HABANA

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Pascal Arroyo
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1994

Des vers très longs, tous supérieurs ou égaux à l'alexandrin, pour une des trois chansons, avec Minha selva et Solidão, qui témoignent du périple de Lavilliers en Amérique latine (Brésil, Bolivie, Colombie, Cuba) en 1993 : une sombre méditation, nourrie de références littéraires (Sous le soleil de Satan ; Lolita) et cinématographiques (à nouveau Sous le soleil de Satan et Lolita, mais aussi Le troisième homme), sur le rêve envolé de la révolution cubaine ("le tombeau du poète allongé en Bolivie"), que les "Mélodies monotones" de la propagande ne suffisent plus à masquer. Ne reste qu'une belle métisse rencontrée "tout au fond du bar" et qui chante "la chanson du sang", loin de "l'obscure citadelle" du "palais royal", pour entretenir l'espoir d'un monde meilleur.

CASTRO, LE CAUDILLO DE CUBA
(L'Histoire n°232 ; Pierre Vayssière ; mai 1999)

« Révolutionnaire romantique » ou « dictateur communiste tyrannique », Fidel Castro a donné de lui-même des images successives et contradictoires. Mais quelle est la véritable personnalité de celui qui règne sans partage sur l'île de Cuba ? Enquête sur un dirigeant qui bat des records de longévité au pouvoir : quarante ans !

Personnage hors du commun. Fidel Castro est le maître de Cuba depuis quarante ans. Il bat des records de longévité politique, laissant derrière lui la plupart des hommes forts de la planète, de Mao Zedong (vingt-sept ans) à Tito (trente-cinq ans), en passant par Franco (trente-cinq ans) ou Salazar (trente-sept ans).

En Amérique latine, il fait mieux, si l'on peut dire, que tous les présidents du XXè siècle, distançant même le Dominicain Leonidas Trujillo (trente et un ans) et le Paraguayen Alfredo Stroessner (trente-cinq ans). Il peut même se targuer d'avoir vu passer, jusqu'à ce jour, huit hôtes à la Maison Blanche ! Comparé à son règne, celui de Pinochet au Chili prend des colorations démocratiques, tant par sa durée (dix-sept ans) que par sa conclusion de type électif. Mais Castro est suffisamment avisé pour refuser des élections libres, aux conséquences imprévisibles. A l'aube du XXIè siècle, lui, qui n'a que soixante-treize ans, peut encore espérer battre son propre record de durée...

Pour tenter de comprendre les raisons de cette pérennité, il convient de s'attarder sur ce personnage caméléon, capable de donner de lui-même des images successives et contradictoires : en quarante ans d'histoire, on est passé du mythe du révolutionnaire généreux, sorte de Robin des bois tropical, démocrate et ennemi des corrompus, à l'image d'un dictateur vieillissant rivé à son trône.

Comment appréhender la personnalité complexe de ce « conspirateur dans l'âme, passé maître dans l'art de se dissimuler » ? (1) Ses discours-fleuves (douze mille heures d'écoute) mériteraient de longues analyses lexicales et sémantiques, mais on sait que ce discoureur impénitent « mélange demi-vérités et demi-mensonges [et] s'ingénie à brouiller les pistes » (2).

« IL PEUT ALLER JUSQU'À FAIRE FUSILLER UN AMI »

Certes, des centaines d'articles et des dizaines de biographies ont été publiés, qui émanent, la plupart du temps, de chercheurs nord-américains, politologues ou journalistes, plus rarement d'historiens. Malheureusement, bien souvent, cette abondante littérature s'attarde plus sur l'histoire de Cuba que sur la personnalité même de son président à vie.

