FAITS DIVERS

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Pascal Arroyo
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1991

Plus intimiste et moins rock que le précédent (If...), le treizième album de Lavilliers, Solo, parle lui aussi beaucoup, et dès son titre, de solitude. Il commence par Faits divers (à ne pas confondre avec Fait divers de l'album Les poètes), une chanson qui, à la manière de Big brother, dresse un Etat des lieux du monde, post-guerre froide cette fois. Le compte-rendu, développé par une série de questions/réponses, est des plus sombre, entre guerres sans fin et règne de l'argent, et peut être résumé par les premiers vers du texte : "Comment va le monde ? Il est rouge sang / Et à mon avis il l'est pour longtemps".

LE TEMPS DE L'« ENCAMPEMENT »
(Les Collections de L'Histoire n°73 ; Michel Agier ; propos recueillis par Pap Ndiaye ; octobre 2016)

Un phénomène nouveau est apparu dans les années 1990 : des camps de réfugiés de plus en plus nombreux, de plus en plus vastes, et, surtout, qui durent. C'est ce que l'on appelle l'« encampement ». 

L’Histoire : A propos des réfugiés, vous avez développé dans vos livres la notion d’« encampement ». Qu’entendez-vous par ce terme ?

Michel Agier : « Encampment » - c’est le terme anglais - est une notion utilisée par Barbara Harrell-Bond, la fondatrice du Centre d’études sur les réfugiés à l’université d’Oxford. En transposant ce mot en français, j’ai voulu mettre en évidence un sens qui n’existe pas dans le mot « camp » : l’idée de la mise en camp comme choix politique. J’ai tenu aussi à souligner la nouveauté d’un processus apparu à la fin de la guerre froide. Jusque-là, dans les camps non gouvernementaux, la dimension humanitaire, compassionnelle, urgente de l’accueil semblait indiscutable. Or, depuis vingt-cinq ans, cette dimension protectrice semble se retourner contre les personnes sur lesquelles on est censé veiller. Le camp est devenu le lieu d’une mise à l’écart.

L’H : Ce que vous décrivez là, n’est-ce pas déjà le modèle du camp palestinien ?

M.A. : Oui. En 1948, avec la création de l’Etat d’Israël, 700 000 réfugiés palestiniens ont été expulsés et se sont installés à Jéricho, à Naplouse et au-delà, en Jordanie, en Syrie et au Liban, dans des camps qui se sont transformés en sortes de villes ou de quartiers dans lesquels ils vivent encore, bloqués par un conflit qui s’enlise.

Les camps palestiniens font donc partie de ces « ghettos » qui ont la particularité d’être devenus des formes urbaines. Le mot « réfugié », dans ce cas, désigne la condition inférieure du citadin. Ainsi, à Naplouse, où se côtoient des Palestiniens qui vivaient déjà là en 1948 (dans ce qui est maintenant la Cisjordanie) et des réfugiés palestiniens logés dans l’un des quatre camps de la ville. Mais ils n’ont pas le même statut : les réfugiés n’ont ni le droit de vote municipal ni le droit de posséder une terre ou une maison.

L’H : Revenons à ce qui s’est passé en Afrique ou en Asie dans les années 1960 et 1970. C’était le temps des camps qui s’ouvraient dans l’urgence ?

M.A. : Oui. Des camps ont été ouverts, pour des périodes limitées, dans les années 1960, 1970 ou 1980, en lien avec les conflits de ces époques. Ce fut le cas pour les réfugiés afghans au Pakistan au moment de l’invasion soviétique en 1979. De même, après 1975, on assiste à une multiplication d’installations provisoires au Cambodge et surtout en Thaïlande, suite à la fuite de centaines de milliers de réfugiés du Vietnam et du Laos. L’Amérique du Nord et l’Europe en ont accueilli plus de 500 000. Mais, dix ans plus tard, leurs portes se sont fermées et un million de réfugiés cambodgiens se sont retrouvés entassés en Thaïlande et au Vietnam dans des camps, parfois encerclés de barbelés et assimilables à des camps de prisonniers.

