FRÈRES DE LA CÔTE
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers, Pascal Arroyo et François Bréant | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1979 |
Un rock en deux longs couplets (dix-huit vers), le premier reprenant le mythe romantique des "Frères de la côte" pour exalter, dans la lignée de La Zone, la contre-société libertaire des "Barbares aux couteaux étoilés", le second accablant, à la suite de Big brother, les "Gens de pouvoir aux mains de fer", le tout entrecoupé de deux refrains aux paroles différentes mais qui alignent dans un cas comme dans l'autre les métaphores sentencieuses censées délivrer quelques grandes vérités définitives ("Le bien est une fleur calcinée" ; "La mort un sourire décalé").
LES PIRATES, L'ETAT ET LA GUERRE SUR MER
(L'Histoire n°500 ; Renaud Morieux ; octobre 2022)
Les ambitions océaniques des puissances européennes lancent sur l'eau des milliers de bateaux, transformant l'Atlantique en un monde d'opportunités. Un monde dangereux, aussi, où se prolongent les guerres continentales. Engagés par les États ou guidés par leur profit, des individus passent maîtres dans l'art de faire du butin : les corsaires et les pirates.
A partir de la fin du Moyen Age les puissances maritimes européennes développent des ambitions océaniques et impériales grandissantes, stimulant la compétition entre France, Angleterre, Espagne ou Provinces-Unies pour le contrôle des mers du globe et des richesses coloniales. Ce mouvement entraîne également un besoin croissant de précision du droit de la mer et du « droit des gens » (nom du droit international avant le XIXe siècle). Les juristes des XVIe et XVIIe siècles, comme Suarez, Gentili, Grotius, Selden ou Pufendorf, s'interrogent alors sur les limites de la souveraineté étatique sur les océans et sur les manières de contenir la violence en temps de guerre. Ils fixent en particulier des lignes de partage entre les acteurs admis à commercer en mer, à faire la guerre ou à simplement naviguer sans subir le risque d'être attaqués.
La guerre en mer, comme sur terre, répond donc à des règles. Loin d'être un espace de non-droit, les océans n'échappent pas à la juridicisation croissante du monde, bien que les États n'aient pas véritablement les moyens d'appliquer ces politiques avant le milieu du XIXe siècle. Les progrès technologiques en matière d'armement et de navigation ne suffisent pas à compenser le manque de flottes et d'effectifs humains.
Une solution se dégage alors : recourir à des acteurs privés, auxquels un État accorde le droit de mener des opérations de prédation sur le commerce ennemi - en d'autres termes, de piller des propriétés privées étrangères. Ce sont ceux que l'on appelle les corsaires, dont l'existence est déjà documentée au XIIIe siècle.
Corsaires : au service du prince
Du point de vue des États, cette « guerre de course » présente l'avantage de diminuer une source majeure de revenus ennemis, ce qui bénéficie indirectement à l'effort de guerre - le commerce est explicitement conçu par les mercantilistes comme une continuation de la guerre par d'autres moyens. En outre, faire appel à des corsaires s'avère moins coûteux que de construire une flotte de guerre, et peut même stimuler l'économie nationale grâce à la saisie de capitaux et de marchandises étrangères.
L'activité des corsaires, strictement limitée aux temps de guerre donc, est autorisée par le souverain, qui délivre une « lettre de marque », qu'on appelle aussi « commission en course », qui permet à ces particuliers de « courir sus » à l'ennemi déclaré pour la durée d'une campagne. Autrement dit, la course est une délégation temporaire du pouvoir du souverain de faire la guerre, attribuée à des individus privés, ce que marque bien le terme anglais qui apparaît au milieu du XVIIe siècle pour désigner le corsaire, privateer. Les XVIIe et XVIIIe siècles représentent l'âge d'or de cette stratégie, au rythme des guerres qui déchirent l'Europe.