Néanmoins, dans une grosse biographie, Tad Szulc, ancien correspondant du New York Times à La Havane, avance une hypothèse : « La complexité et les dimensions de la personnalité de Fidel Castro comme individu et comme homme d'Etat - sont telles qu'il pourrait fort bien être tout cela à la fois - l'idole d'une humanité indigente, et le dictateur communiste tyrannique que voient en lui de nombreux Cubains... » De son côté, Jean-Pierre Clerc contribue encore à démystifier la légende du « barbudo » : « Qui est le vrai Fidel ? Un homme qui ne pense qu'au pouvoir. Férocement. Continûment. Pour le garder, il peut mentir comme un arracheur de dents ; il peut aller jusqu'à faire fusiller un ami. »

De fait, Castro apparaît encore aujourd'hui comme un mythe vivant, même si, depuis une dizaine d'années, les accusations de despotisme s'expriment de plus en plus ouvertement. Comparée à celle de Che Guevara, autre figure mythique de la révolution cubaine (3), sa personnalité se révèle inquiétante : à la jeunesse éternelle du premier s'oppose le politicien vieillissant ; à la soif d'absolu de l'un la capacité manœuvrière de l'autre ; au combat désintéressé et suicidaire du premier la passion pour le pouvoir du second...

A ses débuts, c'est l'image du « guérillero héroïque » qui s'est imposée, largement diffusée par une bonne partie de l'intelligentsia occidentale. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Igor Barrère et Etienne Lalou, Claude Lanzmann et Claude Julien, mais aussi Mario Vargas Llosa et Gabriel Garcia Marquez ont décrit une révolution « différente », « fraternelle », « humaniste ». Fidel apparaît alors comme « demi-dieu en exercice », figure christique - longues boucles, nez aquilin et des manières de prêcheur au milieu de foules tétanisées, conquises par avance.

Le biographe le plus « castrophile », Herbert L. Matthews, écrivait en 1968 : « Fidel exprime notre temps. A son insu, il a créé un archétype, avec sa barbe, son esprit de rébellion, sa violence. Fidel Castro est un de ces révolutionnaires romantiques qui surgissent périodiquement dans l'histoire. [Il] est un des hommes les plus extraordinaires de notre époque... Parfait exemple du chef charismatique selon Max Weber (4), il a une personnalité dominatrice et un magnétisme qui attire les fidèles et gagne l'appui des masses. »

« ÉTONNANT ! UN VRAI MUSSOLINI ! »

L'une des clés de ce charisme réside dans son art de la communication, qu'il n'a cessé de cultiver depuis le collège. Face à des foules immenses rassemblées place de la Révolution, Fidel le rhéteur exerce tout son ascendant. Il séduit d'abord par ses dons de pédagogue, mais aussi par sa vaste culture. Sa voix grêle de soprano, qui peut surprendre venant d'un homme grand et fort, n'est pas un handicap, bien au contraire : « Après quelques minutes durant lesquelles l'artiste semble chercher la tonalité et le rythme, la voix se plie à son inspiration qui fascine et retient la foule. » (5)

Cet « artiste de l'oral », pour reprendre l'expression de Régis Debray, a tellement impressionné l'écrivain italien Alberto Moravia, « fidéliste » de la première heure, que celui-ci s'exclame, un jour de 1966, en plein discours du « leader suprême » : « Etonnant ! Un vrai Mussolini ! » Une comparaison que Jeannine Verdès-Leroux pousse plus loin : « Le rythme des discours, leur côté religieux, incantatoire, les promesses, les avertissements, les injures, les vitupérations, les cris de triomphe et jusqu'au pseudo-dialogue, tout renvoie à la rhétorique de Hitler. »

C'est une tout autre image que Castro offre aux visiteurs de prestige qu'il se propose de séduire - car c'est un utilitariste des relations publiques - et à qui il n'hésite pas à accorder de longues heures de son précieux temps. Tout en leur faisant visiter une école, une usine ou sa ferme modèle, il retrace devant eux l'état du monde, distribuant les blâmes et les félicitations.

Quant aux membres de son entourage, c'est toujours de manière imprévisible qu'il les choisit, puis les écarte. Dans les hautes sphères du pouvoir cubain, on se bat pour accéder à l'intimité du jefe - cela s'appelle « tener acceso ». Mais, dès qu'on ne lui sert plus ou qu'on cesse de lui plaire, on passe de l'intimité au néant de la disgrâce. Et des dirigeants se sont suicidés pour avoir perdu l'accès au saint des saints.

