IDENTITÉ NATIONALE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers et Mino Cinelu
Interprète Bernard Lavilliers
Année 2010

Dernier volet, après L'exilé et Je cours, du "triptyque anti-Sarkzoy" de Causes perdues et musiques tropicales, le plus féroce à l'égard du président et de sa politique xénophobe, identitaire et sécuritaire (ex."On se croirait revenu / A Vichy sous Pétain" ; "Y a les petits marquis / Qui te prennent pour un con" ; et l'injonction finale, sans nuances : "Mais quand est-ce qu'on les vire ? / Quand est-ce qu'on les jette ?").

LA FAUSSE QUERELLE
(Les Collections de L'Histoire n°88 ; Vincent Martigny ; septembre 2020)

Avant d'être confisqué par la droite et l'extrême droite dans un combat douteux, le thème de « l'identité nationale » avait été lancé par la gauche et pour faire pièce à l'impérialisme culturel américain.

Samedi 24 janvier 1981. Un candidat à l'élection présidentielle enflamme la foule de militants venue l'écouter à la tribune lors d'un meeting à Créteil, où il présente son programme pour la France. Le ton est celui d'une ode à la nation : « Aimons la France, oui, cela paraît parfois désuet. Oui, aimons la France que nous allons construire. Aimons-la, sur la surface de la planète, capable par de nouveaux chemins de reconquérir sa grandeur. Aimons la France dans son identité, et sachons la défendre. Un pays qui assume sa grandeur [...] c'est surtout une culture, une langue, le sens de son histoire et de sa continuité, le sens de ses chances, et de son avenir. » Ce discours prolonge le programme de son parti, où il est écrit noir sur blanc : « Rien de grand ne s'est jamais fait dans les temps modernes qu'appuyé sur un puissant sentiment d'identité nationale », signant la première introduction de l'expression « identité nationale » dans la vie politique française.

Qui donc tenait ces propos ? François Mitterrand ! Le discours de Créteil l'adoubait comme candidat du Parti socialiste (PS) pour l'élection présidentielle, tandis que « l'identité nationale » apparaissait dans le Projet socialiste pour la France des années 80, l'un des deux documents programmatiques du PS avec les 110 Propositions. La défense de l'identité nationale n'est pas alors seulement de circonstance. Dans Ici et maintenant, publié un an auparavant, François Mitterrand appelait déjà à « ne jamais oublier que l'homme d'aujourd'hui a pour première aspiration, perdu qu'il est dans le formidable bouleversement du siècle, de retrouver son identité. Il fera sauter les murs plutôt que d'étouffer ». Fidèles à cette conception, les socialistes font de la crise de l'identité et de l'histoire nationale, du sauvetage de la République et surtout de la défense de la culture française des axes majeurs de la campagne. Ces thèmes leur permettent de disputer au Parti communiste le titre de « parti de la France », et d'accuser la droite giscardienne de trahir la nation en la livrant au marché, et donc à l'Amérique.

JACK LANG, DANTON ET WAJDA

Dans un parti dont la base critique l'idée de nation - assimilée au nationalisme -, fortement influencée par le souffle antiautoritaire et émancipateur de Mai 68, comment le candidat socialiste et son équipe ont-ils pu entraîner le peuple de gauche sur un tel chemin ? Par une définition très originale de l'identité nationale, assimilée à la culture française. Comme le résume, en octobre 1981, le nouveau président dans son discours de Cancún au Mexique, « il n'est de véritable identité que fondée sur la culture ».

La défense de l'identité culturelle est l'une des priorités méconnues du PS, à partir de l'échec de l'Union de la gauche en 1977. Ce programme permet de réconcilier l'héritage patriotique du parti de Jean Jaurès avec la valorisation des créateurs et des cultures minoritaires qu'avaient mis au goût du jour les « événements de Mai ». Sous la férule de Jack Lang, qui intègre, dès son adhésion au Parti socialiste en 1977, le premier cercle de François Mitterrand, le candidat multiplie les gestes en direction des artistes, qu'il constitue en avant-garde du projet d'alternance.