Capitaine d'un bateau de Saint-Valery-sur-Somme, Jean Dupay reçoit, par exemple, une commission en course datée du 6 juin 1702, pendant la guerre de Succession d'Espagne, qui lui permet, selon une formule consacrée, « de courir sus aux pirates forbans et gens sans aveu, même aux sujets des états généraux des Provinces-Unies, aux Anglois et sujets de l'empereur et autres ennemis de l'État, en quelque lieu qu'il pourra les rencontrer, soit aux côtes de leurs pays, dans leurs ports, ou sur leurs rivières, même sur la terre aux endroits où ledit Dupay jugera à propos de faire des descentes pour nuire auxdits ennemis » (1). Les corsaires attaquent les navires des compagnies des Indes remontant le long des côtes africaines, les barques de pêche en Manche ou mer du Nord, ou les navires de commerce traversant l'Atlantique. Entre 1708 et 1712, les corsaires de « Gerzé » et de « Grenezé » (Jersey et Guernesey) ont ainsi coutume de piller les pêcheurs de Calais, Boulogne, des Sables-d'Olonne ou de Marennes, dont ils volent les chaloupes et les filets. Ayant par là, selon la formule du temps, « contrefait les pêcheurs », ces corsaires entrent dans les rades des ports français et y enlèvent par surprise des bateaux marchands. Cette pratique, qui est aussi le fait des corsaires français ou néerlandais, a beau être interdite par les gouvernements, elle ne cesse jamais tout à fait.
Les prises qu'opèrent les corsaires contre le commerce ennemi, en capturant ces bâtiments et les amenant dans un port comme butin, sont le résultat d'une économie mixte. Le navire corsaire est armé par un particulier, ou un groupe de particuliers, qui partagent avec l'État, entre eux, et avec l'équipage, les profits de leur investissement. La course permet ainsi la mobilisation d'un capitalisme commercial dans le cadre d'un partenariat avec l'État.
La fortune de Duguay-Trouin
Les corsaires sont parfois plus directement encore impliqués dans les stratégies navales, comme en France pendant les guerres de la ligue d'Augsbourg (1688-1697) et de Succession d'Espagne (1701-1714). A partir de la défaite de La Hougue en 1692, la monarchie de Louis XIV cesse de rivaliser avec ses rivaux dans le combat dit « en ligne » ou « d'escadre », qui oppose les navires de guerre dans des batailles navales de grande envergure. La course apparaît alors comme une stratégie alternative de guerre au commerce ennemi, encouragée par la monarchie, et massivement suivie par les négociants sur tout le littoral français. C'est à cette époque que des ports comme Saint-Malo, Granville, Calais, Dunkerque ou Bayonne deviennent de véritables bases corsaires.
Pendant la guerre de la ligue d'Augsbourg ce sont plus de 7 000 navires ennemis qui sont capturés par les corsaires français. En octobre 1704, sur les 108 bateaux anglais qui ont quitté la Barbade et les îles du Vent pour l'Angleterre, seuls 61 arrivent en Europe : tous les autres ont été capturés par des corsaires français. Les opérations les plus ambitieuses sont la course d'escadre, opérant à plusieurs navires pour mener des expéditions militaires amphibies (combinant marines de guerre et troupes embarquées) outre-Atlantique ou dans l'océan Pacifique. René Duguay-Trouin, fils d'un armateur et négociant de Saint-Malo, multiplie ainsi les succès pendant la guerre de Succession d'Espagne. L'apogée de sa carrière se situe en septembre 1711. A la tête d'une escadre de 15 navires embarquant près de 6 000 hommes, équipée dans plusieurs ports français au prix d'un investissement de 700 000 livres regroupant plusieurs négociants malouins, Duguay-Trouin force l'entrée de la baie de Rio de Janeiro, colonie portugaise. Une lourde rançon est imposée à la ville, pour un butin estimé à 4 millions de livres. Duguay-Trouin est récompensé de ses succès par l'anoblissement en 1709. Toutefois, cette trajectoire glorieuse est exceptionnelle : une vaste majorité de corsaires meurent dans la pauvreté et l'anonymat. La course continue d'être pratiquée au fil du XVIIIe siècle dans les ports français, avec des succès plus mitigés.
