CHAMPS DU POSSIBLE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers et Georges Baux
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1994

La chanson éponyme de l'album Champs du possible constitue le second volet du diptyque qui y fait le point sur l’état du monde "quelques heures" avant "l’an 2000" : le bilan est tout aussi inquiétant que dans Troisièmes couteaux ("Pas de contre-pouvoir aux dollars qui défilent / Et dans les couloirs les banquiers qui se faufilent"), mais la chanson se termine toutefois sur une note d'espoir ("Aux artistes il échoit des choses à inventer / Et prendre quelques rêves pour la réalité"), un espoir romantique dont Tête chargée renverra des échos désabusés vingt ans plus tard.

LES QUATRE ÂGES DE L'ONU
(L'Histoire n°301 ; Philippe Moreau Defarges ; septembre 2005)

L'ONU a été créée il y a soixante ans. Paralysée par la guerre froide dès 1950, l'organisation internationale a repris vigueur avec la fin de l'opposition Est-Ouest, au début des années 1990. Notamment au moment de l'invasion du Koweït par l'Irak. A nouveau malmenée depuis 1992, doit-elle être remise en cause ?

L'Organisation des Nations unies (ONU) a soixante ans. Pour le cynique réaliste, incarné aujourd'hui par le courant néoconservateur américain, elle n'a souvent fait qu'apporter un appui légal aux véritables responsables de l'ordre mondial, les grandes puissances. Pour l'idéaliste, pour l'institutionnaliste, l'ONU est, au contraire, l'instrument, même encore imparfait, d'une utopie, celle de la paix par le droit, conduisant tous les États de la planète à se rallier aux mêmes règles et à se placer sous le ­contrôle d'un policier universel, le Conseil de sécurité. Une vaste ambition qui ne saurait se matérialiser que laborieusement.

Il est vrai que, depuis 1945, même si les affrontements armés continuent de proliférer, aucune conflagration du type des deux guerres mondiales n'a éclaté. Mais, rappellerait le cynique, cette paix relative est due peut-être moins au « machin onusien », comme l'appelait de Gaulle, qu'au potentiel destructeur croissant des armements - d'abord atomiques - contraignant les gouvernants à la prudence. Alors, à quoi sert l'ONU ? Pour le comprendre, il faut redire son rôle, en l'inscrivant dans les quatre temps d'une chronologie mondiale.

L'ONU naît de la charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juillet 1945. Comme sa malheureuse sœur aînée, la Société des nations (SDN), créée en 1920 et qu'elle remplace en 1946, elle est d'abord l'enfant de l'Amérique. Pour ses deux principaux instigateurs, le président américain Franklin D. Roosevelt et son successeur Harry S. Truman, tous deux très marqués par les lendemains de la Première Guerre mondiale, il est vital de ne pas répéter les erreurs de l'entre-deux-guerres : les faiblesses de la SDN (dont le Sénat américain n'a jamais ratifié le Pacte), l'isolationnisme des États-Unis puis la crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale.

Pour les administrations Roosevelt puis Truman, l'ONU maintiendra la paix par l'association de quatre éléments : l'instauration d'une démocratie internationale, la gestion de la force légitime par une ­concertation des puissants, la création d'une armée onusienne et le rôle, de la part des États-Unis, de chef d'orchestre officieux.

La Charte de l'ONU est d'abord un pacte démocratique : tous les États membres de l'Organisation sont égaux en droits. La démocratie américaine, si elle veut échapper au repli isolationniste, doit promouvoir un accord démocratique entre tous les États, les amenant à adhérer aux mêmes valeurs et obligations : égalité souveraine des États, respect de leur intégrité territoriale, règlement pacifique des différends, liberté du commerce et des océans...

Par ailleurs, Roosevelt, à l'encontre de l'idéalisme de Wilson, est convaincu que la paix ne se fait pas avec de bonnes intentions mais avec la prise en compte des réalités géopolitiques. Ainsi la paix onusienne sera assurée par la concertation des vainqueurs, ceux-ci étant les premiers intéressés à préserver leur victoire : ce sera le rôle du Conseil de sécurité.

Tout comme le concert européen du XIXe siècle, ce Conseil doit maintenir la paix. Sa composition combine deux préoccupations : d'une part, placer, au cœur du dispositif, les cinq principaux vainqueurs de 1945 ; d'autre part, associer la communauté « démocratique » des États, avec dix membres non permanents élus par l'Assemblée générale. Les États-Unis, l'URSS - depuis 1992 la Russie -, la Chine, le Royaume-Uni et la France, membres permanents du Conseil, peuvent chacun bloquer toute décision par un droit de veto. Pour que le Conseil décide, deux conditions doivent être réunies : 1) il faut au moins neuf voix en faveur de la décision ; 2) il ne doit y avoir aucun veto.