LE FILS ILLÉGITIME D'UN GRAND PROPRIÉTAIRE

Car, à côté de la séduction, les biographes de Castro ont tous noté le tempérament orgueilleux et entêté du personnage, son inaptitude à la conciliation et au dialogue. Ce caractère rebelle est sans aucun doute inscrit, dès son enfance, dans ses mauvais rapports avec son père, Angel Castro, grand propriétaire terrien d'origine galicienne. Sa mère, une certaine Lina Ruz, n'était qu'une servante dans la maison, et Fidel fut, au départ, un enfant illégitime, reconnu seulement quelques années après sa naissance.

A ses innombrables visiteurs, Castro a dit et répété les malheurs de son enfance : fils de riche élevé jusqu'à dix ans comme un pauvre, condamné à des tutrices négligentes et à des pensionnats religieux peu disposés à comprendre et à admettre cette personnalité rétive. Ses maîtres, les frères des écoles chrétiennes et les jésuites de Santiago de Cuba et de La Havane, avaient remarqué ses fortes dispositions pour les sports ainsi que son esprit querelleur... Ils notaient aussi son charisme parmi ses camarades de classe et - déjà ! - ses talents de comédien. A quatorze ans, l'adolescent se permettait d'écrire au président Franklin Roosevelt pour lui exprimer son amitié (il commence sa lettre par « My good friend Roosevelt ») et en profitait pour lui vanter les mines de fer de sa région !

En 1945, Castro entre à la faculté de droit de l'université de La Havane, où il s'initie a l'activisme politique auprès de certains groupes d'étudiants pratiquant l'action violente. En 1947, il participe à un complot contre le dictateur de la République dominicaine Trujillo, et l'année suivante à un soulèvement à Bogota. En 1949, il est élu président de la Fédération des étudiants universitaires de Cuba, poste auquel il se signale par ses talents d'orateur, ainsi que par son audace.

La suite est mieux connue, puisqu'elle relève de la légende castriste. A vingt-six ans, à la tête de quelques dizaines d'étudiants et de paysans, il attaque la caserne de Moncada, à Santiago de Cuba. C'est un échec total mais, comme il arrive souvent dans les luttes révolutionnaires, cette date du 26 juillet 1953, sacralisée par le sang des victimes, deviendra par la suite le premier mythe fondateur de la révolution cubaine, la prise avortée d'une Bastille symbolique...

LE « GRANMA », MYTHE DE L ÉPOPÉE CASTRISTE

Puis les dates s'égrènent comme autant d'étapes convenues qui conduisent au triomphe final : le procès retentissant des rescapés, au cours duquel Castro se fait son propre avocat et annonce que l'histoire l'acquittera ; la prison (finalement clémente) à l'île des Pins ; la libération anticipée - une faute majeure de Batista, faute dont le comandante tirera une fructueuse leçon en n'amnistiant jamais ses prisonniers, sauf à les expulser.

Castro gagne alors le Mexique pour réorganiser la lutte. Fin novembre 1956, il s'embarque avec quatre-vingt-un hommes à bord d'un yacht surchargé, dont le nom passera à l'histoire : le Granma. Mais le débarquement sur la côte orientale de l'île est un nouveau désastre de l'épopée castriste : les soldats de Batista les attendent en embuscade. Seuls douze rescapés réussissent à se regrouper dans la Sierra Maestra, à la mi-décembre 1956. Au cours des deux années suivantes, ce noyau dur s'étoffe jusqu'à atteindre deux mille combattants, dont les trois quarts sont constitués de paysans surexploités et dépouillés par les grands propriétaires de la province d'Oriente.