L’H : S’agit-il du phénomène d’« encampement » ?

M.A. : Oui, l’« encampement » désigne des camps qui continuent à exister même si le conflit dont ils sont une conséquence a pris fin. C’est le cas du camp de réfugiés de Maheba en Zambie, créé en 1971 au moment des luttes pour l’indépendance de l’Angola. C’est un site de près de 60 000 habitants, sous mandat du HCR (Haut-Commissariat aux Réfugiés), que les autorités n’arrivent pas à fermer alors qu’un accord de paix signé en 2002 entre l’Unita - Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola - et le gouvernement a mis fin à la guerre civile.

Comme dans les camps palestiniens, on trouve ici une agglomération hybride, un mélange de villages, de quartiers et de tentes d’hébergement de transit, où s’est développée une vie sociale avec quelques activités agricoles et des petites écoles tenues par une ONG jésuite. Le camp a grossi : en plus des Angolais sont arrivés des Rwandais, des Burundais, des Congolais… Maintenant, les gens se sentent chez eux dans ce qui devait au départ être un refuge provisoire. Près de quinze ans après l’annonce du retour des Angolais en Angola, le lieu a fini par s’intégrer au tissu régional - ce qui a favorisé la recherche de solutions juridiques pour les réfugiés et leurs descendants restés sur place -, alors qu’une autre partie de l’espace (occupée par les Rwandais et Burundais) reste sous la juridiction du HCR.

L’autre caractère typique des années 1990, c’est l’immensité des camps : avec la fin de la guerre froide, de nouveaux conflits sont apparus. Lors des plus violentes crises, comme après le génocide au Rwanda en 1994, les camps de réfugiés situés dans l’est du Congo ont vu affluer près de 150 000 personnes. Décennie des très grands camps, en particulier en Afrique, les années 1990 sont aussi marquées par l’émotion compassionnelle provoquées par les images sidérantes de paysages de tentes sans fin. C’est aussi l’époque d’un énorme développement économique et logistique des organisations humanitaires. Ainsi des très grandes ONG, telles que IRC (International Rescue Committee), Oxfam International, l’Alliance internationale Save the Children, Médecins sans frontières.

On voit naître un « gouvernement humanitaire des indésirables », la séparation d’une population mondiale précaire et surnuméraire, traitée comme un monde extérieur à notre propre monde, que l’on regarde de manière lointaine, avec compassion tout autant qu’avec peur et/ou hostilité. Les camps ont pris, dans ce nouveau contexte, un tout autre sens. Ils sont à la fois dehors et dedans. Ils font bien partie de la « gouvernance » mondiale mais comme s’ils étaient le lieu de vie de citoyens de seconde zone. Le camp de Dadaab au Kenya illustre parfaitement cette politique du gouvernement humanitaire. Considéré comme le plus grand camp du monde, il est en fait composé de quatre sites juxtaposés, et regroupe entre 350 000 et 450 000 habitants selon les périodes.

L’H : Peut-on esquisser une typologie de ces camps ?

M.A. : Oui. On peut distinguer les campements « auto-installés », peuplés par des migrants abandonnés ou rejetés qui se trouvent eux-mêmes un lieu de refuge -  dans un contexte globalement hostile - en s’organisant parfois très bien.

Cela s’est vu en France avec ce qui fut la première « jungle » de Calais, celle qui a été démantelée en septembre 2009 par Eric Besson, alors ministre de l’Immigration. Plusieurs campements et squats ont fait suite à cette évacuation. Pendant plusieurs années, notamment grâce à l’action des associations calaisiennes d’aide aux migrants, ces derniers ont formé des petits campements, généralement de 20 à 50 personnes (jamais plus de 100). Mais l’impossibilité de franchir les frontières a fait durer ces lieux au-delà de ce qui était prévu. On peut également citer le campement de Patras en Grèce, qui a existé de fin 1996 à juillet 2009, moment où il a été détruit par décision de l’Etat.