Il est convenu que le Conseil de sécurité, policier du monde, reçoive les instruments les plus efficaces : toute résolution adoptée par lui pour faire respecter la paix doit lier l'ensemble des États membres (article 48) ; des forces aériennes doivent être mises à la disposition de l'ONU, un comité d'état-major doit être instauré (articles 45 à 47). Mais tout cela restera sur le papier.

Enfin, en 1945, les États-Unis sont ­conscients d'être, loin devant les autres, le premier vainqueur. Ils utilisent donc leur prééminence, leur centralité, pour constituer les coalitions nécessaires afin de faire face aux crises internationales.

Ce dispositif ne peut fonctionner que si deux conditions se rejoignent. Tout d'abord, il faut que les parties prenantes soient à peu près fixées. Or, en 1945, se dessine un bouleversement historique qui va remodeler le paysage planétaire : la décolonisation, qui va multiplier par près de quatre le nombre des États (ils sont 51 en 1945 et 181 en 2005). Ensuite, les vainqueurs doivent manifester la volonté de travailler ensemble, de reconnaître des intérêts communs supérieurs aux intérêts particuliers. Or les visions américaine et soviétique de la paix sont incompatibles : les États-Unis, intacts et riches, veulent un monde ouvert aux échanges ; l'URSS, dominée par Staline, ravagée, cherche à construire une forteresse impénétrable. S'ouvre alors pour quarante ans le temps de la guerre froide, qui est aussi pour l'ONU celui de la glaciation - c'est le deuxième âge.

En 1950, la guerre de Corée met en lumière le problème majeur du système onusien : celui du consensus entre ses membres permanents. Tandis que les États-Unis mobilisent l'appui de l'ONU pour leur combat contre la Corée du Nord, l'URSS oppose son veto. Le Conseil s'installe dès lors dans une paralysie presque totale jusqu'à la fin de la guerre froide, en 1989. Dorénavant, tout conflit engageant directement les supergrands - crises internes dans l'un ou l'autre des deux blocs, guerres du tiers-monde impliquant des soldats américains (Vietnam) ou soviétiques (Afghanistan) - laisse de côté l'ONU.

Pendant les quarante années que dure le système bipolaire, l'Organisation est tout de même utilisée pour les conflits qui n'impliquent pas les deux Grands. Ainsi les célèbres forces de maintien de la paix (casques bleus), qui n'étaient pas prévues par la Charte, sont bricolées tant par l'Assemblée générale que par le Conseil de sécurité...

La première de ces forces - la Force d'urgence des Nations unies, FUNU 1 - est créée en 1956 par l'Assemblée générale pour surveiller l'arrêt des hostilités entre l'Égypte et Israël, à la suite de l'affaire du canal de Suez. La mise en place de cette force donne lieu à de très laborieuses tractations entre les nombreuses parties concernées : Égypte, Israël, États-Unis, URSS, Royaume-Uni, France, etc. Ainsi la FUNU 1 ne comprend que des soldats venant d'États à l'impartialité reconnue : Brésil, Canada, Colombie, Danemark, Finlande, Inde, Indonésie, Norvège, Suède et Yougoslavie.

Le bilan de cette première force est loin d'être glorieux. En mai 1967, le gouvernement égyptien demande et obtient le départ des casques bleus. Quelques semaines plus tard éclate la guerre des Six-Jours, nouvel affrontement israélo-arabe...

Au début des années 1960, les casques bleus se retrouvent engagés au Congo ex-belge (Zaïre, aujourd'hui République démocratique du Congo) dans une véritable guerre pour mettre fin à la sécession du Katanga. L'intervention onusienne donne lieu à des combats féroces. Le secrétaire général, le Suédois Dag Hammarskjöld, en première ligne dans l'opération, est tué dans un mystérieux accident d'avion. La sécession katangaise est réduite en janvier 1963, mais cette tragique expérience révèle que l'ONU n'intervient convenablement que lorsque, au préalable, un accord politique a déterminé les modalités de son action.

