est. [...] Comme toutes les artistes connus, j'ai payé largement la rançon du succès : on m'a cernée d'un halo de légendes, souvent désagréables et toujours ridicules. » (2)

« S'offrir une danseuse »

Pourtant jusque-là, la danseuse avait échappé à la fâcheuse réputation du ballet de l'Opéra. Le recrutement des petits rats repose alors davantage sur leur plastique que sur leurs dons artistiques, une pratique consentie par des mères nécessiteuses, peu regardeuses de la concupiscence d'hommes venus au foyer pour, dit-on, « s'offrir une danseuse ». Ce n'est pas le cas de madame de Mérode : si la baronne belge, abandonnée par son amant, a caché à Paris la naissance illégitime de Cléopâtre-Diane en 1875, elle conserve le soutien financier de sa famille. C'est la vocation de la fillette, voire le désir maternel de renommée, qui motive l'entrée de Cléo dans la prestigieuse institution, sans abandonner sa scolarité chez les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, rue de Monceau.

Alors que le charme de sa fille, plus que son talent, lui vaut une cour d'admirateurs dont la générosité annonce les intentions, Zensy, comme la surnomme Cléo, lui façonne une image en rupture avec le monde interlope de la danse. Jeune pâtre à la gracile silhouette, que capte Degas, visage de jeune fille préraphaélite au sourire à peine ébauché qui inspire les pinceaux d'un Gerveix, la danseuse à l'indéniable beauté incarne la pureté et l'innocence, étonnants instruments de fascination et de séduction. A la demande de sa mère, remarquable agent artistique, les plus grands photographes - Nadar, Reutlingen, Manuel - subliment la jeune déesse, désormais étoile et la vogue de la carte postale assure sa notoriété à travers le monde. Elle est dorénavant adulée, y compris par le tsar Nicolas II.

Mais cette gloire vacille au cours de l'année 1896. Un premier scandale l'entache lors du Salon de juin : le public, surpris, choqué, ou émoustillé, y découvre La Danseuse de Falguière, un nu dans lequel il reconnait l'étoile. La presse prétend que le sculpteur a, selon une pratique courante, directement moulé son œuvre sur le corps de celle-ci et dénonce son impudeur ; elle trouve, de plus, dans les bandeaux de la statue la preuve de l'absence d'oreilles chez son modèle. L'accusée, qui affirme n'avoir posé que pour le visage de ce nu, crie à la trahison du sculpteur qui n'a pas, comme promis, entouré le corps d'un voile. Inutile colère que le romancier Jean de Tinan s'empresse de ridiculiser (3).

« C'est Madame Léopold II ! »

Mais alors que l'affaire s'épuise, un second scandale atteint en septembre la vertu de la danseuse : elle serait la maîtresse de Léopold II. Dans son autobiographie, elle relate les avances du roi des Belges tombé en pâmoison lors d'une représentation d'Aïda. Venu incognito à son domicile, il l'aurait couverte de compliments et ses mains de baisers, avant de lui annoncer qu'officiellement présent à l'Opéra dans trois jours, il viendrait - publiquement donc - la saluer au foyer du Palais Garnier. Ainsi fut fait : il compromet la réputation de la jeune fille et étaye la conviction des abonnés selon laquelle « Cléo de Mérode, reine de beauté, avait fait la conquête du roi des Belges » (4). Ils ignorent que, le lendemain, le souverain propose à sa cadette de 40 ans d'accepter, contre hôtel à Bruxelles et villa à Ostende, de devenir Madame Léopold. Mais la presse en sait bien assez pour attirer un lectorat avide d'anecdotes croustillantes sur les grands de ce monde et les vedettes, pour déclencher ce qu'on nommera un processus de starisation et de peopolisation.

Pour lors, il s'agit pour Cléo de Mérode d'un drame : la rumeur détruit son image iconique, retarde son mariage avec un certain comte Charles de P. Peu importe la responsabilité royale, elle incarne maintenant, derrière le masque de l'innocence, l'Ève séductrice, au sens étymologique (du latin séducere : corrompre).

Le parlement belge s'émeut même de cette relation, infondée pourtant : non seulement le couple n'a pas été vu lors de la tournée de Cléo de Mérode en Belgique en 1900, mais surtout Léopold II a pour maîtresse Blanche Delacroix, qui le restera jusqu'à la mort du roi en 1909. Cette année-là, Cléo de Mérode, dont le fiancé est décédé deux ans plus tôt, est la compagne du diplomate et sculpteur Luis de Périnat ; dix ans, plus tard, elle rompt face à l'infidélité de son amant. Pourtant, au grand désespoir de l'incriminée, « "Cléo de Mérode favorite de Léopold II", tel fut le slogan instantanément adopté par l'opinion qui, de longtemps, n'en devait pas démordre » (5). Les ragots sur ses oreilles sont régulièrement réactualisés et lui attribuent le surnom de « ventre affamé », car selon La Fontaine « ventre affamé n'a pas d'oreille » ; ce jeu de mots trivial la relie à la prostitution populaire.

