LA MANCHE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1972

Une des nombreuses chansons de sa période d'apprentissage où Lavilliers évoque ses difficultés dans Le métier, mais surtout un prétexte à donner libre cours à sa haine du bourgeois qui assiste, en bâfrant et en bavant, à son tour de chant. La manche se termine elle aussi par une coda qui détonne avec la mélodie de la chanson mais qui reprend celle des Poètes, une façon de boucler la boucle de l'album en question.

LAVILLIERS FAIT LA MANCHE
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)

Sans boulot ni contrats, Bernard fait la manche. Quitte à le voir tendre le chapeau, Evelyne (1) décide de l'emmener à Saint-Malo où elle compte nombre d'amis chez lesquels ils peuvent facilement se loger. Là se trouvent forcément un tout autre public et pas mal de restaurants. Avec un petit cachet de temps en temps, dans une MJC ou en d'autres lieux dotés d'une vraie scène où il peut alors présenter son propre set. « Ce n'était pas facile mais Bernard travaillait tout le temps, assure Evelyne. Lorsqu'il faisait la manche dans les restaurants, c'était tellement extraordinaire que tu te disais qu'il était vraiment taillé pour une grande scène. Car c'est difficile de transformer des dîneurs en spectateurs ! Il ne chantait que deux ou trois titres de lui, qu'il insérait dans du Ferré. Moi je le poussais à y mettre de plus en plus les siens. Il ne passait pas l'assiette si jamais les gens ne l'avaient pas écouté. Jamais, c'était un principe ! Son défi était de les transformer en spectateurs. Il y arrivait très bien, il avait l'aura pour le faire... même si, dans les restaurants bourgeois, son choix de textes n'était, ma foi, pas des plus adapté... Bernard ne faisait pas de concessions, et c'était tout à son honneur. » (2)

Le retour sur Paris est plus problématique, au plan des finances. Mais Lavilliers déniche rapidement un bistrot, à Boulogne-Billancourt, où il peut continuer à faire la manche : c'est Chez Mémère, un endroit original et fort sympathique tenu par une paysanne berrichonne bien en chair, rustique au possible, qui, de surcroît, adore les artistes : « Elle sera mon Auvergnate à moi. » (3) « Si je m'en souviens ! s'exclame Evelyne. J'étais enceinte de ma fille, ça situe la date. C'est un plan qu'on avait eu à Saint-Malo par un chanteur local qui y avait lui-même fait la manche. Il nous avait dit que c'était une adresse d'enfer, en face des studios de Boulogne, blindé de gens... "Mémère" nous aimait comme on ne peut pas imaginer. Elle nous invitait même dans sa campagne ! Bernard était le seul chanteur du bistrot parce que, d'un coup, il était pour elle "le" bon chanteur ! Quand les gens n'écoutaient pas, elle les interpellait : "Il ne vous plaît pas, mon chanteur ? Eh ben vous allez quand même l'écouter !" Et il valait mieux se taire... C'est elle ensuite qui passait le panier, elle ne voulait pas que je le fasse. Quand j'ai accouché, j'ai reçu plein de cadeaux de Chez Mémère. D'elle-même, des vêtements de bébé qu'elle avait fait tricoter par des gens de province. Et de tous les clients... Puis Mémère vieillissant, elle et "Pépère" ont vendu leur bistrot et sont repartis dans leur Berry natal. » (4)

Autre lieu où Nanar troque ses chansons contre des repas, où il fait la plonge aussi quelquefois, le San Pierro Corso est un restaurant « solidaire » où l'on ne paye pas en fonction de ce que l'on mange mais en fonction de ce que l'on peut donner. Et où l'on ne donne rien si l'on a rien... En quelque sorte le premier « resto du cœur », bien avant que Coluche n'officialise la formule...

Le San Pierro Corso est situé dans le quartier Grenelle (là où furent arrachés quatre ans auparavant les fameux accords du même nom), au 12 de la rue Amiral-Roussin, et fonctionne midi et soir. Il a été créé il y a peu par Claude Lavezzi, militant communiste corse et ancien des Brigades internationales durant la guerre civile espagnole, avec l'aide du cuisinier et chanteur qu'est Edriss Londo. Tous les produits alimentaires sont achetés aux commerçants de proximité afin de créer des liens avec la population environnante et participer ainsi à la vie du quartier. Aucune carte n'est demandée, aucun prix n'est imposé. C'est à la fois un restaurant et un lieu de spectacles où se succèdent, outre Lavilliers, des Gilbert Sagel, Tonio Gemème, Vania Adrien-Sens, Patrick Deny, Jacques Serizier, Eredel, Marc Robine, Bernard Meulien, Théophile et autres encore à la fibre libertaire, dont Higelin de temps à autre, tous issus des cabarets de la rue Mouffetard, tous venus au San Pierro Corso s'y faire les dents, au propre comme au figuré. Si le repas est gratuit pour les sans-emploi, un tronc est placé pour les autres à la sortie et chacun donne ce qu'il veut et peut. Tout est basé sur une confiance rarement prise en défaut. Le chanteur, ou diseur, ou comédien, est convié à la table commune, ce qui lui permet d'être ainsi au plus près du public. Pour les gens ne disposant que de peu de moyens, l'occasion est offerte de se restaurer, d'écouter des chansons ou des textes, contestataires et poétiques, mais aussi de pouvoir exprimer des idées, de sortir de leur isolement.

(1) NDLR : Evelyne Rossel, la compagne de Lavilliers à l'époque.

(2) Entretien avec l'auteur, février 2009.

(3) Paroles et Musique n°11, juin 1981; propos recueillis par Jacques Erwan.

(4) Entretien avec l'auteur, février 2009.

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