La guerre de course n'est bien sûr pas l'apanage de la France. Côté anglais, si les îles Anglo-Normandes et les ports du Devon en sont les places fortes, la course est pratiquée tout le long du littoral. Des ports flamands comme Ostende dans les Pays-Bas autrichiens ou Nieuport et Flessingue aux Provinces-Unies sont aussi des nids de corsaires, dont le rayon d'action s'étend sur plusieurs milliers de kilomètres. Ainsi, en 1707, deux corsaires de Flessingue attaquent et prennent des navires marchands français en rade de La Rochelle : les 52 matelots qu'ils ont faits prisonniers sont débarqués à Lisbonne.
Au-delà de l'Europe, les corsaires jouent un rôle central dans les guerres qui se déroulent dans l'espace atlantique. Les corsaires nord-américains, appareillant depuis Boston, Baltimore ou New York, capturent, par exemple, 3 500 navires ennemis entre 1739 et 1748. Le commerce français et espagnol est paralysé, alors que le coût des assurances maritimes monte en flèche et que le prix des denrées coloniales en Europe flambe. Ces prédateurs sont aimantés par le café et l'« or blanc » (le sucre) que transportent les vaisseaux français de Martinique ou de Guadeloupe. Dans une lettre qu'il écrit à un négociant de Saint-Pierre en Martinique, le 24 mars 1745, le marchand bordelais Ferran regrette ainsi qu'« il n'y [ait] jamais eu autant de corsaires en mer qu'a présent, et c'est un coup de bonheur marqué lorsque quelque vaisseau passe » (2). Le bateau transportant cette lettre est d'ailleurs intercepté par un corsaire anglais, ce qui explique qu'on la trouve aujourd'hui aux National Archives, à Londres.
Les navires revenant du Nouveau Monde chargés de richesses coloniales n'intéressent pas que les corsaires. Comme ces derniers, les pirates pillent et font preuve de violence sur les mers. La principale différence entre pirates et corsaires est d'ordre juridique : le pirate est hors la loi, tandis que le corsaire est, dans une certaine mesure, un agent de l'État.
Pirates : les hors la loi
Le pirate est engagé dans des activités de rapine, opérant des raids en mer, sur les côtes, et parfois même dans l'intérieur des terres, faisant fi du droit de la guerre. Il ne reconnaît pas de souverain et exerce son activité pour lui-même. Il ne distingue pas de discrimination entre les bateaux qu'il attaque, qui sont tous des cibles légitimes, y compris en temps de paix. C'est la raison pour laquelle il est décrit, dès l'Antiquité, comme un fléau commun pour l'humanité.
Cette vision est partagée par les juristes européens de l'Époque moderne. Au XVIIe siècle, l'Anglais lord Edward Coke paraphrase Cicéron selon une formule vouée à une longue postérité : le pirate est « l'ennemi du genre humain ». William Blackstone, dans ses Commentaires sur les lois anglaises (1765-1769), considère que, comme le pirate « s'est réduit de lui-même à rentrer dans l'état sauvage de nature, en déclarant la guerre à tout le genre humain, il est juste que tout le genre humain lui déclare la guerre » (livre IV, chap. 5).
Toutefois, comme la haute mer n'est sous la juridiction d'aucun souverain et qu'aucun tribunal ne régit les océans, ce sont bien les États qui punissent la piraterie. Dès 1414 une loi anglaise définit les actes de piraterie commis par des sujets anglais comme crimes de haute trahison passibles de la peine de mort. Jusqu'au XVIIe siècle, cependant, seuls les pirates anglais capturés à proximité des eaux anglaises sont punis en Angleterre : arraisonner en haute mer des navires étrangers pour actes de piraterie soulève d'épineuses questions juridiques et diplomatiques. Ces contradictions entre le droit des gens et les droits nationaux font du pirate un casse-tête pour les juristes. La manière dont les États traitent de la piraterie varie donc en fonction de leurs intérêts, souvent contradictoires. Il semble évident, en tout cas, que les pirates prospèrent d'autant plus que l'autorité étatique est faible.