Deuxième catégorie : celle des déplacés internes. Cette fois, il s’agit de personnes qui ne passent pas de frontières nationales, mais sont contraintes de fuir leur village et rejoignent des lieux où elles se sentent à l’abri. Cette forme de camp est la plus répandue. Son nombre est fluctuant, même si on peut l’évaluer à plus d’un millier, abritant en tout quelque 6 millions de personnes. On en compte des dizaines dans l’est de la République démocratique du Congo, plus de 200 au Soudan, et on sait qu’il y en a beaucoup en Afghanistan. A Haïti, plus d’un an après le tremblement de terre de janvier 2010, il y avait encore plus de 1000 camps de déplacés. En Syrie, depuis le début de la guerre, des millions de Syriens vivent dans de tels camps de « déplacés internes ». Ces campements sont aujourd’hui pris en charge par des ONG - le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ou d’autres associations.

L’H : Les camps sous contrôle du HCR appartiennent donc au troisième type de camps, ceux dits « de réfugiés ». Pour cela, il faut qu’il y ait franchissement de frontière ?

M.A. : Oui. C’est pourquoi j’utilise parfois, pour parler du HCR, l’expression de « police des camps », dans la mesure où cette institution onusienne impose aux réfugiés un site hors duquel elle ne prodigue aucune assistance. Ce qui donne parfois lieu à des manifestations violentes : en juin 2003, à Conakry (Guinée), des Libériens à qui on refusait le statut de réfugié – on exigeait d’eux, pour cela, qu’ils s’installent dans des camps à 600 kilomètres de là - ont retenu dans son véhicule et menacé le représentant du HCR.

Ces camps, reconnus par le HCR (mais parfois gérés par des ONG travaillant sous contrat avec lui), correspondent à la norme onusienne. On en compte au moins 450 dans le monde, qui abritent 6 millions de réfugiés - davantage, en fait, si l’on pense aux nouveaux camps de réfugiés syriens ou irakiens créés en Turquie ou en Jordanie. Depuis quelques années, le HCR évite d’avoir de trop grands camps : il essaie de ne pas dépasser 10 000 personnes afin de limiter les risques d’épidémies et d’émeutes. Installés dans des forêts ou dans des zones désertes concédées par les Etats, les camps donnent à leurs aménageurs l’impression d’agir sur une table rase, sur laquelle ils peuvent déployer toute leur logistique humanitaire, comme tracer des voies ou transporter de l’eau par camion-citerne. Cela renforce le sentiment de puissance qui traverse les organisations et parfois les employés de ces ONG qui vont « prendre la place du gouvernement » - termes entendus à Haïti à propos de la gestion du camp Corail, regroupant 75000 déplacés suite au tremblement de terre de janvier 2010. Ce pouvoir sur la vie, associé à la mise à l’écart des espaces et du droit des Etats-nations, fonde le gouvernement humanitaire comme une réalité pour certaines catégories de la population : c’est une réalité technique, logistique, durable, où le discours du soin pour le « vulnérable » peut disparaître sous ce qui lui est toujours adjoint - une politique du contrôle de « l’indésirable ».

Ajoutons que les camps de réfugiés gérés par le HCR sont parfois clos. Les gens ne sont pas « prisonniers » mais beaucoup se considèrent comme tels. En Thaïlande ou dans le sud du Liban, certains camps sont entourés de barbelés et de miradors, ailleurs simplement d’un mur. On peut alors parler d’enfermement ou de privation légale de la liberté de circuler.

C’est un point commun avec le quatrième type de camp : le centre de rétention, où sont retenus des migrants dits « clandestins » - traités, donc, comme des prisonniers - avant d’être renvoyés dans leur pays d’origine, voire avant même qu’ils aient pu déposer une demande d’asile. C’est le cas des centres de détention que l’Australie gère sur l’île Christmas dans l’océan Indien, ou du centre d’identification de Lampedusa en Italie. Ces centres relèvent de la police nationale, les organisations humanitaires n’y ont donc qu’une fonction secondaire. C’est ce qui caractérise aussi les fameux « hotspots » imaginés par l’Union européenne fin 2015. D’abord, on a cru avoir affaire à des centres d’accueil, puis à des centres d’identification. Il s’avère que ce sont des camps de rétention et d’expulsion des « migrants ».

