CAUSES PERDUES
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers et Xavier Tribolet | |
Interprètes | Bernard Lavilliers, Ray de la Paz et Marco Bermudez | |
Année | 2010 |
Dans la même veine que Distingué, mais avec les rutilances musicales du Spanish Harlem Orchestra (dont les cuivres et les percussions se déchaînent surtout sur le final, où ses solistes, Ray de la Paz et Marco Bermudez, interviennent aussi en espagnol en alternance avec Lavilliers, ce qui n'empêche pas la fiche technique d'en faire de simples "choristes"), un constat que le repli sur soi a pris le pas sur les rêves collectifs de jadis ("Tu ne viendras plus tourner à la Bastille / Le soir du grand soir avec ta famille / Coudes serrés pour bousculer le monde"). Causes perdues (chanson quasi éponyme de l'album Causes perdues et musiques tropicales) est donc aussi un hommage de Lavilliers à son père, sympathisant communiste notoire, et le temps où Utopia s'en prenait violemment à "la petite gauche" semble désormais bien loin (1977, déjà...). La chanson ne cède cependant pas au découragement : son refrain incite à "ensoleiller les imaginations" (cf. Distingué) pour retrouver l'envie de se battre ensemble contre les conséquence du libéralisme sauvage.
L'ÂGE D'OR DU COMMUNISME FRANÇAIS
(Les Collections de L'Histoire n°27 ; Michel Winock ; avril-juin 2005)
De la Libération jusqu'au retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958, le PCF fut le « premier parti de France », réunissant plus d'un quart des suffrages. Le PCF à son apogée, soudé autour de Maurice Thorez, dispose de relais puissants : organisations de masse, syndicats, titres de presse, militants, intellectuels...
Aux élections législatives du 10 novembre 1946 - les premières de la IVe République -, le Parti communiste confirme ses succès obtenus au cours des consultations qui se sont succédé depuis les élections municipales de 1945 : il obtient 28,8 % des suffrages exprimés et, fort de 157 sièges, la plus forte représentation à l'Assemblée nationale. Le Parti socialiste (SFIO) est loin derrière : un peu plus de 18 % des suffrages et 98 sièges. Le congrès de Tours est ratifié un quart de siècle plus tard par les urnes. Il est vrai que le PCF est alors au pouvoir, aux côtés des socialistes et des démocrates-chrétiens du MRP (Mouvement républicain populaire). La guerre froide, à partir de l'automne 1947, le rejette dans l'opposition et l'isolement. Pourtant, aux législatives de juin 1951, il ne régresse que faiblement, puisqu'il obtient encore 26 % des suffrages, restant l'organisation politique la plus puissante, alors que le RPF (Rassemblement du peuple français) du général de Gaulle reste au-dessous des 22 % et que la SFIO est tombée un peu au-dessus de 15 %.
André Siegfried exprime sa perplexité dans Le Figaro du 27 juin 1951 : « J'ai beau réfléchir, interpréter, essayer de comprendre, je n'arrive pas à saisir comment il peut se faire que plus de 5 millions de Français - car ce sont quand même des Français - aient pu voter « communiste », pour un parti qui ne se cache pas d'être le parti de l'étranger. »
La force électorale du PCF n'est pas près de fléchir. Voter pour lui est bien moins un acte politique que l'affirmation d'une fidélité à un système d'appartenance, une procédure d'identification, qui se rit des intempéries événementielles (1). Aux élections de janvier 1956, alors que la gauche non communiste connaît un renouveau grâce à l'ascendant de Pierre Mendès France et à la formation d'un « Front républicain », le PCF atteint encore près de 26 % des suffrages, soit un gain de 560.000 voix, et reste largement en tête des formations politiques en France.
C'est seulement le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 qui déclenche le fléchissement : aux élections du 23 novembre, le PCF descend au-dessous de 19 % des suffrages. Une brèche qui ne sera jamais tout à fait replâtrée ; un jour viendra, en 1978, où le Parti socialiste retrouvera la première place à gauche comme avant la guerre. L'âge d'or du Parti communiste correspond donc grosso modo aux années de la IVe République. Après un palier d'une vingtaine d'années (1960-1980) où il se maintient à 20 % des suffrages environ, il entame sa chute en 1981 au moment de l'arrivée de la gauche au pouvoir.