Si cette histoire merveilleuse de la victoire des révolutionnaires sur les « corrompus » de Batista a été souvent contée, c'est en laissant dans l'ombre deux éléments décisifs dans le succès final de Castro : d'une part, l'aide efficace des habitants des villes, et en particulier des étudiants appartenant au « Directoire révolutionnaire » ; d'autre part, l'abandon par les États-Unis du soutien à Batista au cours de l'été décisif de 1958...

Car les États-Unis n'ont cessé de jouer un rôle essentiel dans l'histoire de Cuba. Et l'on comprendrait mal la popularité de Fidel Castro si l'on faisait abstraction de cette autre dimension du personnage : son nationalisme exacerbé, prompt à se transformer en un antiaméricanisme viscéral, qui rencontre souvent celui de ses compatriotes.

La nationalité cubaine a dû se forger, en effet, contre une menace permanente d'« américanisation ». Dès les années 1840-1850, de puissants lobbies nord-américains lançaient une propagande à New York pour racheter Cuba aux Espagnols et, durant des décennies, ils n'ont cessé d'investir dans les grands domaines et dans les centrales sucrières de l'île. Enfin, lorsqu'en 1898 l'indépendance se réalisa contre l'Espagne grâce à l'appui militaire des États-Unis, elle ne fit qu'aggraver la menace impérialiste (6).

LIBÉRER L'AMÉRIQUE LATINE DU JOUG IMPÉRIALISTE

Cette omniprésence américaine, culturelle autant qu'économique et politique, reste sans doute l'une des clés de l'histoire cubaine en général et du castrisme en particulier. Depuis son accession au pouvoir, Castro n'a cessé de vilipender l'impérialisme yankee. En 1958, il écrivait à sa compagne Celia Sanchez que le combat contre ce grand voisin serait sa « destinée véritable ». En 1996, il dénonçait une fois encore les États-Unis « maîtres du monde, dotés d'une foi aveugle, mystiques, fanatiques dans leur capacité à vouloir imposer leur volonté à chaque peuple ».

A l'étroit dans son île, le maître de La Havane a, ainsi, dès le début, rêvé de libérer l'Amérique latine du joug « impérialiste ». Fidel est, en effet, convaincu d'avoir un rendez-vous avec l'histoire, un peu à la manière d'un Cortés débarquant au Mexique ou d'un Bolivar délivrant l'Amérique de la domination espagnole. On retrouve cette grande ambition dans sa politique extérieure. Il soutiendra de manière constante nombre de guérillas dans toute l'Amérique latine, de la Bolivie au Salvador, de l'Uruguay au Nicaragua. Et on le verra encore intervenir en Afrique, par exemple lorsqu'il mettra à la disposition de l'Afrique « progressiste » près de quinze mille soldats, qui débarqueront en Angola à partir de novembre 1975.

Pourtant, arrivé au pouvoir, Castro ne rompt pas immédiatement avec Washington. Ce n'est que progressivement, après la mise en place de la réforme agraire qui lèse les intérêts nord-américains, que les relations entre les deux pays se détériorent, jusqu'à la rupture entre avril et novembre 1960. Désormais isolée, Cuba cherche l'appui de l'URSS et, en 1961, Castro affirme le caractère « socialiste » de la révolution. Peu de temps après, Krouchtchev joue un coup de poker en installant des fusées soviétiques sur le sol cubain ; en octobre 1962, on frôle un conflit nucléaire avec les États-Unis (7).