Le phénomène prend son essor au milieu du XVIe siècle. De plus en plus traqués sur les côtes européennes, les pirates voient des opportunités nouvelles s'ouvrir dans l'Atlantique. Ainsi, dès les années 1560, des navigateurs anglais comme John Hawkins et Francis Drake s'aventurent en Caraïbe, contournant les monopoles commerciaux des empires ibériques. Ils pratiquent la piraterie comme la course, la traite négrière et la contrebande de perles, de sucre et de gingembre. Entre 1568 et 1585, ce sont ainsi quatorze expéditions qui partent d'Angleterre, sans soutien officiel de la monarchie : ces marins s'allient parfois avec des pirates français, comme Guillaume Le Testu, et des esclaves fugitifs (« marrons »), à l'assaut des richesses coloniales espagnoles.
A partir du début du XVIIe siècle, alors que les monarchies française et anglaise affirment leur emprise sur les mers européennes avec des flottes de guerre toujours plus nombreuses, les zones d'activité des pirates se déplacent plus franchement encore vers les Caraïbes. Dans cette autre « Méditerranée », à 7 000 km de l'Europe, se recoupent les zones d'influence des empires coloniaux européens. Sur un espace de plus de 2 400 km d'est en ouest, et de 1 200 km environ du nord au sud, voisinent des territoires sous domination française (de la Guadeloupe à Saint-Domingue), espagnole (du Mexique à la Floride en passant par Cuba), anglaise (comme Antigua et la Jamaïque), danoise (Saint-Thomas), ou néerlandaise (Saint-Eustache, Curaçao).
Cette région impossible à contrôler par un seul État offre des conditions idéales à l'implantation des pirates. Les interstices entre les empires sont propices à leurs raids, ils savent aussi redéployer leur activité d'une île à l'autre quand c'est nécessaire. C'est par la Caraïbe, faut-il le rappeler, que transitent les flottes espagnoles de Veracruz et de Portobelo chargées d'argent, mais aussi les navires marchands remplis de sucre de Saint-Domingue ou de la Jamaïque.
Les « frères de la côte »
Au temps de l'« âge d'or » de la piraterie, entre les décennies 1650 et 1730, les contemporains estiment la population pirate entre 1 000 et 2 000 hommes en moyenne, selon les années. Le procès puis l'exécution publique à Londres du célèbre capitaine William Kidd en mai 1701, pour le meurtre d'un de ses hommes d'équipage et des actes de piraterie commis dans l'Atlantique et l'océan Indien, ne sont guère suivis d'effet. En novembre 1702 le gouverneur de la Barbade écrit au comte de Nottingham, le secrétaire d'État anglais, que les eaux caribéennes sont « infestées de corsaires et de pirates ». Dans la décennie suivante, des individus comme Stede Bonnet, « le gentleman pirate », Jack Rackham, qui inspirera le Rackham le Rouge d'Hergé, ou des femmes comme Anne Bonny et Mary Read, vont faire de l'île de Nassau, aux Bahamas, l'épicentre de la piraterie caribéenne.
Les pirates s'organisent parfois en véritables communautés politiques. Au début du XVIIe siècle, des Français et des Anglais ayant échappé au travail servile dans les plantations viennent par exemple s'installer à Hispaniola. Ils survivent notamment avec de la viande fumée ou « boucanée » - d'où leur nom de « boucanier ». Ils gagnent Tortuga (« île de la Tortue », en raison de sa forme), au nord-ouest d'Hispaniola, à la fin des années 1620. S'agrègent à eux des marins et soldats déserteurs et des esclaves fugitifs, venus des îles françaises, anglaises, néerlandaises ou portugaises. Dans un premier temps, les boucaniers vivent de chasse et trafics divers avec des navires contrebandiers de passage, échangeant viande séchée et tabac contre alcool, poudre et mousquets. A mesure que leur nombre augmente, ceux que l'on commence à désigner comme les « frères de la côte » prennent confiance. A partir de 1640, et jusqu'au début des années 1680, les boucaniers de Tortuga multiplient les raids contre les navires espagnols, mettant à profit la situation de l'île entre Cuba et Hispaniola. Le terme « boucanier » devient alors synonyme de « pirate caribéen ».
