DÉLINQUANCE
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers et Guillaume Rossel | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 2000 |
Deuxième et dernière contribution, après Ma France à moi, de Lavilliers à Brise de conscience avec une chanson qu’il reprendra l’année suivante dans son album Arrêt sur image : loin du spectaculaire et de la démagogie de Solo, il y revient, en quatre couplets et autant de refrains (qui répètent simplement le mot "délinquance") et sur fond de reggae sans tambours ni trompettes, sur les maux qui rongent les grands ensembles pour dresser le portrait d'un jeune, fils sans doute des Barbares et de La Zone des années soixante-dix, qui aspire à "la poésie" mais que "les blocs / Qui longent le périphérique" poussent vers "le marché parallèle" de la délinquance avec l'amère impression que son destin s'inscrit d'avance dans le paysage qui l'entoure.
LES NOUVELLES « CLASSES DANGEREUSES »
(L'Histoire n°168 ; François Dubet ; propos recueillis par Nicolas Domenach ; juillet-août 1993)
Les années 1980 ont vu l'explosion d'une nouvelle forme de délinquance, dans des banlieues de plus en plus isolées et coupées du reste de la société. Une délinquance qui touche surtout des individus très jeunes, privés de tout encadrement familial ou éducatif.
Sociologue à l'université de Bordeaux III, Jean-François Dubet a publié La Galère (Fayard, 1987), Les Lycéens (Le Seuil, 1991), Les Quartiers d'exil (avec D. Lapeyronnie, Le Seuil, 1992).
L'HISTOIRE : François Dubet, les années 1980-1990 ont-elles véritablement été celles de l'explosion d'une nouvelle délinquance, dans ces banlieues que vous appelez les « quartiers d'exil » ?
FRANÇOIS DUBET : L'augmentation de cette délinquance est une évidence. Mais le lien est difficile à établir entre la réalité de la délinquance et l'image que nous en donnent les statistiques - qui sont aussi le reflet de l'activité policière, de la tolérance de la population et de la sensibilité de l'opinion publique. Les policiers eux-mêmes donnent des chiffres biaisés ; ils font le tri entre les délits qu'ils répertorient. Car s'ils en retiennent trop, ils peuvent paraître débordés, et s'ils n'en avancent pas assez, ils seront soupçonnés d'être inefficaces.
L'HISTOIRE : Ces chiffres, même partiels ou partiaux, n'en connaissent pas moins une croissance exponentielle.
FRANÇOIS DUBET : Encore une fois, cette croissance est un indicateur de l'augmentation des délits mais aussi de la moindre tolérance à la délinquance. Les sociétés ouvrières et paysannes d'autrefois laissaient aux jeunes des espaces de déviance. La bagarre du bal du samedi soir faisait ainsi partie des traditions. Or la délinquance juvénile est devenue insupportable pour ces milieux qui se sont déstructurés et qui en sont les premières victimes. Cette décomposition a entraîné une diminution, une déperdition du contrôle social. D'où une multiplication à la fois des actes délictueux et de l'appel à la force publique pour tenter d'y faire face.
L'HISTOIRE : Parmi les différentes formes de délinquance, quelle place tient celle qui est liée à la drogue ?
FRANÇOIS DUBET : Une place essentielle. La montée de la délinquance est liée à l'augmentation de la consommation de la drogue. Il y a vingt ou trente ans, cette consommation ne concernait qu'une fraction de la bourgeoisie : l'intelligentsia. Sa « démocratisation » a entraîné de nouvelles déviances. Pour une raison évidente : le drogué doit se procurer l'argent nécessaire à l'achat de sa dose. C'est alors toute une économie de la délinquance qui s'organise. Outre les dealers et les drogués, il faut compter avec ceux qui cachent la drogue ou les revendeurs, ceux qui blanchissent l'argent, etc. De véritables réseaux qui s'organisent à partir du quartier, de l'ethnie, de la famille, car ils nécessitent la confiance.
L'HISTOIRE : Quand on parle d'augmentation de la délinquance, de quelle délinquance s'agit-il ?
FRANÇOIS DUBET : De la petite délinquance. Certes, la grande délinquance existe toujours, mais elle augmente peu et n'est plus considérée comme un problème majeur pour la société. Contrairement à la petite délinquance occasionnelle qui, elle, n'a cessé de croître, et qui est le fait de gamins frustrés par le contraste entre leurs conditions de vie d'un côté et les merveilles de la société de consommation de l'autre. Ils ne cassent pas pour se procurer des sacs de riz ou de pâtes mais des chaussures de jogging ou des blousons. Et puis ils s'amusent.
L'HISTOIRE : Ne craignent-ils pas la sanction ?
FRANÇOIS DUBET : Ces jeunes délinquants ont pour la plupart moins de seize ans. Ils ne connaissent pas d'autorité morale ou spirituelle : les pères, souvent au chômage, sont déconsidérés, les prêtres n'ont pas plus d'influence que les imams, les policiers sont impuissants. Pour ces gamins, il n'est pas grave de brûler les boites aux lettres, de rayer les voitures ou de « chourer » les auto-radios, d'autant qu'ils trouvent toujours quelqu'un pour les acheter sans poser de questions. Et pour réprimer cette délinquance très nuisible pour le voisinage, il n'existe pas de réponse juridique. Ces délinquants relèvent le plus souvent de l'enfance en danger, et la société ne s'est pas encore donné les moyens de traiter la multiplication des cas sociaux. Le placement en milieu ouvert ne représente qu'une réponse partielle. Et la prison ne fait que professionnaliser dans le crime le déviant occasionnel.