Toutefois, jusqu'en 1968, Castro se montre un partenaire difficile de l'URSS, jouant sur la lutte idéologique qui oppose Moscou et Pékin ; l'élève récalcitrant du socialisme soutient parfois, dans ses discours, le modèle « chinois » de l'homme communiste. Mais, en 1967, c'est sous la pression des Soviétiques, désireux de mettre fin à l'aventure des guérillas en Amérique latine, que Castro aurait abandonné Che Guevara à son sort dans la forêt bolivienne. Et, l'année suivante, il approuve officiellement l'invasion de la Tchécoslovaquie, avant, quatre ans plus tard, d'adhérer au Comecon, le marché commun des pays de l'Est. On a parlé, à tort selon nous, d'une « soviétisation », ou même d'une « satellisation » de Cuba. Certes, les structures juridiques et économiques s'inspirent du modèle soviétique, surtout après l'adoption en 1976 d'une nouvelle Constitution. Le rôle du parti communiste, des syndicats officiels et des structures de l'État semble calqué sur le système russe. Mais, différence essentielle, Castro a conservé, depuis quarante ans qu'il est au pouvoir, un droit de regard absolu sur toutes ces instances, en étant à la fois chef de l'État et du gouvernement, commandant en chef des armées et premier secrétaire du parti communiste cubain.

Après l'effondrement de l'Union soviétique, les journalistes ont appliqué un peu trop vite à Cuba le schéma de Francis Fukuyama sur la prétendue « fin de l'histoire ». Pronostic erroné. C'était méconnaître les plis secrets d'une personnalité capable de se couler successivement dans plusieurs moules : après Fidel le libérateur, puis le premier secrétaire du parti communiste, habile à occulter son pouvoir derrière les instances collectives du Parti, Castro a su s'adapter et reprendre la main dans un monde neuf, instable, dominé par l'ennemi héréditaire.

L'« affaire Ochoa » éclate à un moment où, précisément, de graves difficultés économiques liées à la fin de l'aide soviétique frappent le peuple cubain. Le général Arnaldo Ochoa avait ramené de la guerre d'Angola - où Castro « l'Africain » avait décidé d'intervenir en 1975 en faveur du « camp socialiste » -, le titre de « premier héros de la République de Cuba ». En juin 1989, il était arrêté pour trafic de rhum et de diamants. On l'accusait aussi d'avoir voulu se lancer dans le trafic de cocaïne avec Pablo Escobar, le chef du cartel de drogue de Medellin (8).

A l'issue d'un procès public, Ochoa fut condamné pour trahison, et fusillé. Au cours du même procès furent jugés et condamnés les membres du groupe de Tony La Guardia, un « ami de longue date » de Fidel s'adonnant à toutes sortes de trafics (dollars, cocaïne colombienne, yachts volés aux États-Unis, etc.). Tony fut exécuté, afin de préserver l'image du lider maximo, dont il est difficile de penser qu'il n'était pas informé des délits de son « ami ». Castro a voulu signifier par ce procès de type stalinien qu'il continuait à être le maître de la situation. Bref, qu'il restait l'homme fort de Cuba, l'autocrate, qui pouvait lancer, dans un pluriel de majesté, à l'ancien leader nicaraguayen Tomas Borge : « Nous sommes orgueilleux d'avoir commis un minimum d'erreurs et même de ne pas avoir commis la plupart des erreurs faites par les autres révolutions. »

Voilà bien longtemps que le comandante exerce le pouvoir avec toute l'autorité (mais aussi avec tout le doigté) d'un caudillo, c'est-à-dire d'un « homme fort » latino-américain. Et cela, même au sens propre. Avec sa haute taille et sa forte constitution physique, Castro a toujours voulu donner des preuves de sa force, en s'exerçant au sport ou en pratiquant la pêche sous-marine. Cette activité fébrile lui a valu le surnom, finalement flatteur, de « Cheval », symbole de vitalité, mais aussi de virilité : on prête à Fidel Castro une douzaine de bâtards, dont il semble, d'ailleurs, faire peu de cas - si l'on en croit le témoignage poignant de sa seule fille adultérine, Alina Fernandez (9). On peut également associer à cette image de force le courage physique qu'il a manifesté tout au long de sa vie, n'hésitant jamais, notamment, à se mêler à la foule, malgré les risques réels qu'il encourait.