La quasi-paralysie du Conseil déplace le centre de gravité de l'ONU du Conseil vers l'Assemblée générale. De la fin des années 1950 aux années 1970, cette enceinte devient le forum du tiers-monde, l'une des tribunes de l'anti-impéralisme. C'est ainsi que, le 13 novembre 1974, Yasser Arafat, en tenue de combat, est reçu triomphalement en porte-parole des « damnés de la terre »...

Avec l'agonie de la guerre froide, dans la seconde moitié des années 1980, le Conseil de sécurité sort de sa somnolence. Dès lors, ses résolutions, fondées sur le chapitre VII (maintien de la paix), se multiplient et visent de très nombreux conflits, du Cambodge à l'ex-Yougoslavie, de la Somalie à Haïti. Pour l'ONU, c'est le troisième temps, l'illusion brève d'un fonctionnement parfait.

En 1990-1991, l'affaire du Koweït revêt une importance particulière : elle semble illustrer ce que devrait et pourrait être un bon fonctionnement de l'ONU. En même temps, elle confirme les difficultés insurmontables contre lesquelles est vouée à buter toute organisation institutionnelle du maintien de la paix.

Rappelons les faits. En août 1990, l'Irak de Saddam Hussein envahit puis annexe le Koweït. La réaction de la communauté internationale est presque unanime : il s'agit d'un viol grave du droit international (agression d'un État souverain par un autre État souverain). Le Conseil de sécurité montre une unité presque complète (seul le Yémen, membre non permanent), refuse de condamner l'Irak.

Par une succession de résolutions, le Conseil enferme l'Irak dans des sanctions de plus en plus sévères et autorise même le recours à la force armée pour libérer l'Émirat de l'emprise irakienne (résolution 678 du 29 novembre 1990). La guerre a lieu en janvier-février 1991, le Koweït est libéré et l'Irak se trouve soumis à des conditions draconiennes : élimination des armes de destruction massive, surveillance de tous les échanges avec l'extérieur, dommages de guerre considérables. Le pays s'enfonce dans la misère.

Cependant, derrière la guerre du droit, se devinent les faiblesses du système onusien. L'unité du Conseil, loin d'être un acquis irréversible, est le produit éphémère des circonstances. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, démocraties occidentales, très dépendantes du pétrole du Moyen-Orient, ne peuvent que combattre l'agression irakienne. Mais l'URSS, elle, a longtemps été la protectrice de l'Irak. Seulement, en 1990, la patrie du socialisme est moribonde et a un besoin vital du soutien occidental ; d'où son adhésion à la décision de sanctionner l'Irak. Quant à la Chine, son accord s'explique par le souci de se faire pardonner par l'Occident la répression de Tian'anmen (1989).

Certes, les résolutions du Conseil encadrent la montée vers la guerre et son règlement. Elles sont essentielles pour légitimer la mise au pas de l'Irak. Mais la guerre, elle-même, échappe au Conseil de sécurité. Pour le « grand patron », les États-Unis, ce conflit reste son affaire exclusive. L'ONU n'est en aucune manière associée aux opérations militaires.

C'est là un nouvel exemple de la contradiction fondamentale de l'Organisation : conçue pour acquérir peu à peu le contrôle de la force armée, elle se révèle impuissante à surmonter la volonté des États, et d'abord des plus puissants, de conserver jalousement cette maîtrise des moyens militaires, cœur de leur souveraineté.

Depuis 1992, l'ONU est entrée dans son quatrième âge, celui des incertitudes sur ses missions et son avenir. Le Conseil de sécurité, libéré de sa léthargie de la guerre froide, semble emporté par une fuite en avant. La notion de « maintien de la paix » ne cesse d'être élargie : l'enjeu n'est plus seulement de mettre fin aux combats mais de construire une nouvelle société purgée de ses vieux démons, réconciliée avec elle-même. Pour cela, le Conseil se dote de nouveaux outils, avec la création de tribunaux pénaux internationaux.

Ainsi pour les crimes commis dans l'ex-Yougoslavie (résolution 808 du 22 février 1993) ou au Rwanda (résolution 955 du 8 novembre 1994). Face à ces deux tragédies, le Conseil de sécurité sent en effet qu'il n'a pas été à la hauteur, ayant laissé se commettre des crimes de masse. Ces tribunaux doivent rappeler que l'horreur finit toujours par être punie. Mais ils sont aussi parfois dénoncés comme un instrument des puissants voulant dicter leur morale aux pauvres de la planète. Le Rwanda considère que c'est à lui seul de rendre justice ; membre non permanent du Conseil de sécurité au moment où est débattue la création du Tribunal international, il vote contre cette création et institue chez lui son propre tribunal.

