LA FRONTIÈRE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1986

Une sombre ballade qui part d'une scène évoquant Le dormeur du val de Rimbaud ("Allongé sur le sable / Il est beau et très calme dans le froid qui mord") pour élargir le propos à une vision tragique des rapports entre nomades et sédentaires (ce qui inclut pour Lavilliers l'antagonisme fondamental entre les aventuriers et les "esclaves soumis" : cf. Midnight shadows dans la version Voleur de feu) et entre l'Occident et le Sud ("Qui partage les pierres, les jungles et le sable ? / Qui a mis l'univers à plat sur la table ?"), sans oublier la guerre entre le Maroc, la Mauritanie et le Front Polisario pour le contrôle du Sahara occidental, alors en pleine actualité.

LE GRAND PARTAGE COLONIAL
(Les Collections de L'Histoire n°58 ; Jacques Frémeaux ; janvier-mars 2013)

Si, au début du XIXe siècle, le Sahara intéresse surtout les tribus qui le parcourent, tout change à partir de 1830. Le désert devient alors l'enjeu de toutes les convoitises occidentales.

A qui appartient le Sahara au début du XIXe siècle ? Sans doute essentiellement aux tribus qui le parcourent : Maures à l'Est, Arabes au Nord et à l'Est, Touaregs au centre et au Sud.

Si les souverains marocains revendiquent depuis le XVIe siècle leur autorité jusqu'à Tombouctou, les Turcs de la Régence d'Alger, de Tunis et de Tripoli n'ont jamais eu d'ambition saharienne. L'occupation du Sahara, d'ailleurs, n'a guère d'intérêt pour les États du Maghreb : il leur suffit d'être les maîtres des villes (Marrakech, Tunis, Gabès, Tripoli) auxquelles aboutissent les pistes caravanières qui traversent le désert depuis le Soudan (littéralement le « pays des Noirs »). Le Sahara intéresse moins encore les impérialismes européens. Très pauvre en ressources (les esclaves constituent la principale marchandise du commerce transsaharien) il reste un obstacle naturel très difficile à franchir, et il est incomparablement plus avantageux de le contourner par la voie maritime pour atteindre l'Afrique occidentale et centrale que d'essayer d'y pénétrer.

LES RIVALITÉS FRANCO-ANGLAISES COMMENCENT

Cependant, à partir des années 1830, un changement majeur se produit. L'installation des Français à Alger et le développement du commerce britannique au Maghreb font naître un début de rivalité entre les deux puissances impériales pour le contrôle de la zone. Les Anglais s'opposent à toute mainmise des Français sur le Maroc, la Tunisie (alors pratiquement indépendante) et la province ottomane de Tripolitaine. Ils se préoccupent aussi d'ouvrir la voie à une exploration commerciale « légitime », susceptible de remplacer la traite des esclaves. Ils subventionnent ainsi le voyage d'exploration de cinq ans (mars 1850-août 1855), dirigé par l'Allemand Heinrich Barth, de Tripoli à Tombouctou en passant par le Fezzan et le Tchad. Les conclusions de l'expédition soulignent l'importance du peuplement du Sahara ainsi que les potentialités commerciales des régions intérieures de l'Afrique, jusque-là peu connues des Européens, sous forme par exemple de marché pour les cotonnades européennes.

Les Français cherchent à s'ouvrir au commerce transsaharien. En 1853, ils établissent un protectorat sur le Mzab, puis tentent de s'enfoncer dans le Sahara central et de prendre directement contact avec les tribus qui le dominent. Un traité, dit « convention de Ghadamès », est signé en 1862, par lequel les Touaregs Ajjer s'engagent à protéger les caravanes françaises qui se rendent en direction du Soudan. D'autres imaginent de contourner le Sahara par le sud. Le colonel Léon-César Faidherbe, gouverneur du Sénégal de 1852 à 1865, envisage ainsi d'accéder au Soudan en remontant la vallée du Sénégal, puis d'atteindre la vallée du haut Niger, et de descendre ce second fleuve en direction de Tombouctou. Mais ces progrès, dont l'intérêt économique n'est pas évident, restent limités.

LA RÉSISTANCE À LA CONQUÊTE

Alors que la conquête progresse, des oppositions locales s'affirment de toutes parts. A l'Ouest, les Français doivent lutter contre les habitants des oasis (de Gourara, de Touat et de Tidikelt) qui réclament la protection du sultan du Maroc. A l'Est, les Turcs développent leur influence jusqu'au Tibesti, dans le Tchad. Ils doivent aussi affronter un nouvel acteur important : le marabout Mohammed ben Ali al-Sanusi. Il fonde à Jaghbub, à l'est de la Cyrénaïque, une importante confrérie religieuse, appelée à devenir célèbre sous le nom de « Senoussia ». L'influence de la confrérie s'étend au loin vers le sud, à Ghadamès, au Fezzan, et jusqu'au Kawar (dans la région de Bilma).

Après l'éclipse née de la défaite contre l'Allemagne de 1870, les ambitions françaises au Sahara franchissent un nouveau palier à partir des années 1880. L'expansion saharienne se trouve désormais au cœur d'un très vaste jeu diplomatique.