Surtout, Castro est un caudillo parce qu'il gouverne le pays comme s'il s'agissait de son hacienda, le parcourant en tous sens comme un propriétaire inspecterait ses terres. « Cuba est son fief, écrivait le romancier exilé Reinaldo Arenas. Il décide de ce que l'on doit semer, des arbres à couper, des fermes à créer. Il se considère comme le maître absolu au point de construire des villages et d'en déplacer d'autres... » On compte, parmi ses réalisations personnelles, la ferme modèle de la région de Nazareno où, avec ses quatre cents vaches, il fait produire des fromages qu'il offre en cadeau. Et il favorise la culture des coquilles Saint-Jacques, qu'il destine aux membres du parti et aux diplomates, alors que ce fruit de mer a disparu de la consommation courante des Cubains...

Mais, bien loin des illusions révolutionnaires des débuts du régime, le castrisme est aujourd'hui surtout synonyme de répression. Castro a toujours pensé que pour changer la société, il fallait un pouvoir fort et qu'aucune révolution ne pouvait se passer d'une sécurité d'État. Il a souvent rappelé que Marx et Lénine avaient été implacables avec leurs ennemis. Bien que l'histoire du Goulag cubain reste encore à écrire, les nombreux témoignages sur le régime des camps d'internement et des prisons « spéciales » confirment que la pression morale y est forte, et que les prisonniers politiques ne peuvent espérer aucune clémence. Quant à l'information, elle reste totalement contrôlée : quitter l'île ou se taire, tel est le dilemme pour beaucoup d'intellectuels ou d'opposants.

« UN REVOLUTIONNAIRE NE PREND PAS SA RETRAITE »

Castro, lui, continue, comme à l'époque de la crise des fusées, à proclamer : « Le socialisme ou la mort ! » Position radicale qui fait dire à l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa que le lider maximo est prêt à entraîner son pays dans l'apocalypse. Le dissident Heberto Padilla en brosse quant à lui un portrait peu flatteur : « Vieux, grisonnant, les yeux cernés, égarés et en perpétuel mouvement, Fidel Castro est le grand-père de ce jeune homme qui avait écrit, depuis sa prison, ce qui pourrait bien être sa propre épitaphe : "Il est un âge au-delà duquel aucun homme ne devrait aller, celui où la vie commence à décliner, lorsque s'éteint cette flamme qui s'était allumée aux moments les plus lumineux de son existence." » Mais Castro s'accroche au pouvoir, au nom d'arguments spécieux. Il se dit « marié à la révolution », et il affirme : « Un révolutionnaire ne prend pas sa retraite. Je ne m'appartiens pas, j'appartiens aux nouvelles générations. Je suis surtout le premier esclave de la révolution et je le resterai... »

Pourtant, son bilan économique et social est catastrophique. Une industrie sucrière surdimensionnée et vieillie qu'il faut « dégraisser », un tourisme de masse déconnecté de l'économie locale totalement archaïque (à l'exception sans doute de l'exportation de produits pharmaceutiques et de services médicaux, héritage préservé des années soviétiques), une croissance faible. Sur le plan social, le tableau n'est guère plus brillant, car la « lampe d'Aladin » (entendons l'aide soviétique) s'est éteinte, qui permettait le plein emploi fictif, l'éducation et la santé gratuites.

UNE SUITE DE DÉSASTRES TRANSFIGURÉE EN UTOPIE

Depuis la chute de l'URSS, Castro est devenu frénétique, sa paranoïa croissant de façon géométrique. Il a même conçu des « zones expérimentales » où des Cubains, attendant l'ultime agression américaine, retournent à la campagne pour survivre de leurs propres moyens. A San Cristobal, il a créé la ferme El Mango où des bœufs remplacent les tracteurs en mauvais état, et où on a lancé un programme alimentaire fondé sur l'élevage du jutia, un rat cubain. Par manque de pétrole, les usines se sont mises à fonctionner au bois, et les bicyclettes chinoises ont remplacé les bus. Avec la pénurie, la corruption et la prostitution n'ont fait qu'empirer, tandis que les dirigeants et la nomenklatura continuent de bénéficier en priorité des produits importés.