Une fois au pouvoir, les socialistes proposent une politique culturelle ambitieuse. Celle-ci est bien une défense de l'identité nationale qui ne dit pas son nom. Prix unique du livre en 1981, mesures en faveur du cinéma français (notamment des quotas de 60 % de films français et européens sur les écrans nationaux pour lutter contre l'américanisation du cinéma...), grands travaux comme l'Arche de la Défense, invention des saisons culturelles étrangères, inauguration de la Maison des cultures du monde, tracent les contours d'une exception culturelle en deux volets. Le premier est celui d'une promotion tous azimuts de la culture nationale. Jack Lang rappelle la « volonté, au plus haut niveau de l'État, d'assurer à la culture française, dans tous ses aspects, le film, le livre, la peinture [...], une présence accrue » : le vibrionnant locataire de la rue de Valois surjoue le rôle de héraut des créateurs hexagonaux sans craindre d'être taxé de nationaliste. En 1983 encore, au « Grand Jury RTL-Le Monde », son panégyrique est sans nuance : « Le théâtre français, aujourd'hui, est le plus brillant du monde [...]. Nous sommes, après les États-Unis, le premier pays de cinéma du monde. »

La promotion de l'identité culturelle conduit le ministre à proposer une politique protectionniste en faveur des films nationaux pour l'attribution de l'avance sur recettes. Elle est également à l'origine du soutien aux fictions patrimoniales, ces films tirés de l'histoire et de la littérature françaises, dont Danton (Andrzej Wajda, 1983), Le Soulier de satin (Manoel de Oliveira, 1985), ou Jean de Florette et Manon des sources (Claude Berri, 1986) sont les premiers exemples.

Cette politique se déploie dans une logique d'affrontement direct avec « l'impérialisme culturel » américain, un thème majeur pour les socialistes. Identifiée à la standardisation et au « mondialisme », la culture de masse américaine est vouée aux gémonies par la gauche au pouvoir, qui reprend le thème de la « coca-colonisation », inventé par les communistes dans les années 1950. Le Projet socialiste dénonce « l'américanisation de la vie culturelle et politique », qui « tend ainsi à faire de notre pays - comme de tous les autres - une province de l'empire américain ».

Après 1981, c'est un véritable antiaméricanisme culturel d'État qui se met en place. Jack Lang refuse en septembre 1981 d'inaugurer le Festival du cinéma américain de Deauville. Il s'explique sur France Inter : « La question est posée de savoir si nous acceptons que la France et les autres pays d'Europe soient demain des principautés dépendant d'un vaste empire multinational, ou si nous entendons préserver notre art de vivre. » Tout au long des deux septennats, les attaques sont récurrentes de la part du gouvernement et des milieux culturels contre « l'impérialisme financier et intellectuel », cet « immense empire du profit » dénoncé par Jack Lang à la conférence de Mexico le 27 juillet 1982.

OUVERTURE CULTURELLE

Ce nationalisme culturel est toutefois contrebalancé par une ouverture sans précédent aux cultures et artistes du monde entier, second volet du récit national mis en œuvre. Cette politique, symbolisée par le « droit à la différence », vise à permettre l'expression harmonieuse du pluralisme, inaugurant une forme de multiculturalisme à la française. Cultures régionales, dont la valorisation est le pendant de la décentralisation, minorités (Juifs, Tsiganes, Arméniens) et communautés immigrées sont invitées à exprimer leurs différences. Une politique de reconnaissance de ces cultures par l'État émerge, dont le but est de régénérer une identité nationale perçue comme étouffée par l'État jacobin vecteur d'uniformisation. L'ambition est de faire de la France une nation ouverte et tolérante à travers la valorisation de la mosaïque de ses cultures et du métissage.

L'atmosphère de la première moitié des années 1980 est résolument cosmopolite. Paris devient la capitale européenne de la world music, la France le premier producteur de films en coproduction, et un havre pour les artistes étrangers : l'Égyptien Chahine, le Japonais Kurosawa, l'Américain Scorsese, l'Argentin Cortázar, le Tchèque Kundera, le Russe Noureev, sont soutenus à divers degrés durant cette période. SOS Racisme symbolise l'époque. Fondée en 1984 pour contrecarrer l'influence croissante du Front national (FN) et contrôler politiquement le mouvement des deuxième et troisième générations de Français d'origine immigrée, qui s'étaient exprimés à travers la « marche des Beurs » de 1983, l'association socialise toute une jeunesse à l'antiracisme et au refus des discriminations.

Passé les premières années du septennat, des signes d'hostilité à cette conception pluraliste de l'identité nationale commencent cependant à apparaître. Le FN, qui connaît une percée aux élections municipales de mars 1983 et européennes de juin 1984, fait de la xénophobie son cheval de bataille. La droite, longtemps muette sur les questions culturelles et en porte-à-faux vis-à-vis du récit national proposé par les socialistes, ne tarde pas à réagir. Pour faire face à un nouveau concurrent sur sa droite et attaquer les socialistes, elle lance une contre-offensive qui pose de nouvelles bases au débat sur l'identité nationale. Le droit à la différence, accusé de « libaniser » la France, est la cible de toutes les attaques. La charge est violente contre la valorisation jugée excessive des cultures minoritaires. Le gouvernement de cohabitation mené par Chirac (1986-1988) propose de supprimer le droit du sol, qui sera effectivement restreint par le gouvernement Balladur en 1993. La droite défend l'identité nationale, qu'elle estime menacée par le « communautarisme ». Ce que résume la une du Figaro Magazine du 26 octobre 1985, une Marianne voilée avec le titre : « Serons-nous encore français dans trente ans ? »