En 1881, l'imposition du protectorat sur la Tunisie élargit le contrôle de la France sur la frange nord du Sahara. Par ailleurs, le Parlement vote des crédits pour la construction d'un chemin de fer transsaharien, projet interrompu brutalement pour un temps par le massacre, en plein massif du Hoggar, de la mission de reconnaissance menée par le colonel FlattersPar ailleurs, les projets français d'expansion au Sahara rencontrent une fois de plus ceux des Anglais. Ceux-ci s'installent en Égypte en 1882, opération qui leur permet de tenir Suez, clé de la route des Indes. Les Français, dont l'influence économique et culturelle en Égypte a été prépondérante depuis Bonaparte, ne se résignent pas à cette situation. La mésentente entraîne l'opposition de Londres à toute progression française au Maroc, y compris dans ses dépendances sahariennes. Les Français trouvent aussi sur leur chemin les Espagnols, qui rêvent d'occuper le Maroc, et les Italiens, qui acceptent mal l'occupation de la Tunisie.

C'est finalement au niveau diplomatique que seront réglées ces rivalités. En 1885, une conférence est réunie à Berlin sous la présidence de Bismarck pour prévenir diplomatiquement tous les différends qui risquent de se produire entre les puissances alors désireuses de se partager le continent africain. Elle définit les principes devant présider à l'occupation, et ouvre une période de conquête fiévreuse.

Pour ce qui concerne la zone saharienne, en octobre 1886, un accord franco-espagnol fixe la limite des possessions respectives des deux pays sur la côte atlantique à partir du cap Blanc. Surtout, le 5 août 1890, un traité franco-britannique est conclu entre les ministres Alexandre Ribot et Lord Salisbury pour définir les zones d'influence des deux puissances en Afrique occidentale, de part et d'autre d'une ligne allant de Say sur le Niger à Barroua sur le lac Tchad.

La partie au nord de cette ligne, attribuée à la France, ne se compose que de territoires sahariens sans valeur, des « terres très légères », comme les qualifie ironiquement Salisbury. Mais l'occupation de ces espaces permettrait aux Français de relier leurs territoires d'Afrique du Nord, d'Afrique occidentale et du Congo en un « bloc » africain. Dès 1891, le Comité de l'Afrique française, au sein duquel se retrouvent, derrière Eugène Étienne, les grandes figures du « parti colonial » français, se propose de soutenir ce programme, vite dénommé « plan Tchad ».

Cependant, l'ambiance ne favorise guère les progrès de la conquête à partir de l'Algérie et de la Tunisie. A l'est, les Turcs qui proclament leur domination sur de vastes territoires englobant le Fezzan et le nord du Tchad, restent, avec la Senoussia, maîtres des pistes qui permettent l'accès au grand lac. A l'ouest, le sultan du Maroc Moulay Hassan ne renonce pas à sa suzeraineté sur le Sahara, où il nomme des représentants.

En revanche, les officiers français des troupes de marine qui procèdent, depuis 1879, à la conquête de l'axe Sénégal-Niger, sont fortement stimulés par le plan Tchad. Après dix ans de progression méthodique, marquée par une succession de campagnes militaires très dures, Tombouctou est finalement occupée en 1894. Les conquérants s'avancent ensuite jusqu'à Gao et Zinder en 1899.

La conquête véritable du Sahara s'opère à la fin du siècle. Paradoxalement, c'est un échec français qui va lui donner une impulsion décisive. En 1898, la mission du commandant Marchand est envoyée à Fachoda, sur le Haut Nil, pour tenter de rouvrir la question d'Égypte en obligeant les Anglais à mettre fin à leur occupation. Les Anglais ont exigé son retrait, sous menace de guerre, en septembre et novembre. Les Français, écartés définitivement de cette région, doivent dès lors renoncer aussi à toute revendication sur l'Égypte. En revanche, ils sont plus libres de regarder vers le Maroc et vers l'Afrique centrale. Les Britanniques, satisfaits de leurs acquisitions, sont en effet désormais plus conciliants, d'autant plus que la guerre des Boers, qui éclate en Afrique du Sud en octobre 1899, mobilise toutes leurs forces jusqu'en 1902.

LE SAHARA SERA FRANÇAIS

Les actions en Afrique noire se déroulent dans un cadre géographique précisé par rapport à 1890, à la suite des deux conventions franco-britanniques de mars 1898 et de mars 1899. La première, qui reporte plus au sud les confins entre Niger et Nigeria, permet d'ouvrir des pistes plus praticables entre le Soudan français et le Tchad. La seconde délimite les frontières occidentale et septentrionale du Tchad, qui se voit attribuer à l'est l'Ouadaï (voisin du Darfour sous contrôle britannique) et, au nord, le Tibesti, le Borkou et l'Ennedi (aux confins de la zone saharienne d'influence ottomane).