Menacé par la faillite du pays, le maître de Cuba a dû céder sur des points essentiels : la « dollarisation » de l'économie en 1993, le renforcement du tourisme, l'ouverture des marchés privés. En 1997, il a décidé de proclamer le jour de Noël jour férié, et il a reçu le pape en grande pompe en janvier 1998. C'était le prix à payer pour essayer de sortir l'île de l'isolement international. Mais l'art suprême de Fidel Castro a été, aussi, de ne jamais pénaliser la fête, la danse et le carnaval, fortes compensations face à l'austérité. Est-ce un hasard si aujourd'hui la musique populaire cubaine triomphe un peu partout dans le monde ? Son succès commercial reste d'abord fondé sur une longue tradition culturelle, qui ne s'est pas éteinte sous la révolution.

Dans ces conditions, quel est aujourd'hui le degré d'adhésion de la population au régime et à son chef ? Pour certains, le lider maximo reste porteur d'utopies, son charisme n est pas mort, et, surtout, il continue de représenter l'orgueil de Cuba face aux États-Unis. Personne ne se sent encore le droit de le jeter à la mer, parce qu'il a rendu au peuple cubain sa dignité humiliée par l'impérialisme américain. Et même s'il existe une importante colonie cubaine à Miami, qui se dit prête à prendre la relève, les opposants actifs de l'intérieur semblent une infime minorité, tandis que les prisonniers politiques ne se comptent plus que par centaines. Le régime cubain ne paraît donc pas, pour l'instant, menacé, sauf dans l'hypothèse d'une disparition brutale du comandante.

En fin de compte, la magie de Fidel Castro n'a-t-elle pas été de transfigurer une suite de désastres en une belle utopie ? Car l'art, et même le génie, de cet homme de pouvoir a consisté à faire lever l'espérance, non seulement à Cuba, mais encore dans toute l'Amérique latine. Et pourtant, il a échoué dans la plupart des domaines : militaire, avec l'affaire des fusées, politique, avec l'extension avortée des guérillas en Amérique latine, économique. Fasciné par la violence et par la mort, il cultive, à sa façon, une stratégie de l'échec. Aujourd'hui, la désillusion est à la hauteur de cette espérance avortée.

(1) T. Szulc, Castro. Trente ans de pouvoir absolu, Paris, Payot, 1987.

(2) 1959 Castro prend le pouvoir, présenté par M. Niedergang. Paris, Le Seuil, « Cette année-là dans « Le Monde », 1999.

(3) Cf. P. Vayssière, « Che Guevara : la face cachée d'un guérillero romantique », L'Histoire n° 214, pp. 6-8.

(4) Le sociologue Max Weber a conceptualisé la notion de « chef charismatique », en particulier dans La Politique comme profession (1919). Ce concept désigne le leader d'un groupe reconnu comme tel par la masse, et dont la mission est de conduire son peuple vers son destin.

(5) J.-P. Clerc, Les Quatre Saisons de Fidel Castro, Paris, Le Seuil, 1996.

(6) Ce fut à la suite d'une guerre entre les États-Unis et l'Espagne que Cuba obtint son indépendance, mais elle resta occupée par les Nord-Américains jusqu'en 1903. Par la suite, l'amendement Platt autorisa l'intervention des marines pour rétablir l'ordre chaque fois que nécessaire. Cette clause allait rester inscrite dans la Constitution cubaine durant trente ans.

(7) Cf. A. Kaspi, « La vérité sur l'affaire de l'U2 », L'Histoire n° 98, pp. 86-88, et V. Touze, « Révélations sur la crise de Cuba », L'Histoire n° 221, pp. 15-17.

(8) Cf. « Et Castro fit fusiller ses généraux », L'Histoire n° 228, p. 14.

(9) A. Fernandez, Fidel mon père : confessions de la fille rebelle de Castro, Paris, Pion, 1998.

Nous contacter

Veuillez entrer votre nom.
Veuillez entrer un sujet.
Veuillez entrer un message.
Veuillez vérifier le captcha pour prouver que vous n'êtes pas un robot.