Cette puissance électorale n'est qu'un indicateur. Elle suggère le rôle éminent du « premier parti de France » dans les années qui suivent la Libération. Elle ne doit pas masquer cette autre réalité, que le Parti communiste n'est pas un parti « comme les autres ». Rendre compte de sa force implique trois lectures complémentaires : comme parti « internationaliste », comme parti « ouvrier » et comme élément clé de la gauche française. L'explication du succès communiste au lendemain de la guerre et jusqu'à la fin de la IVe République doit être recherchée dans ces trois registres.
Dire que le PCF est un parti léniniste, c'est commencer par le commencement : il est issu de la fraction majoritaire de la SFIO qui, au congrès de Tours de décembre 1920, a rallié l'Internationale communiste (Komintern), en acceptant les vingt et une conditions exigées par Lénine.
Ces liens avec Moscou, épicentre de l' « internationalisme prolétarien », sont un avantage et un inconvénient. Lorsque la diplomatie soviétique se trouve en contradiction formelle avec les intérêts généraux de la France, le PCF est condamné à l'isolement : il devient, comme l'écrit Siegfried, le « parti de l'étranger ». Ce fut le cas, entre autres, de la période qui court de la signature du pacte germano-soviétique en août 1939 jusqu'à la guerre de l'Allemagne avec l'URSS en juin 1941.
Une bataille planétaire
En revanche, quand la diplomatie soviétique converge avec les intérêts nationaux français, le PCF en reçoit des dividendes : la guerre « antifasciste » qui a opposé Staline à l'envahisseur hitlérien, les succès de l'Armée rouge, la bataille héroïque de Stalingrad, le siège de Leningrad, les grands faits d'armes russes sur le front de l'Est ont eu pour corollaire la part active des communistes dans la Résistance française et le prestige qu'ils y ont gagné.
Même dans ses phases d'isolement, comme lors de la guerre froide, les communistes ne sont jamais marginalisés : ils appartiennent au vaste domaine, agrandi entre 1944 et 1948, de la géopolitique communiste. Le camp de la révolution à venir. Armé de la dialectique marxiste, un militant communiste accepte les périodes de recul sans désespérer : l'avenir ne se joue que partiellement en France ; la lutte révolutionnaire se développe sur toute la surface de la planète. En 1949, la Chine immense devient à son tour communiste derrière Mao, tandis qu'en Indochine le Vietcong lutte contre l'impérialisme français. L'histoire a un sens : celui de l'émancipation universelle du prolétariat. Un communiste est le soldat d'une immense armée qui se déploie sur un front planétaire ; la France n'est qu'un champ de bataille local.
Comme parti ouvrier, le PCF tient dans la société une place analogue à celle des grands partis sociaux-démocrates des pays étrangers et que n'a jamais eue la SFIO, grâce aux mailles de la contre-société peu à peu édifiée. D'abord sur le terrain municipal où, depuis les élections de 1935 et après la coupure de la période de la guerre, il dispose de bastions imprenables, tels que la ceinture rouge parisienne, la région du Nord et du Pas-de-Calais, la France méditerranéenne.
Là, ses militants encadrent une population qui trouve dans les organismes communistes et paracommunistes tous les éléments d'une contre-culture : mouvements de jeunesse (Vaillants et Vaillantes, Union de la jeunesse républicaine de France, Union des étudiants communistes), associations de femmes (Union des femmes françaises, Comité des ménagères...), d'anciens combattants (Association républicaine des anciens combattants), clubs de loisirs (Travail et culture, Tourisme et travail), patronages du jeudi, colonies de vacances, clubs sportifs (rassemblés dans la Fédération sportive et gymnique du travail), etc.
Les vendeurs de L'Humanité-Dimanche viennent frapper chaque semaine à la porte des habitants, auxquels ils distribuent aussi nombre de tracts et avec lesquels ils s'attardent à commenter les slogans du Parti. Des démarcheurs de livres « progressistes » viennent proposer des éditions soignées des œuvres de Lénine, Staline, ou Fils du peuple de Maurice Thorez. Le quotidien du PCF, L'Humanité, est affiché sur toutes ses pages en plusieurs endroits de la commune, afin que les plus démunis puissent se nourrir de la bonne parole sans bourse délier.
Les noms des rues désignent immédiatement l'identité communiste à l'observateur de passage : Staline (bientôt remplacé par Lénine), Stalingrad, Henri Barbusse, Paul Vaillant-Couturier, Maxime Gorki, Georges Politzer, colonel Fabien, Gabriel Péri, Romain Rolland, Louise Michel, etc. La contre-culture communiste s'est réapproprié, outre les héros et les dirigeants de la révolution russe, la tradition du mouvement ouvrier français : la Commune de 1871 tout comme la révolution de 1848 (dont le centenaire est célébré avec éclat) sont particulièrement à l'honneur.