Une mauvaise contrepèterie, « Méo de la Clef », confirme la disponibilité sexuelle de l'artiste, pourtant, en 1904, Liane de Pougy affirme dans Les Sensations de Mademoiselle de la Bringue que cette « demoiselle de la Clef personnifiait l'amour sans le faire » ; et d'ajouter « et un grand vieillard à la barbe blanche, M. du Congo, lui servait d'eunuque ». Cette demi-mondaine revendiquée répercute la dimension politique prêtée à ce couple fictif et l'ambivalence désormais attachée à Cléo de Mérode. Les caricatures dessinent un souverain, dominé par « sa danseuse » : conductrice de sa politique comme de leur voiture imaginaire « la Cléopold ». La voilà responsable des exactions menées au Congo, possession personnelle de son « amant », qui, parce qu'esclave de ses sens, approuverait l'esclavage des noirs. Peu émus du manque de vertu du souverain et du ridicule qui l'entoure, ses sujets s'offusquent de la dimension colonialiste et politiquement amorale de ses amours.

Cinquante-quatre ans plus tard, alors que Cléo de Mérode qualifie de mensongères les affirmations beauvoiriennes, l'hebdomadaire belge Pourquoi pas ? s'adresse directement à elle, évoquant les termes d'une des centaines de brochures bruxelloises qui l'attaquaient alors : « C'était le temps où la grande idée africaine soulevait les passions ; l'or que vous étiez censée recevoir, les millions qui étaient mis à vos petits pieds, on les disait "ramassés dans le sang des misérables noirs immolés dans la brousse à la récolte du caoutchouc" ou bien "prélevés sur le trésor et l'épargne de notre pays" c'est-à-dire sur le travail de notre prolétariat. »

Cette lecture misogyne érotise l'étoile, participe de sa gloire mondiale, à son apogée dans les années 1900. Elle inspire, entre autres, Toulouse-Lautrec ou Boldini, et incarne le chic parisien qu'habillent Doucet et Poiret (6). Pour Cocteau, elle est « la Belle des belles »« cette vierge qui ne l'est pas, cette dame préraphaélite qui marche les yeux baissés à travers les groupes [...] Un autre fantôme l'escorte, un fantôme royal avec un bel éventail de barbe blanche. Le profil de Cléo est tellement gracieux, tellement noble, tellement divin que les caricaturistes s'y brisent » (7).

Procès contre Simone de Beauvoir

En octobre 1950, Maître Garçon, avocat des éditions Gallimard, s'empare de cette ambivalence lors du procès en diffamation intenté par la danseuse à Simone de Beauvoir qui ignorait même qu'elle fut encore en vie. La philosophe n'aurait fait que constater le passage incertain entre l'art et la volupté, et donc la nécessité dans certains métiers de devoir plaire. Par ailleurs, le ténor du barreau assène que la danseuse non seulement n'aurait jamais démenti la rumeur de ses royales amours, mais elle l'aurait utilisée pour asseoir son succès : courtisane et manipulatrice donc. Sa soudaine indignation cacherait, elle, un intérêt financier.

A cette plaidoirie, Maître Boiteau oppose la carrière de sa cliente à l'Opéra et les fortes rémunérations de ses contrats entre 1895 et 1925, son indépendance financière donc. Dans une note remise au président de la cour, Mérode reproche à Beauvoir son absence d'excuses, la diffusion de « cancans », une « négligence coupable de la part d'une philosophe ou d'une historienne », quand caricaturistes et chansonniers faisaient, eux, « œuvre de fantaisie dont il ne lui appartenait pas de se plaindre ». Elle rappelle qu'en 1926 elle a obtenu la mise sous séquestre d'un film allemand accréditant ces « légendes ». Mais, si le juge estime inconvenants les propos de l'écrivaine, il ne la condamne qu'à un franc symbolique, au lieu des 5 millions demandés, et au retrait de la référence incriminée dans Le Deuxième Sexe, estimant que la danseuse aurait dû en son temps démentir cette rumeur... « Que pouvais-je ? Il aurait fallu faire un procès par jour ! » (8), se défend discrètement Cléo de Mérode dans son livre, plaidoyer pro domo, allusif sur « certaines calomnies [qui l'] ont récemment attristée » (9).

Si son décès en octobre 1966 la protège de voir son personnage récupéré par la littérature et le cinéma pornographiques, il ne libère pas sa postérité de cette mauvaise réputation, énoncée comme une vérité historique par des ouvrages sur le demi-monde (10), comme par le très sérieux Musée d'Orsay qui inclut en 2015 la fameuse statue de Falguière dans son exposition, au titre évocateur, « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850 -1910 » !

(1) S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949, vol. II, p. 390.

(2) C. de Mérode, Le Ballet de ma vie, Éditions Pierre Horay, 1955, p. 271.

(3) J. de Tinan, Penses-tu réussir ? Mercure de France, 1897. Sous la signature de Willy, dont il est le nègre littéraire, il poursuit sa diatribe dans Un vilain monsieur (H. Simonis Empis, 1898).

(4) C. de Mérode, opcit., p. 109.

(5) Ibid.

(6) Cf. S. Lécallier (dir.), Anatomie d'une collection, Paris Musées, 2016, (catalogue de l'exposition du musée Galliera).

(7) Édité par B. Noël, J. Hournon, Parisiana. La capitale des peintres au XIXe siècle, Les Presses franciliennes, 2006, p. 141.

(8) C. de Mérode, op.cit., p. 113.

(9) Ibid, p. 271.

(10) Cf. C. Authier, Femmes d'exception, femmes d'influence. Une histoire des courtisanes au XIXe siècle, Armand Colin, 2015 ; L. Gonzalez-Quijano, Capitale de l'amour. Filles et lieux de plaisir à Paris au XIXe siècle, Vendémiaire, 2015 ; C. Guignon, Les Cocottes, reines de Paris 1900, Parigramme, 2015.

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