Les personnels des Nations unies, pour leur part, sont engagés sur d'innombrables fronts : l'ex-Yougoslavie, le Cambodge, le Timor oriental, l'Afrique subsaharienne. En 2005, environ 60 000 personnes sont en charge d'une quinzaine de missions. Les unes sont très anciennes (Palestine depuis 1948, frontières Inde-Pakistan depuis 1949). D'autres très récentes (Côte d'Ivoire depuis 2004).

Enfin, la bénédiction de l'ONU est devenue souvent indispensable pour les puissances avant leur intervention à l'étranger, que ce soient les États-Unis en Haïti en 1994 ou la France au Rwanda en 1994 et en Côte d'Ivoire en 2004. Car tout État envoyant des troupes sur tel ou tel théâtre de tragédie ou d'affrontements tient à ce que son intervention ne soit pas interprétée comme le signe d'un impérialisme dissimulé. Avec un mandat du Conseil de sécurité, l'opération est en principe incontestable.

Il y a des demi-succès : le Cambodge, l'ex-Yougoslavie, le Timor oriental... Dans ces pays, les hostilités s'éteignent, un processus politique (principalement, la tenue d'élections libres et surveillées) se met en place. Il y a aussi des enlisements, comme en Afrique subsaharienne : la mission des Nations unies déployée au Congo depuis 1999 (15 000 casques bleus en 2005) est ressentie comme profitant du pays, se terrant dans ses campements et faisant peu pour le pacifier.

Les conflits que récupère l'ONU sont finalement ceux dont les puissants ne veulent plus. Ainsi l'Afrique est-elle devenue un grand terrain d'intervention onusienne, les puissances redoutant de s'enfoncer dans un bourbier et les moyens locaux étant dramatiquement insuffisants. L'ONU, plus qu'un policier, est aujourd'hui un infirmier ; son but est moins d'assurer un ordre que de parer au plus pressé : nourrir et soigner les populations, empêcher les épidémies.

Le 11 septembre 2001, les attentats d'Al-Qaida contre le World Trade Center de New York ont ébranlé tout le système mondial de sécurité. Désormais, l'ennemi n'est plus une entité identifiable et localisable (en clair, un État), mais une réalité protéiforme en métamorphose permanente : les phénomènes terroristes. Il ne s'agit plus de faire la guerre mais de mener des actions aux dimensions multiples : opérations militaires, police, etc. Par ailleurs, le 11 Septembre a convaincu les États-Unis qu'ils sont seuls face aux désordres de la planète, seuls à être conscients des défis et à développer les moyens nécessaires, notamment militaires.

Dans l'esprit de cet unilatéralisme américain, l'ONU est d'abord un obstacle : par l'importance « excessive » qu'elle donne au droit et aux procédures, par la lourdeur et l'inefficacité de la bureaucratie et par ses prétentions moralisatrices. Or les États-Unis se considèrent engagés dans une lutte à mort où l'efficacité doit primer.

Pourtant l'ONU, ou plus précisément le Conseil de sécurité, a montré sa compréhension de l'anxiété américaine : dès le 12 septembre 2001, le Conseil vote, à l'unanimité, la résolution 1368, reconnaissant que l'agression du World Trade Center place les États-Unis en position de légitime défense et les autorisant à détruire le régime des talibans, qui abrite, en Afghanistan, Al-Qaida.

Mais les États-Unis veulent plus : abattre un État-symbole, anéantir l'Ennemi, l'Irak de Saddam Hussein. Ici, l'administration Bush ne peut éviter un débat : faut-il balayer le régime du dictateur irakien avec ou sans l'aval de l'ONU ? Le juridisme est profond aux États-Unis : seule la bénédiction de l'ONU garantit une pleine légitimité internationale. D'où, durant l'automne 2002 et l'hiver 2002-2003, la quête par les Américains d'un soutien onusien sous la forme d'une résolution du Conseil de sécurité pour une action armée contre l'Irak. Et leur échec en février 2003 : la France, la Russie, la Chine (membres permanents) et l'Allemagne (membre non permanent) bloquent l'adoption d'une résolution de soutien. Les États-Unis renverseront donc Saddam Hussein sans l'aval de l'ONU.