En se lançant, au bout de quelques années, dans une vaste politique de construction de HLM, les municipalités communistes donnent l'exemple d'une politique « sociale » et s'assurent en même temps la fidélité d'une clientèle politique. Des sociétés d'intérêt économique liées au Parti, une des sources du financement de celui-ci, assurent les constructions et les équipements.
La CGT : « courroie de transmission »
La grande victoire du Parti communiste d'après-guerre a été sa mainmise sur la CGT. Depuis la réunification de 1936 (la CGTU d'origine communiste et minoritaire fusionnant alors avec la CGT), les syndicalistes communistes n'ont cessé de gagner de l'audience et des places au cours et au lendemain de la guerre. Après la crise de l'automne 1947 et les grèves qui inaugurent la guerre froide, une scission se produit qui laisse cette fois la majorité aux communistes, tandis que les minoritaires fondent la CGT-Force ouvrière. Officiellement, rien de changé : la CGT n'est pas « communiste » ; le bureau confédéral garde une représentation bipartite, communistes et non-communistes étant à égalité. En fait, les communistes, derrière le secrétaire général Benoît Frachon, se tiennent en force à tous les échelons de la hiérarchie, majoritaires dès l'instance de la commission exécutive, dominant la majorité des fédérations d'industrie et des unions départementales.
La fiction d'indépendance syndicale vis-à-vis du Parti permet le plus vaste recrutement de syndiqués tout en préservant la domination communiste. La CGT joue pleinement le rôle de « courroie de transmission » que lui assignait Lénine. Sur le plan politique, elle applique la ligne du Parti sur son terrain propre ; sur le plan de l'encadrement idéologique et culturel, elle complète l'action des municipalités, notamment par le biais des comités d'entreprise qu'elle a gagnés à elle dans de nombreuses industries. Adhérer à la CGT est souvent la première étape pour le militant qui s'inscrira ensuite au Parti. Sur le thème incessant de l' « unité d'action », la CGT tente de rassembler le maximum de salariés sous ses drapeaux, en dénonçant les syndicats « jaunes », alliés du patronat.
Pour les militants, l'appartenance au Parti communiste est moins estimée en valeur politique qu'en valeur affective. Les réunions de cellule n'ont pas pour fonction la discussion politique, mais le « renforcement des liens communautaires » (2). Le Parti communiste est le parti des « camarades ». Être là, ensemble, concrétiser le Nous, se sentir d'une même famille, unie face à l'adversité, consacrer ses heures de loisir à d'humbles tâches (vendre le journal, coller des affiches, distribuer des tracts), et, suprême honneur, affronter la répression anti-ouvrière, la police casquée du capital, sous les yeux des camarades : la sociabilité communiste mâtinée de mimétisme héroïque est un des ressorts les plus actifs du militantisme. Il y a un côté cathare dans cet orgueil d'adhérer : on fait partie des élus.
Le Parti communiste ne s'identifie pas seulement comme le « parti de la classe ouvrière » ; il est aussi un parti français, revendiquant la meilleure part du patriotisme. Se déclarant à la Libération comme le « parti des 75000 fusillés » ou, le chiffre n'étant crédible pour personne, le « parti des fusillés », le PCF n'a de cesse de se poser comme l'incarnation du peuple français résistant contre le nazisme. Parti des héros et des martyrs, rappelant régulièrement dans ses rites funéraires le nom des siens « morts pour la France ». La réappropriation de la tradition nationale avait commencé en 1935, au moment du pacte franco-soviétique ; c'est l'entrée dans la Résistance et le rôle majeur joué par lui qui confèrent définitivement au Parti communiste son brevet de patriotisme, qu'il ne manque jamais d'exhiber. Patriotisme étroitement lié à l'antifascisme, dont l'avatar de guerre froide prend forme dans la lutte anti-américaine, contre le plan Marshall, contre les bases de l'OTAN sur le territoire français, etc. L'internationalisme prolétarien va de pair avec ce que Maurice Thorez appelle « l'amour de notre magnifique pays ».