La réalisation effective du Plan Tchad est possible, tous les territoires revendiqués étant désormais reconnus à la France par les voisins britanniques. Trois missions, parties respectivement d'Algérie, du Niger et du Congo font leur jonction sur le lac Tchad au début de 1900. Le 22 avril, leurs forces réunies sous la direction du commandant Lamy (800 hommes) battent à Kousseri, sur la rive occidentale du Chari, les 5 000 guerriers du conquérant Rabah, ancien marchand d'esclaves au Soudan. Le Tchad, dorénavant, est aux mains des Français.

À L'ASSAUT DU SAHARA CENTRAL

La progression se fait aussi au nord du Sénégal. De janvier à juin 1899, le commissaire du gouvernement Xavier Coppolani parcourt les confins septentrionaux du Soudan, atteint Tombouctou, puis s'enfonce dans l'intérieur jusqu'à Araouan, à 250 kilomètres plus au nord, sur la route des salines de Taoudenni, préludant ainsi à une pénétration, espérée pacifique, des territoires sahariens. Après avoir étendu sans combat son autorité sur la rive gauche du Sénégal, Coppolani s'engage plus profondément vers le nord, mais il est tué par un parti hostile le 12 mai 1905. Les Français imputent ce meurtre à l'action des représentants du Maroc, et en particulier aux partisans du marabout Ma El Aïnin, qui a fondé, dans la Seguiat El Hamra, à 250 kilomètres de la côte atlantique, et à plus de 1 000 kilomètres de la vallée du Sénégal, la ville de Smara, dont il a fait un foyer religieux actif. La parole est désormais aux militaires, en particulier au colonel Henri Gouraud, qui procède en janvier 1909 à l'occupation du massif de l'Adrar.

L'épisode marquant de cette dernière phase de la conquête est celui de l'occupation du Sahara central. De décembre 1899 à mars 1901, les troupes françaises procèdent à la conquête des oasis du Tidikelt, du Gourara, du Touat, puis de la Saoura. Pas plus que les protestations du gouvernement du sultan du Maroc, celles de notables des différents centres qui se réclament de lui ne sont prises en considération. En 1904, les Britanniques annoncent leur intention de ne pas s'opposer aux ambitions de Paris au Maroc, ce qui facilite la pénétration française dans la zone dite des « confins » (c'est-à-dire de la région de Figuig-Béchar à la Méditerranée) sous la responsabilité du général Lyautey. A la tête de leurs unités méharistes, les officiers français d'Algérie lancent des reconnaissances vers le sud, jusqu'au Hoggar, tandis que ceux du Soudan atteignent le massif de l'Aïr. En revanche, les Français se gardent de s'avancer vers l'est aux dépens de la Tripolitaine et du Fezzan. Ils respectent la frontière turque, non pour ménager l'autorité ottomane, mais parce que des accords franco-italiens autorisent l'Italie à s'emparer de ce territoire en contrepartie de sa bienveillance vis-à-vis de l'installation de la France au Maroc.

Cette annexion, qui aboutit à la formation de la colonie italienne de Libye, est réalisée en octobre 1912, à l'issue d'une courte guerre italo-turque. Au même moment, les négociations s'achèvent avec l'Espagne pour la délimitation de ce qui va devenir le Sahara occidental, par rapport à la Mauritanie au Sud, l'Algérie à l'Est et le Maroc au Nord (1900-1904).

LA FIN DU PARTAGE

Le partage entre puissances européennes paraît à peu près achevé, à l'exception de quelques rectifications de 1919, qui attribuent à la Libye la piste directe de Ghadamès à Ghat, puis de Ghat à Tummo, aux confins du Niger et du Tchad, en supprimant les saillants enfoncés auparavant entre ces localités.

En revanche, la question des frontières du Sud reste entière, les Italiens, héritiers des droits des Turcs en Tripolitaine et au Fezzan, n'acceptant pas la délimitation établie par la convention franco-anglaise de mars 1899, et les Français se refusant à céder la moindre partie du Borkou et du Tibesti. Les accords de Rome de 1935, conçus par le gouvernement de Pierre Laval comme un instrument de rapprochement avec Mussolini, attribuent à l'Italie la « bande d'Aouzou », un territoire d'environ 1 200 kilomètres de long sur 100 kilomètres de profondeur, mais la montée des tensions en Europe empêche qu'ils ne soient ratifiés.

A l'ouest, l'occupation effective des territoires sahariens attribués aux Français et aux Espagnols ne s'opère qu'en 1934. Les Marocains émettent, discrètement encore, des revendications sur les territoires passés sous la domination espagnole et sous le contrôle de l'administration de l'Algérie (oasis, Tindouf) et celle de l'Afrique occidentale française (Mauritanie).

Au total, le partage du Sahara illustre bien la pratique coloniale qui consistait à faire précéder toute conquête d'une série de négociations destinées à respecter les équilibres entre puissances européennes, sans égards aux situations locales ni aux vœux des populations. Ce partage ne fut, d'ailleurs, jamais une fin en soi. Il constitua plutôt la conséquence inévitable de l'occupation du Maghreb et de l'Afrique occidentale et centrale, qui impliquait celle des espaces intérieurs, fussent-ils désertiques et totalement dépourvus de ressources, comme on devait le croire jusqu'aux années 1950.

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