Les pirates ont parfois été décrits comme des prolétaires des mers, défendant des valeurs égalitaires, démocratiques, internationalistes, et ciblant leurs ennemis de classe. S'agissant des boucaniers de Tortuga ou de la Jamaïque, un tel tableau semble séduisant. Adoptant un modèle de gouvernement alternatif aux États coloniaux, ils partagent le produit de leurs rapines, assurent un revenu aux blessés, et font fi du droit des gens en jetant leurs captifs par-dessus bord. D'après l'historien jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevoix, ces « aventuriers [...] vivaient entre eux en bonne intelligence et ils avaient établi une sorte de gouvernement démocratique ; chaque personne libre avait une autorité despotique dans son habitation et chaque capitaine était souverain sur son bord » (3). Pour autant, faire de ces hommes des rebelles contre l'État n'est que partiellement exact. Sans le soutien, tacite ou actif, des gouvernements coloniaux français, puis anglais et néerlandais, les boucaniers n'auraient jamais survécu si longtemps. A l'instar des corsaires, les activités des boucaniers sont souvent encouragées et protégées par les puissances européennes cherchant à rogner la souveraineté espagnole en Amérique.
Plus généralement, les relations entre pirates et États ne sont pas si antagonistes qu'on pourrait le croire. Certes, par définition, les pirates ne sont pas investis d'une autorité étatique, mais leur existence est le fruit des contradictions des politiques économiques des États impériaux sur leurs périphéries. Pour le dire autrement, ce sont les aspirations de ces États à une hégémonie commerciale impossible à mettre en œuvre qui créent les pirates.
On peut même aller plus loin : l'âge d'or des pirates s'explique d'abord par le soutien dont ils bénéficient de la part des gouvernements coloniaux. En effet, les pirates fournissent aux colons américains des produits étrangers, interdits par le système mercantiliste qui régit les échanges entre colonies et métropole. Financer des expéditions de pirates s'avère aussi un moyen d'investissement très rentable pour des élites coloniales soucieuses de diversifier leurs sources de revenus. En ce sens, la piraterie, tout comme la course, est un business qui mobilise une pluralité d'acteurs économiques. Sans aller jusqu'à faire des pirates des chantres du capitalisme maritime, il est clair qu'ils ratissent les côtes et écument les mers dans une logique de maximisation de leurs profits. Ne négligeons pas non plus le rôle de la corruption : peu nombreux sont les pirates jugés et condamnés par les jurys coloniaux...
La fin des pirates
A partir de la fin du XVIIe siècle, cependant, en Europe, la piraterie apparaît progressivement comme un défi aux ambitions commerciales des États impériaux : comme un mal à éradiquer, donc. Richard Coote, comte de Bellomont, nommé gouverneur de New York, du Massachusetts et du New Hampshire avec pour mission de mettre fin à la piraterie, rapporte, dans une lettre adressée le 7 juillet 1698 au Bureau du Commerce, les récriminations des riches marchands new-yorkais : « J'ai découragé la piraterie de mon mieux, et c'est ce qui a suscité leurs clameurs contre moi dans cette ville ; ils disent que j'ai ruiné la ville en empêchant les corsaires (car c'est ainsi qu'ils appellent les pirates) d'y apporter 100 000 livres depuis mon arrivée. » Le choix du terme « pirate » n'est évidemment pas un hasard, rejetant ces activités du côté de l'illégalité, alors que ces bateaux sont munis de lettres de marque accordées par le gouverneur de New York.