Ce triple capital, ouvrier, patriotique et internationaliste, est géré sous la haute figure du chef historique, Maurice Thorez, inamovible secrétaire général du PCF de 1930 à sa mort, en 1964. L'homme, complètement voué à Staline, présente des traits attachants qui séduisent de nombreux non-communistes : le sérieux, l'intelligence, le goût pour la culture, un certain charme personnel, et, aux yeux de De Gaulle lui-même, un certain « sens de l'État », que le Général avait eu l'occasion d'apprécier lorsque Thorez avait été son ministre d'État de novembre 1945 à janvier 1946.
La guerre froide venue, Thorez reprend son rôle de combattant révolutionnaire, menant campagne, tenant meeting, et prononçant force discours contre l'impérialisme américain et ses « valets » français. En 1949, on réédite son autobiographie Fils du peuple, due à la plume de Jean Fréville. Largement diffusée par les militants, elle est aussi un instrument du culte de la personnalité qui se développe dans chaque Parti communiste national à l'instar du culte suprême de Staline. En 1950, frappé par une attaque cérébrale, le chef est transporté en Union soviétique, où il se fait soigner par les meilleurs spécialistes. En France, on entretient le culte. Au bout de deux ans, les nouvelles de sa guérison annoncent le grand retour. Un supplément du magazine mensuel Regards qui lui est alors consacré rappelle sa vie toute vouée à la lutte révolutionnaire et décrit les progrès de sa guérison. Images heureuses du grand lutteur entouré des siens, sa femme Jeannette, ses enfants, venus le rejoindre en URSS.
Dans son ultime chapitre de Fils du peuple, Maurice Thorez s'enorgueillit du « ralliement des intellectuels ». De fait, jamais le communisme n'avait rallié à sa cause autant de sympathies parmi les gens de lettres et les savants. La plupart de ceux qui se sont expliqués sur leur adhésion tiennent pour peu le rôle du marxisme : « Je n'étais pas venue au communisme par le marxisme ni par une quelconque démarche intellectuelle, écrit Annie Kriegel, j'y étais venue pour des raisons qui tenaient avant tout à la conjoncture historique et politique » (3). Même si, plus tard, on lit Marx (et surtout Lénine) pour se justifier ; même si le marxisme-léninisme, plus ou moins bien digéré, offre cette « illusion de savoir » qui fonde l'action.
Comme Edgar Morin et tant d'autres, Annie Kriegel est entrée au PCF, toute jeune, par la Résistance (4). Ceux qui ne l'avaient pas faite, fût-ce en raison de leur âge, trouvent en adhérant une compensation, une manière rétrospective d'en avoir été. L'assimilation du Parti communiste à la Résistance est obsédante, comme le raconte Maurice Agulhon : « Les gens qui n'ont pas vécu cette époque ne peuvent pas imaginer l'ampleur, l'insistance, l'omniprésence, la force et, osons le dire, l'impudeur de la propagande communiste sur le thème de la Résistance. » Un patriotisme farouche digne des soldats de l'an II. A côté, écrit Maurice Agulhon, « la propagande de la SFIO ne faisait pas le poids » (5).
Le communisme attire les intellectuels par l'effet de puissance qu'il développe en tous les domaines. Déjà, dans la Résistance, on sait qu'il n'était pas le seul, mais il a été, dit-on, le plus actif, le plus nombreux, le plus héroïque. L'image de l'URSS, son immensité, ses plans quinquennaux exécutés sous le regard d'acier du « génial Staline », fascine. A l'immensité du territoire, aux inépuisables richesses naturelles, au dynamisme démographique, à ses innombrables savants qui décuplaient ses forces productives, l'Union soviétique ajoutait le prestige de l'Armée rouge, les hommes de Stalingrad, les héros qui avaient, au prix de sacrifices inouïs, terrassé Hitler.
Quel parti pourrait rivaliser avec le PCF lui-même, capable de rassembler près de 6 millions d'électeurs sur ses listes, de remplir dix fois le Vél' d'Hiv à Paris, de faire défiler des centaines de milliers de manifestants, de multiplier les « organisations de masse », d'imprimer des journaux adaptés à tous les secteurs de l'activité humaine, d'encadrer les enfants, les femmes, les jeunes... Une formidable machine qui embraye sur l'avenir.