L'HISTOIRE : La répression est donc totalement inefficace ?
FRANÇOIS DUBET : Elle est nécessaire pour l'opinion, qui exige une réparation pour ce qu'elle ressent comme une atteinte insupportable à ses conditions de vie et à son sens moral. Mats cette répression n'enraye pas l'augmentation des délits. Prenons l'exemple de la peine de mort : elle a été réintroduite aux Etats-Unis, y compris pour les mineurs. Or la petite délinquance progresse aussi là-bas. Je vous rappelle qu'au XIXè siècle on condamnait aux galères un voleur de pain, et que cela n'a pas arrêté les vols...
L'HISTOIRE : La gauche n 'a-t-elle pas négligé, tout de même, le traitement répressif de la petite délinquance ?
FRANÇOIS DUBET : Il n'y a jamais eu autant de gens en prison que ces dernières années... et jamais autant d'actes délictueux recensés. Symboliquement, il est vrai, le pouvoir socialiste s'est pourtant mis à dos une partie importante de l'opinion en paraissant s'occuper davantage des délinquants que des victimes. Il a sous-estimé l'exaspération de la population, mais il n'a pas mené une politique laxiste.
L'HISTOIRE : Mais ne s'est-il pas établi des zones qui échappent à l'état de droit et où la police ne pénètre plus ?
FRANÇOIS DUBET : Ce n'était pas une volonté politique de la gauche. Mais il est vrai qu'il existe des quartiers où la police préfère ne plus entrer de peur de déclencher des émeutes. Il est vrai aussi que certains policiers sont exaspérés ou découragés parce qu'il leur arrive d'arrêter dix fois de suite le même gamin et de continuer à le retrouver en train de les narguer le soir dans la rue. Mais on ne peut ni boucler tous les délinquants ni multiplier les forces de police par cinq. Alors, on doit s'attaquer aux vrais problèmes, conjuguer prévention et répression, et constater qu ils ne sont pas simples a résoudre. Il faut trouver des peines ajustées qui n'inscrivent pas le délinquant dans une carrière de voleur. Les peines de substitution, telles les travaux d'intérêt général, peuvent, par exemple, constituer une réponse, mais ils sont encore très peu infligés.
L'HISTOIRE : A vous entendre, l'école ne joue plus son rôle intégrateur et civique ?
FRANÇOIS DUBET : Avec la massification scolaire promue avec constance par tous les gouvernements de la France depuis la Libération, l'école est devenue un appareil qui distribue des diplômes et des positions sociales aux dépens d'une fonction éducative classique. Elle n'est plus investie d'une fonction d'intégration « républicaine » puisque la république est désormais bien installée. Il faudrait aujourd'hui inventer la culture d'une école secondaire de masse, plutôt que regretter les vertus d'une école qui abandonnait les enfants dès la fin de la scolarité obligatoire.
L'HISTOIRE : En quoi l'immigration constitue-t-elle un facteur de délinquance ?
FRANÇOIS DUBET : Ce n'est pas la culture immigrée qui crée la délinquance. Quand le monde des immigrés reste structuré (et la religion musulmane est un facteur de structuration et de cohésion), il ne se produit pas ou peu de délinquance (c'est le cas des Portugais qui ont su maintenir une grande cohésion familiale et communautaire), ou encore une délinquance qui ne dérange guère parce qu'elle ne déborde pas, comme celle de la communauté chinoise. Mais le monde maghrébin est plus ouvert et les jeunes y sont partagés entre deux cultures elles-mêmes décomposées. Ils n'appartiennent ni à l'une ni à l'autre. Ils sont exclus en France et rejetés dans leur pays d'origine.
L'HISTOIRE : Dans les familles immigrées, pourquoi les filles paraissent-elles mieux s'en sortir ?
FRANÇOIS DUBET : Pour deux raisons. La première tient au contrôle social plus fort que les familles continuent d'exercer sur les filles. La seconde à un désir plus vif d'entrer dans un modèle occidental qui leur donne plus d'autonomie. Il n'est pas exclu aussi que les filles maghrébines soient moins victimes des stéréotypes racistes que les garçons. Et puis, dans tous les groupes sociaux, les filles travaillent mieux que les garçons.
L'HISTOIRE : En l'absence d'une reprise économique, peut-on quand même espérer trouver des solutions ?
FRANÇOIS DUBET : Le problème majeur tient à ce que l'amélioration de la situation économique n'est plus, à elle seule, suffisamment créatrice d'emplois pour favoriser une bonne intégration sociale. Même si cela peut sembler utopique, nous serons conduits, dans les prochaines années, à poser de façon nouvelle le problème de la solidarité et de la distribution, non seulement des ressources mais aussi du travail. C'est ce que signifie aujourd'hui, de manière vague, confuse, utopique, le thème du partage du travail.