Les années 1716-1726 sont la dernière phase de la piraterie caribéenne. Le traité d'Utrecht de 1713, qui met fin à la guerre de Succession d'Espagne, jette des milliers de marins, notamment des corsaires, dans le chômage. Ce sont ces matelots qui vont se reconvertir dans la piraterie. Cette décennie, cependant, est surtout marquée par l'accroissement de la répression. Pourchassés par la Navy britannique, plusieurs centaines de pirates anglo-américains sont ainsi condamnés par les cours de l'amirauté britannique et pendus dans les colonies, selon des procédures expéditives, sommaires, et des châtiments exemplaires. Toute association commerciale avec des pirates devient passible de la peine de mort, en vertu de la « loi visant à supprimer effectivement la piraterie », passée en 1721 par le Parlement britannique. Dans un souci de pédagogie pénale, les actes des procès sont publiés dans la presse coloniale, tandis que les corps des pirates exécutés sont exhibés dans les ports.
A la fin des années 1720 la piraterie caribéenne est bel et bien supprimée. Conséquence indirecte de cette répression, et selon le même processus qui avait vu la piraterie se déplacer d'Europe vers les Caraïbes au XVIe siècle, les pirates caribéens transfèrent le champ de leur activité vers l'Amérique du Nord, l'Afrique et l'océan Indien.
Malgré la disparition des pirates, les États n'ont toujours pas le monopole de la violence dans l'océan Atlantique. La course restant légale jusqu'au milieu du XIXe siècle, on voit que les définitions juridiques ne suffisent pas à rendre compte de la réalité des pratiques. La même activité peut ainsi être qualifiée de « piraterie » ou de « course » selon les individus qui s'y livrent, les endroits où ils ont opéré des prises, la provenance ou la nature des marchandises capturées, ou l'identité du souverain qui définit ce qui est légal et illégal. Les corsaires opèrent souvent à la limite de la légalité, et certains d'entre eux, comme les pêcheurs des îles Anglo-Normandes reconvertis, sont souvent accusés de bafouer le droit de la guerre en maltraitant les équipages qu'ils capturent.
Des statuts poreux
De même, les statuts de pirate et de corsaire sont parfois réversibles. Au lieu de faire la guerre maritime pour leur propre compte, certains pirates se voient proposer de continuer leur activité pour leur souverain en tant que corsaires, en échange d'un pardon royal. Au XVIIe siècle, des pardons royaux généraux sont accordés aux pirates en Angleterre, en France et aux Provinces-Unies, avec ou sans conditions, avec plus ou moins de succès.
En 1717 l'offre d'un pardon royal convainc ainsi 450 pirates anglais établis aux Bahamas de se rendre, dont Edward Teach, plus connu sous le nom de « Barbe-Noire ». D'autres amnisties sont proposées par la couronne britannique aux pirates qui acceptent de servir contre l'Espagne, pendant la guerre de 1727-1729. La France de Louis XV adopte des mesures similaires : l'ordonnance royale de 1718 propose une amnistie aux « pirates et forbans » sous condition de cesser d'écumer les côtes françaises et d'aller s'installer dans les colonies américaines.
Ces cas trahissent, enfin, le flou qui demeure autour du statut des pirates. Si c'est l'absence de reconnaissance par l'autorité d'un État qui définit le pirate, il n'est guère étonnant que le même individu puisse être défini comme pirate par un État et pas par un autre. Pour l'Espagne, il ne fait guère de doute que Francis Drake est un « pirate », qui refuse de respecter la souveraineté espagnole sur son empire, en temps de paix comme en temps de guerre. En revanche, il est bel et bien anobli en 1581 par la reine Élisabeth 1ère.