Car cette puissance est censée ne viser rien d'autre que l'égalité entre les hommes, le bonheur des masses. Elle est d'abord une puissance prolétarienne. Les intellectuels éprouvent ce besoin d'« aller au peuple » depuis l'âge romantique. La formation chrétienne de nombre d'entre eux les pousse à voir dans l'ouvrier le « pauvre » évangélique, l'élu de Dieu. Nous sommes en pleine époque des « chrétiens progressistes » : il ne faut pas que l'Église du Christ se coupe des pauvres. Cette idée-force conduit à l'expérience des prêtres-ouvriers ; elle entraîne aussi bien des intellectuels et étudiants catholiques vers le PCF. Les moins marqués par l'esprit religieux adhèrent au mythe du prolétariat démiurge, sauveur collectif, agent historique de la transformation du monde : « Au PC , écrit Emmanuel Le Roy Ladurie, j'avais enfin rencontré « l'autre », le camarade, l'ouvrier » (6). Être aux côtés des ouvriers, c'est faire l'histoire au lieu de la subir.
Le fétichisme ouvriériste est fondé en raison sur le matérialisme historique, la lutte des classes ; il ressortit en fait au vieux millénarisme, au merveilleux théologique de l'histoire. Mais qu'est-ce que la « classe ouvrière » ? La sociologie et l'histoire (bourgeoises ?) hésitent toujours à utiliser le singulier tant cette classe ouvrière est composite, hétérogène, contradictoire dans ses conditions, ses croyances, ses aspirations, ses comportements. La classe ouvrière passe de l'essence à l'existence par le Parti qui l'incarne : « Le Parti, référence permanente et suprême sagesse », comme disait Annie Kriegel, du temps où elle s'appelait Annie Besse (7).
Prestigieux compagnons de route
Que gagnent les intellectuels à entrer au Parti communiste ? Outre le confort affectif, l'amitié, la chaleur populaire, ils contractent un système d'échanges qui peut être avantageux. Jeannine Verdès Leroux, dans sa thèse, Au service du Parti, a beaucoup insisté sur le rôle des intellectuels de seconde zone (8). Les vrais créateurs, les Picasso ou les Aragon, n'avaient pas grand-chose à y gagner. Admettons. Les créateurs du second rang, eux, acquièrent un public, un renom, qu'ils n'auraient jamais atteints dans l'économie culturelle de marché. Fabricants de textes sur commande, rédacteurs appliqués, ils obtiennent en retour des places et des lecteurs pour leurs œuvres médiocres. Il n'en reste pas moins que de grandes figures de l'intelligentsia française ont renforcé les rangs du communisme : un Henri Wallon, un Paul Langevin, un Marcel Prenant, un Frédéric et une Irène Joliot-Curie, un Fernand Léger, un Paul Éluard, un Roger Vailland, un Claude Roy, et combien d'autres, n'étaient certes pas surfaits. Il y a bien eu un moment heureux d'alliance entre le communisme et une partie notable des intellectuels.
Dans un cercle plus large, le Parti suscite les compagnons de route. Ceux-ci - Claude Aveline, Jean Cassou, Vercors, Louis de Villefosse, Louis-Martin Chauffier, Jean-Paul Sartre entre 1952 et 1956, etc. - sont d'autant plus précieux pour le Parti qu'ils s'affirment indépendants, et si d'aventure ils émettent des critiques vis-à-vis de l'URSS, ils ont choisi délibérément le « camp du socialisme » contre l'Amérique capitaliste et impérialiste. Le Mouvement de la paix est le lieu d'élection de leur militantisme : ouvert à tous les hommes de bonne volonté, le mouvement, téléguidé par Moscou, multiplia les initiatives contre les États-Unis, censés incarner la guerre, et en faveur de l'URSS, blanche colombe de la paix.
Il est facile de se moquer aujourd'hui de ces naïvetés ardentes, mais vain. L'important est de comprendre. Le communisme a bénéficié dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale d'un élan de foi comme d'autres religions en d'autres époques incandescentes. Car le communisme a pris nettement la forme d'une religion - avec ses articles de foi dogmatiques, ses liturgies, ses hymnes, ses prêtres, ses conclaves, ses saints martyrs, son pape... : la raison des intellectuels s'exerçait pour justifier après coup les élans de leur affectivité, leurs émotions intenses, l'ouverture de leur mentalité au merveilleux. S'il y eut des cyniques, optant pour la cause de l'URSS parce qu'elle était la puissance de l'avenir à leurs yeux, bien des esprits ont adhéré sur un décret du cœur. L'humanisme chrétien et l'humanisme athée pouvaient converger dans un même combat. Comme l'écrivait Roger Garaudy en 1945 : « Hâter la victoire de la classe montante dans la lutte des classes, c'est préparer l'avènement d'une société sans classe où une morale de l'amour [c'est nous qui soulignons] trouvera les conditions matérielles de sa réalisation. »
Le terme « stalinien » est aujourd'hui injurieux, même pour un dirigeant du PCF. Il n'en fut pas ainsi du vivant de Staline, et si un mot s'impose pour identifier le Parti communiste de cette époque, c'est bien ce mot-là : « stalinien ». Celui-ci en un sens prête à confusion, dans la mesure où le PCF, tout comme les autres Partis communistes, a été organisé selon les préceptes de Lénine. Le « centralisme démocratique » en est le principe apparent ; le centralisme tout court en est le mode de fonctionnement réel. La fiction veut que la ligne du Parti soit décidée par tous, en de libres discussions qui, de la base la cellule au sommet le congrès, aboutissent à des résolutions finales que les organes de direction le bureau politique et le secrétariat mettent en œuvre entre deux congrès. Dans les faits, la ligne est imposée d'en haut, le PCF lui-même n'ayant qu'une marge de manœuvre limitée d'adaptation locale des décisions de Moscou.