L'H. : Les réfugiés installés dans les camps sont-ils totalement dépendants de l'aide humanitaire ?

M. A. : Au début, ce qui prime c'est l'urgence : se nourrir, se faire soigner. Il faut environ deux ans pour que les gens comprennent que cette situation n'est pas aussi provisoire qu'ils le pensaient. Alors, ils réorganisent leur vie. Certaines familles se recomposent : des veufs, parfois avec enfants, s'installent ensemble, ne serait-ce que pour survivre. De petites écoles, d'alphabétisation et primaires, sont mises en place. Il y a beaucoup de naissances, ce sont des lieux pleins de vie. S'ils ont assez de terrain pour cela, certains cultivent des parcelles pour se nourrir mais aussi pour vendre dans le camp leur surplus : tomates, oignons, plus rarement du riz. A Dadaab, certains réfugiés agriculteurs peuvent même vendre, à des commerçants extérieurs, du riz, des fruits et légumes. Beaucoup de gens, sur place, travaillent pour les ONG : en participant à la fabrication de puits, de routes, de l'équipement sanitaire, en faisant le chauffeur... C'est même une des ressources les plus importantes du camp, et la base stable de son économie !

Ces personnes comptent généralement parmi les leaders : ce sont souvent celles qui savent parler anglais, et elles sont rémunérées. Il y a donc de l'argent qui circule dans le camp, une petite économie qui se met en place. Car si la nourriture de base - farine, huile, riz, sel - et bien sûr l'abri sont gratuits, le reste, il faut l'acheter. Mais l'accès au travail et à cette économie est inégal, ce qui entraîne une hiérarchisation sociale et peut provoquer des conflits. On peut dire qu'une espèce de vie politique s'organise, où s'expriment les revendications contre les ONG, l'ONU, les Blancs... Dans les camps d'Afrique de l'Ouest, certains pasteurs très populaires deviennent de véritables leaders politiques (il y a beaucoup d'églises dans les camps, que les gens construisent eux-mêmes).

L'H. : Quelles sont les perspectives d'avenir ?

M. A. : De nouveaux camps s'inventent sans cesse, comme on le voit ces dernières années en Europe. A Calais, après l'errance et les campements dont on parlait plus tôt, l'État - c'est-à-dire la préfecture, à la demande de la mairie - a organisé en avril 2015 le transfert et le regroupement de la population migrante à 7 kilomètres de la ville. C'est devenu un « camp de regroupement ». Mais avec la forte solidarité européenne qui s'est développée, en quelques mois, le camp s'est transformé en une forme urbaine proche du bidonville. Une sorte d'hospitalité urbaine autogérée a émergé. C'est cela que le gouvernement a détruit en mars 2016, relançant un nouveau cycle d'errances, de campements, de squats et d'autres violences contre les migrants.

Car parler de la vie dans les camps, c'est aussi évoquer la violence liée à l'enfermement, les femmes réfugiées violées, notamment quand elles travaillent en dehors du camp ou en sortent pour chercher du bois.

Il est important de distinguer les différentes catégories de cet ensemble. Et de s'attendre à davantage de diversité encore, l'imagination des formes de l'encampement semblant sans limite aujourd'hui ! Mais ce qui constitue l'unité de cet ensemble, et dont rend compte le concept de « forme-camp », c'est la présence de trois caractères récurrents à plus ou moins haute dose : l'exception sur le plan juridique et politique, l'extraterritorialité sur le plan spatial, et l'exclusion sur le plan des structures sociales. C'est la fiction d'un « dehors » sous ces trois aspects qui rapproche ce qui se passe à Calais de ce qui se passe à Dadaab au Kenya ou à Lesbos en Grèce. Et c'est ce qui rend plus lointain l'horizon d'un monde commun.

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