En 1984, la parution du livre Les Immigrés, le choc d'Alain Griotteray, cofondateur de l'UDF et du Figaro Magazine, donne le ton. Pour ce tenant d'une union des droites et d'une convergence avec le FN, proche de Jean-Yves Le Gallou, qui a théorisé la « préférence nationale », l'identité nationale est mise en danger par le « problème » de l'immigration, et notamment par le caractère inassimilable des immigrés sur le plan culturel. « Entre les Français et l'immigration planétaire qu'ils subissent, il n'y a pas de compatibilité par la culture, par l'histoire, par la religion, par la langue », estime Jean-Yves Le Gallou. L'islam, déjà, est particulièrement visé, jugé inconciliable avec un humanisme de tradition européenne.

Attaquée de toute part sur le pluralisme culturel, et d'abord dans son propre camp, où le droit à la différence n'a jamais rallié les chevènementistes ni les communistes, la gauche recule. La valorisation des cultures minoritaires, notamment immigrées, s'estompe progressivement dans le débat public pour laisser la place à un consensus sur leur impératif d'intégration dans la culture française. Droite et gauche s'accordent, dans la seconde moitié des années 1980, sur une dénonciation des dangers du multiculturalisme et la défense d'un modèle républicain qui fait de l'homogénéité culturelle une priorité. Charles Pasqua résume cette conception d'une formule définitive en 1990 : « Il n'est pas raisonnable de prôner l'organisation d'une France pluriculturelle ou multiculturelle. Elle conduit inéluctablement à la discrimination et aux ghettos [...]. Il faut non pas dévaloriser la nation mais, au contraire, la rendre plus sûre d'elle-même. »

Cette conception s'enracine peu à peu dans la classe politique française, y compris à gauche. Une Marseillaise sifflée au Stade de France dans le cadre du match amical France-Algérie en octobre 2001, le choc du 21 avril 2002 qui voit Jean-Marie Le Pen, leader de l'extrême droite, au second tour de l'élection présidentielle, les polémiques mémorielles sur le rôle de la France dans la colonisation et les émeutes urbaines de novembre 2005 sont autant d'épisodes qui achèvent de créer la confusion entre égalité républicaine et homogénéité culturelle.

La gauche perd le fil de sa propre histoire sur ce thème, laissant à une droite conquérante la suprématie dans le combat culturel. L'immigration est devenue un « problème » et l'intégration un « échec ». Des débats naissent autour de l'islam, jugé inassimilable, de l'histoire coloniale française, et de la nécessité de défendre l'identité nationale contre le « communautarisme ». La route idéologique est tracée pour qu'un jeune ministre ambitieux, formé par Charles Pasqua, conseillé par Patrick Buisson (l'ancien patron de l'hebdomadaire d'extrême droite Minute), s'engage dans une lutte concurrentielle avec le FN pour la campagne présidentielle de 2007. Il s'appelle Nicolas Sarkozy, et le débat sur l'identité nationale lui confère un avantage décisif sur Ségolène Royal. Il lui permet d'aspirer les voix du FN, notamment grâce à son idée de créer en 2007 un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale.

De retour au pouvoir en 2012, la gauche socialiste renoue avec la thématique de l'identité, vante la nation, le drapeau tricolore et la Marseillaise. La vague d'attentats meurtriers de 2015-2017 organise une union sacrée de façade autour de la défense de la patrie en danger. Mais les différentes sensibilités politiques demeurent divisées entre elles et en leur sein sur la nature de l'identité nationale. Le débat identitaire, après être né à gauche, a été récupéré par la droite et l'extrême droite. Devenu au fil du temps un mot-valise pour diviser et exclure, alors qu'il avait été pensé pour défendre les cultures minoritaires et souder la communauté politique, le concept a échappé à ses créateurs. Cette controverse cannibalise aujourd'hui le champ politique, souvent pour le pire, devenant l'argument matriciel des populistes qui fantasment une nation culturellement homogène et soudée autour d'un chef. Dans L'Identité de la France, paru en 1986, Braudel parlait déjà de l'identité en ces termes : « Le mot m'a séduit mais n'a cessé, des années durant, de me tourmenter. Manifeste est son ambiguïté : il est une série d'interrogations ; vous répondez à l'une, la suivante se présente aussitôt, et il n'y a pas de fin. » Alors que la querelle de l'identité continue de faire rage, cette parole doit demeurer en nous comme un avertissement.

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