Le stalinisme n'aura fait que renforcer à l'extrême ce centralisme voulu par Lénine. De sorte que les congrès du Parti ne furent jamais, sauf rares exceptions, que de grandes messes unanimistes s'autoglorifiant. A tous les échelons, la direction, contrôlée elle-même par Moscou et par l'appareil clandestin du Parti, fixe les choix. Le parti stalinien a pour vocation, en principe, de préparer la révolution mondiale, avant tout de seconder partout les intérêts diplomatiques et autres de l'Union soviétique. La ligne ne se détermine pas à l'échelon régional mais au centre. Seul le centre, c'est-à-dire Moscou, décide de la stratégie d'un parti mondial. Il ne reste aux partis communistes nationaux que des choix tactiques. Contrevenir à cette règle entraîne à terme la condamnation, comme devaient la subir la Yougoslavie de Tito en 1948 ou la Chine de Mao en 1960.
Jacques Duclos, dans un article de 1952, célèbre Maurice Thorez comme « le meilleur stalinien français ». Pour Thorez et son parti, il n'est en effet d'autre voie que de suivre Staline : « De tout notre cœur, nous proclamons notre amour ardent pour Staline et nous l'assurons de notre confiance inébranlable. » Il ne s'agit donc pas seulement d'une stratégie mondiale dont l'état-major serait nécessairement à Moscou : le parti stalinien élève le « culte de la personnalité » à la hauteur d'une pratique religieuse.
Lors du soixante-dixième anniversaire de Staline, en 1949, les militants du Parti collectent à travers toute la France des cadeaux pour le guide suprême. Des camions transportent les objets, des plus humbles aux plus coûteux, tandis que les caméras du Parti filment ces offrandes organisées. Les mineurs de Billy-Montigny y vont d'une lampe où ils ont gravé ces lignes qui résument tout : « Cher camarade Staline, A l'occasion de ton soixante-dixième anniversaire, les mineurs et similaires de Billy-Montigny font serment de ne jamais permettre que l'on attaque leurs frères d'Union soviétique » (9). La presse du Parti multiplie les hommages, les citations, les photos. Dans La Pensée (novembre-décembre 1949), au milieu des différents hommages, on remarque particulièrement celui d'Henri Wallon, spécialiste de la psychologie de l'enfant : « Dans l'histoire de l'humanité il y a de très grands noms. Il y a eu des stratèges illustres, des penseurs éminents, des conducteurs de peuples ou des hommes d'État prestigieux. Mais en connaît-on qui ait uni en lui toutes ces formes du génie, et peut-on les dénier à Staline ? »
Aucune déviation, aucune objection
On sait qu'à la même époque le Goulag était plein de « zeks » victimes de la terreur et que les procès et les purges allaient bon train dans les démocraties populaires. L'année 1949 est aussi celle du procès Kravchenko à Paris, au cours duquel, contre ce fonctionnaire transfuge du système soviétique, auteur de J'ai choisi la liberté, viennent témoigner non seulement des communistes comme Jean Bruhat ou Pierre Daix, mais des compagnons de route comme Louis-Martin Chauffier. Pour les uns et les autres, « il n'existe pas de camp de concentration en Union soviétique ». La gauche intellectuelle refuse de s'engager alors dans la dénonciation du Goulag : « Quelle que soit la nature de la présente société soviétique , lit-on dans Les Temps modernes de janvier 1950, l'URSS se trouve grosso modo située, dans l'équilibre des forces, du côté de celles qui luttent contre les formes d'exploitation de nous connues. »
Manichéen, le parti stalinien ne cesse de dessiner et de redessiner la ligne de démarcation entre le bien et le mal, entre la cause prolétarienne et l'impérialisme, entre les camarades et les traîtres... Même quand il n'est pas au pouvoir, comme en France, le parti stalinien fonctionne en parti totalitaire ou virtuellement totalitaire : il n'y a pas de différence entre le Parti et le prolétariat ; le Parti est le prolétariat ; il est sa bouche et ses oreilles ; il est son cerveau. Aucune déviation, aucune objection, aucun dissentiment n'est admis. Le procès et la condamnation à mort ou au Goulag sont remplacés en France par l'exclusion. Chacune d'elles, vécue douloureusement par l'intéressé, purge le Parti, le purifie, intensifie son intégrité, son unanimité (10).