Un siècle plus tard, en 1671, Henry Morgan, peut-être le plus célèbre des boucaniers, est missionné par le gouverneur anglais de la Jamaïque pour attaquer Panama. Pendant vingt-huit jours, la ville est mise à sac, sans épargner les populations civiles. Sans surprise, ces hommes sont qualifiés de « pirates » par la couronne espagnole, d'autant que l'Angleterre et l'Espagne ont signé un traité de paix en juillet 1670 ; Charles II d'Angleterre anoblit pourtant Morgan en 1674, et il finit ses jours comme lieutenant-gouverneur de la Jamaïque. Qualifier des combattants ennemis de « pirates » est une façon pour l'État de disqualifier la légitimité politique, religieuse et juridique de ses ennemis.
Seuls les États reconnus comme tels en droit international sont habilités à faire la guerre, et les conflits mettant aux prises une puissance coloniale et des colonies aspirant à l'Indépendance ne font pas exception à la règle. Pendant la guerre d'Indépendance américaine (1775-1783), le choix de la course est l'arme du faible : c'est un choix stratégique de la part des Treize Colonies, État encore en gestation, qui ne peut rivaliser avec les marines de guerre européennes. Près de 800 corsaires américains sont ainsi engagés dans le conflit aux côtés des rebelles, faisant 18 000 prisonniers, et harcelant le commerce britannique jusque dans la Manche. Mais leur participation à l'effort de guerre contre la métropole soulève aussi des problèmes juridiques considérables. Que l'on en juge par le cas de John Paul Jones, le plus célèbre des commandants américains pendant cette guerre. Né et élevé en Écosse, il fait ses classes à bord de navires marchands et négriers britanniques, avant de rejoindre la Continental Navy (la marine américaine nouvellement créée) en 1775. A la tête de plusieurs frégates, Jones se distingue en capturant de nombreux vaisseaux britanniques, dans les Caraïbes, au large des côtes américaines, ou dans la mer d'Irlande. Louis XVI lui décerne le titre de chevalier et le Congrès américain frappe une médaille d'or en son honneur. Pourtant, en Grande-Bretagne, c'est bien comme pirate qu'il est vilipendé. De même, jusqu'en 1782, les sujets britanniques capturés par des corsaires ne bénéficient pas du statut de prisonniers de guerre : ils sont jugés comme « pirates, félons et voleurs », en application des lois anglaises contre la piraterie adoptées au début du siècle. Donner à ces hommes un statut juridique égal à celui des Britanniques serait une façon de reconnaître les États-Unis comme État belligérant.
Ce traitement des combattants américains souligne aussi une dimension incontournable de la guerre et du commerce sur mer : les équipages sont multinationaux, et encore au début du XIXe siècle les marins s'embarquent à bord de navires de pêcheurs, de marchands, de corsaires ou de guerre au gré des opportunités. Parmi les corsaires américains qui parviennent à paralyser les échanges transatlantiques pendant la guerre d'Indépendance américaine, figurent bon nombre de marins britanniques, néerlandais, espagnols, ou français. Pendant les guerres napoléoniennes, c'est encore la nationalité du navire, et non le sol sur lequel sont nés les marins, qui détermine leur traitement en cas de capture. Corsaires, contrebandiers et navires de guerre jouent aussi de ce flou sur les appartenances nationales, changeant de pavillon pour mieux tromper l'ennemi.
La course fait l'objet de critiques croissantes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. La permission donnée par la Grande-Bretagne à ses corsaires d'attaquer les navires marchands neutres suspects de transporter des biens ennemis suscite la création de la Ligue de neutralité armée en 1780 : sous l'impulsion de la Russie, bientôt rejointe par le Danemark, la Suède, le Portugal ou encore l'Empire ottoman, ces États défendent militairement le principe du libre commerce neutre en temps de guerre. Au total, tout comme le pirate, le corsaire incarne l'échec de la tentative des États de réguler et de contrôler la violence « privée » pour leur propre profit. Le traité de Paris de 1856, qui met fin à la guerre de Crimée, abolit la course.
(1) Arch. dép. de la Somme, 248 B 3, v°103t.
(2) The National Archives (Londres, Angleterre), HCA 30/239.
(3) Cf. Histoire de l'Isle espagnole ou de S. Domingue..., Guerin, 1730-1731, vol. II, p. 9.