L'ONU est-elle définitivement hors jeu ? A peine marginalisée, elle redevient l'une des enceintes clés sur l'avenir de l'Irak post-Saddam. Le Conseil de sécurité a adopté pas moins de trois résolutions sur le nouvel Irak, sans aucune opposition : la résolution 1483 du 22 mai 2003, décidant de l'association de l'ONU à l'administration de l'Irak ; la résolution 1500 du 14 août 2003, approuvant le Conseil intérimaire de gouvernement ; la résolution 1546 du 8 juin 2004, organisant le rétablissement de la souveraineté nationale. Même si les États-Unis refusent tout contrôle onusien sur leur action en Irak, ils n'en admettent pas moins que la réussite de cette action requiert une légitimation onusienne, voie indispensable pour amener la communauté internationale à se reconnaître impliquée dans la construction du nouvel Irak.

Le 2 décembre 2004, un Groupe de personnalités de haut niveau parmi lesquelles Robert Badinter, choisies par le secrétaire général Kofi Anan, a remis son rapport sur l'avenir de l'ONU (1). Ce n'est ni le premier, ni le dernier rapport sur la réforme de l'organisation internationale. En même temps, il s'agit de la première réflexion d'ensemble, dans le cadre onusien, sur la sécurité planétaire au lendemain du 11 septembre 2001.

Le raisonnement part du constat d'une transformation profonde des menaces : la guerre interétatique, autour de laquelle s'organisait toute la sécurité internationale, n'est plus qu'un problème parmi beaucoup d'autres - guerres civiles, guerres à la fois civiles et interétatiques, terrorismes, trafics... Le rapport s'interroge sur la difficulté centrale de l'ONU : comment peut-elle obtenir le transfert progressif de la force armée des États vers un policier mondial ? Cette ambition se révèle pour le moment impossible à matérialiser, les États demeurant persuadés qu'eux seuls et leurs armées peuvent protéger leur territoire et leur population.

Le rapport, prenant acte que des États pourraient envisager, dans le cas où ils se sentiraient soudainement menacés, de recourir « préventivement » aux armes, préconise l'élaboration d'une nouvelle doctrine de la « guerre juste ». Il s'agit de dégager les critères d'une action militaire compatible avec la morale.

Cette démarche est très ancienne ; elle est notamment celle de théologiens chrétiens du Moyen Age qui définissent le ­concept de guerre juste comme un conflit dont le moteur est de rétablir la justice et la paix sans haine ni cupidité (2). Le rapport des sages de l'ONU en redécouvre les éléments : présence d'une menace très grave ; définition d'une action ajustée à la menace ; épuisement préalable des voies pacifiques ; évaluation rigoureuse des chances de réussite.

Toutefois, cette doctrine de la guerre juste soulève une interrogation bien délicate : aussi précis que soient les critères retenus, à qui appartiendra-t-il de vérifier si, dans les faits, ils sont respectés ou non ? Si chaque État est laissé libre de décider si les critères sont satisfaits, aucun ne voudra se condamner. Il faut donc instituer un organe indépendant habilité à contrôler, cas par cas, si les conditions de la guerre juste sont réunies. Mais cet organe existe déjà : c'est le Conseil de sécurité, équivoque car composé d'États, chacun avec ses intérêts propres.

Malgré ses lacunes, l'ONU, si elle disparaissait, serait très probablement recréée. Même si l'Organisation n'a pas réussi à confisquer aux États le droit souverain de faire la guerre, elle l'a discipliné. De plus, l'ONU est l'un des éléments du forum planétaire ; grâce à ce dernier, se construit un débat mondial, ­contribuant à la prise de conscience d'une gestion différente de la Terre, ce vaisseau fragile sans lequel l'humanité n'est rien.

Enfin, l'ONU est un système où le maintien de la paix s'inscrit dans une approche globale incluant monnaie (Fonds monétaire international, FMI), agriculture (Organisation mondiale pour l'alimentation et l'agriculture, FAO), santé (Organisation mondiale de la santé, OMS), etc.

Au sein de cette vaste configuration persiste la question du recours à la force armée. Comment un État abandonnerait-il ce qui fait son exceptionnalité, le monopole de la violence légitime, selon la formule de Max Weber ? Cette question, elle aussi, évolue avec le formidable développement du droit international, la puissance phénoménale des armements, les revendications des opinions publiques, l'interpénétration croissante de l'interne et de l'externe... Alors un jour, si, entre-temps, les hommes ne se sont pas détruits, l'ONU pourrait bien devenir ce qu'elle rêve d'être : un authentique gestionnaire de la paix mondiale.

(2) Cf. Jacques Le Goff (entretien), « Et le christianisme inventa la "guerre juste" », L'Histoire n° 267, pp. 32-34.

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