Ce manichéisme implacable prend, au cours de la guerre froide, des allures caricaturales. Ce n'est pas seulement la littérature et les beaux-arts qui doivent se soumettre au réalisme socialiste dont les règles ont été définies par Jdanov ; c'est la science elle-même qui doit s'affirmer « prolétarienne » contre la science « bourgeoise ». L'affaire Lyssenko, qui occupe les esprits au cours de l'été et de l'automne 1948, en est une étonnante illustration. L'agronome soviétique Lyssenko avait « démontré » devant l'Académie des sciences de l'URSS l'efficacité des techniques « marxistes » dans la maturation des plantes. Les Lettres françaises avaient publié un article dithyrambique, qui avait provoqué la réplique de Jacques Monod dans Combat et le commentaire du Populaire sur le « retour au Moyen Age ». L'échec de Lyssenko sera patent, mais il ne connaîtra la disgrâce qu'en 1965. Cette affaire célèbre n'est qu'une des plus symboliques de l'esprit stalinien - un esprit de parti porté au plus haut degré d'adhésion inconditionnelle.
Tout cela n'empêche nullement le Parti de garder ses positions et ses bastions électoraux. La crise dont il ne se remettra jamais complètement l'atteint en trois temps. Le premier choc est celui du XXe congrès du PCUS, du 14 au 25 février 1956, au cours duquel est lu à huis clos le rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline. Le texte est publié par Le Monde à partir du 6 juin (11). On n'imagine que difficilement aujourd'hui l'effet produit sur les consciences communistes. Trois ans plus tôt, en mars 1953, la France communiste avait pleuré Staline qui venait de mourir. Tout à coup, elle apprenait que le grand, le génial Staline, était un vil tyran, un despote mégalomaniaque et cynique. Le PCF ne put l'accepter. Thorez inventa une formule pour couper court à toute discussion publique : « rapport attribué à Khrouchtchev », sans que la presse communiste en reproduise une ligne. Il fallut des années au PCF pour accepter la « déstalinisation », laquelle n'alla pas très loin du vivant de Maurice Thorez.
Quelques mois plus tard, la révolution hongroise était brisée par les chars soviétiques. L'Humanité eut beau parler du « fascisme hongrois », des manipulations de l'impérialisme américain, de la contre-révolution de Budapest... bien des militants, à commencer par les intellectuels, poursuivaient leur chemin dans le désenchantement du monde communiste entrepris depuis la publication du rapport Khrouchtchev. Force affective du communisme : nombre d'entre eux, abasourdis par le télescopage du XXe congrès et de la répression de Budapest, rompent avec le communisme, mais non avec les communistes. Ils restent. Le Parti est assiégé, ils ne veulent pas le quitter à ce moment-là. Ils s'en iront souvent en catimini, en « oubliant » de reprendre leur carte, à la faveur d'un changement d'adresse. C'est que, malgré tout, ils demeurent solidaires des autres ; ils craignent de se retrouver seuls. « J'avais peur... de perdre la grande chaleur des camarades, le sésame merveilleux du « c'est un copain » », écrit Edgar Morin dans son Autocritique. Nul communiste de l'époque ne vit cette rupture de communauté avec soulagement, mais plutôt avec mauvaise conscience ou tristesse.
Le coup d'Alger et le retour du général de Gaulle au pouvoir, la fondation de la Ve République affaiblissent sensiblement, cette fois, l'électorat du PCF. Malgré les sursauts des années 1960 (Jacques Duclos obtient encore plus de 21 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle de 1969), malgré la signature du Programme commun de gouvernement en 1972, le PCF tombe dans un inéluctable déclin - en 1986, aux élections législatives, en dessous de 10 %, soit 35 députés ; à l'élection présidentielle de 1988, 6,5 % pour André Lajoinie. Les intellectuels l'ont quitté et les ouvriers en arrivent même, dans les années 1990, à voter pour le Front national.
