CLIMAT

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1967 (inédit 1968)

Une chanson déjà au programme du concert où figure aussi Barcelone en décembre 1967 mais qui trouvera quant à elle sa place sur le premier 33 tours de Lavilliers l'année suivante : un guitare-voix où l'auteur confie à nouveau, à demi-mots cette fois, ses doutes sur la voie à emprunter entre Rive gauche et show-business ; s'il répond finalement à "l'appel des pavés", semblant ainsi pressentir ce qui se passera en mai 68, il se laisserait volontiers retenir par la jeune bourgeoise qui l'a entraîné dans son lit.

LAVILLIERS ET MAI 68
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)

Nous sommes au Quartier latin, à l'approche du printemps 1968. Le carcan de la société est tel qu'on sent la grogne monter depuis quelques mois chez ces étudiants qui réclament une libéralisation des mœurs. Clivages sociaux par trop rigides, paternalisme autoritaire omniprésent, le décalage est manifeste entre la jeunesse d'un pays et ses tuteurs moraux de plus en plus décriés. Du reste, la société de consommation s'est désormais pleinement installée, sans qu'on mesure vraiment les mutations qu'elle entraîne dans les attentes comme dans les refus. Et le climat international n'est pas étranger (guerre froide, guerre du Viêtnam, printemps de Prague...) à l'ambiance générale.

Mai arrive, avec les manifestations estudiantines que l'on sait. Et cette grève générale qui paralyse le pays. Les slogans vont bon train dans ce Quartier latin gagné aux soulèvements depuis le 3 mai. Dans les usines et universités aussi qui sont pareillement fermées, occupées : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », « Il est interdit d'interdire », « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves », « Prenez vos désirs pour la réalité », « On achète ton bonheur. Vole-le ! »... Les affrontements sont d'une rare violence. L'heure n'est pas, en pleine guérilla urbaine, a fortiori dans les environs du quartier Saint-Michel, aux sorties nocturnes, aux restaurants-concerts, aux cabarets. De partout on débat, ailleurs on se bat. Les rues se dépavent, que l'on barricade. C'est l'affrontement permanent entre les CRS et les jeunes étudiants qui tendent la main au monde ouvrier.

Quand elle unit des camarades
La colère, la colère
Quand elle unit des camarades
La colère monte en barricades.
(Grève illimitée ; Dominique Grange ; 1968)

En plein cœur géographique de ce qu'on nommera pudiquement « les événements », la Maison pour tous de Georges Bilbille s'improvise antenne médicale d'urgence, réquisitionnée comme telle par un groupe de médecins au motif que les ambulances ne peuvent circuler au milieu des barricades et des arbres abattus, déracinés. On y distribue aussi plus de mille repas par jour aux vieux qui, du fait de la grève des administrations, ne reçoivent plus leur pension. Autant de « faits de guerre » qui déplaisent souverainement au maréchal d'Empire pour lequel se prend un certain Jean Tibéri, député suppléant de cette circonscription. Qui se fend alors d'une convention imposée (sous peine de disparaître) aux associations accueillies dans les locaux appartenant à la Ville de Paris, convention réduisant de beaucoup leur sphère de liberté et d'initiatives. La Mouffe refusera de la signer : le futur maire de Paris mettra onze ans pour avoir définitivement la peau de la Mouffe, lui faisant supprimer ou interdire, une à une, toutes ses maigres subventions. Et, in fine, la faisant raser, sans autre forme de procès (1).

Mai 68, quartier dévasté, éventré. Plus de concerts, plus de spectacles, il n'y a plus rien. De la Méthode à la Contrescarpe, du Panthéon à Saint-Médard, la microéconomie de Mouffetard s'effondre comme un château de cartes. Et, quand une salle subsiste, il n'y a plus ni scène, ni spectateurs : toute hiérarchie est abolie. « Je vis ce mouvement dans une merde noire, mais j'y participe pleinement (2) », se souvient Nanar. Car désœuvrés mais solidaires du mouvement social, quelques artistes occupent le music-hall Pacra, boulevard Beaumarchais (qui deviendra plus tard le théâtre de la Bastille) ou y passent de temps en temps. Parmi eux, Coluche, Jacques Higelin, Bernard Douby et Bernard Lavilliers. Tout le monde dort sur place. C'est bœufs et happening tous les jours, un peu n'importe quoi... De temps à autre, certains d'entre eux font des percées vers la cité universitaire d'Antony ou en direction des usines Renault, à Flins : « Certains soirs nous allions sur les barricades. Avec Coluche, je suis allé à Antony : on jouait dans les amphis. Nous menions des actions selon nos inspirations. On choisissait les lieux, usines, écoles... pour chanter, faire des sketches » se souvient Douby.

Dans les usines, je me suis planquée
Pour les travailleurs, j'ai chanté [...]
Je n'ai rien vu, j'étais pas dans la rue
Tout ce qui était gai, je l'ai manqué.
(Nous sommes le pouvoir ; Colette Magny ; 1968)

Toujours méfiant, Lavilliers se sent difficilement concerné par les beaux discours d'intellectuels de gauche, tels qu'on en professe du côté de la Sorbonne : « Tout le monde chante chez Renault et personne ne va en province faire de l'information et raconter ce qui se passe réellement à Paris. Les chanteurs de cabaret, eux qui n'ont jamais touché à la politique, se retrouvent révolutionnaires du jour au lendemain. Un peu parce que c'est à la mode... (3) » Bernard rejoint sa région d'origine, au plus près de la base : « Je suis parti en province, chanter dans les usines de ma région et plus particulièrement à Lyon. D'ailleurs, ils s'en souviennent, parce qu'après, la CGT s'est fait un malin plaisir de me mettre à la porte des usines, sous prétexte que j'étais un agitateur. Je n'étais pas très copain avec les communistes, à l'époque. J'étais trop anar... » Lyon est sous grande tension, les forces syndicales et politique de gauche divisées comme jamais, toutes isolées des étudiants. Sans direction la manif du 24 mai se scinde en deux et les policiers se retrouvent pris en tenaille sur le pont Lafayette. C'est en ces circonstances que le commissaire responsable des sommations, avant la charge de ses hommes, est renversé par un camion lancé par un groupe de manifestants. Les tentatives d'un étudiant en médecine pour le ranimer seront vaines. S'ensuivent des violences de part et d'autre jusqu'à tard dans la nuit : barricades et vitrines brisées de magasins souvent mis à sac, incendies et choc des grenades et, pour faire bon poids, « ratonnades » et descentes policières dans les immeubles occupés par des immigrés dans le quartier de la Guillotière... La capitale des Gaules est comme jamais en état de choc, l'ambiance des plus pesantes, la CFDT parle de psychose de guerre civile, la coupure entre syndicats et étudiants paraît irréversible. Comme à Paris, une manifestation de soutien au gouvernement va sonner la contre-offensive. Lyon cesse de rugir et rentre sagement dans sa cage (4).

(1) On lira en détail cette « aventure » dans le livre de Gorges Bilbille, Une histoire de théâtre du côté de Mouffetard.

(2) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.

(3) Paroles et Musique n°11, juin 1981, propos recueillis par Jacques Erwan.

(4) Ce paragraphe doit beaucoup à l'article de Michelle Zancarini-Fournel sur 4810, Culture et Société en Rhône-Alpes n°2, deuxième trimestre 2008.

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