Ce déclin a-t-il pour explication des causes purement politiques ? Comme le redressement du Parti socialiste, l'action machiavélique de François Mitterrand qui embrassa le PCF pour mieux l'étouffer, la désillusion provoquée par l'URSS et finalement son effondrement ? En fait, la causalité sociologique paraît plus sûre. L'influence du PCF a commencé à décliner sérieusement au moment où se sont déstructurées la contre-société et la contre-culture communistes. Ce qu'on a appelé la « société de consommation », la « civilisation des loisirs », plus tard la « révolution individualiste », a changé nettement les modes de vie, de sentir, de penser. La culture de masse, véhiculée par les médias du même nom, à commencer par la télévision, est tout le contraire d'une culture « prolétarienne » : ses modèles sont ceux de l'économie de marché et non plus ceux de la solidarité collective. L'essor du libéralisme et de l'agnosticisme a atteint en même temps les deux grandes institutions qui canalisaient le besoin de croyance : l'Église et le Parti.
Malgré ses archaïsmes, le Parti communiste, inébranlable, a su garder des militants et des électeurs. On peut y voir à l'œuvre le principe d'inertie selon lequel les partis survivent aux questions qui ont présidé à leur naissance. Fondé sur les vingt et une conditions de Lénine, sur l'espoir d'une révolution mondiale déclenchée par l'URSS, le PCF n'a plus, en principe, de raison d'être. En Italie, les communistes, qui ont fait ce dépôt de bilan, ont transformé leur parti en Parti démocratique de la gauche (PDS). Mais tous les militants n'ont pas suivi et, en Italie même, demeure un Parti communiste de vieux fidèles et de jeunes ardents qui n'ont pas renoncé à l'« avenir radieux ».
Il y a plus, cependant, qu'une force d'inertie banale. Le communisme a été longtemps l'expression la mieux organisée du maximalisme révolutionnaire, si bien ancré dans notre culture politique, tout comme l'extrémisme réactionnaire. Nous ne sommes pas un pays de consensus, de compromis : la modération en politique est toujours suspecte de mollesse, d'avachissement, de corruption. Deux matrices principales ont donné vie aux idéologies du tout ou rien : les guerres de Religion et la Révolution. L'intolérance religieuse couvait l'intolérance politique. Il fallait à nos ancêtres - et à ceux d'entre nous qui rallient systématiquement les partis extrêmes - le réconfort des certitudes.
Le parti de Montaigne (« Il n'y a que les sots certains et résolus ») a, sans doute, existé ; il existe toujours, et souvent il gouverne. Car nous sommes un pays d'extrêmes gouverné au centre. Mais difficilement gouverné en raison même de notre propension à la guerre civile. La radicalité, qui est en démocratie un manque de sens politique, a obtenu, depuis les siècles où l'on s'entr'égorgeait, une valorisation morale. Après les guerres de Religion, la Révolution a achevé de dessiner notre style politique en partis tranchés, en dogmatismes rivaux, en religiosités concurrentes. Le communisme a hérité de cette culture antidémocratique. Changer de nom serait nécessaire au PCF pour marquer son renoncement à ses solidarités d'hier avec un système abominable. Son incapacité à s'y résoudre ne provient pas, ou provient moins, de sa fidélité au léninisme, que de cette culture de la radicalité.
Celle-ci est aujourd'hui mieux incarnée par les groupes et groupuscules de la « gauche de la gauche ». L'élection présidentielle de 2002, qui a vu la déconfiture du candidat communiste Robert Hue (3,37 % des voix), a sonné le glas.
(1) Philippe Ariès rend compte avec pertinence du succès communiste aux élections de 1956 dans La Nation française, texte reproduit par Vingtième Siècle. Revue d'histoire n° 3, juillet 1984.
(2) CF. J. Derville et M. Croisat, « La socialisation des communistes français », Revue française de science politique n°4-5, août-oct. 1979
(3) A. Kriegel, Ce que j'ai cru comprendre, Paris, Robert Laffont, 1991, p. 268.
(4) E. Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1965.
(5) M. Agulhon, « Vu des coulisses », Essais d'ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 22.
(6) E. Le Roy Ladurie, Paris-Montpellier. PC-PSU, 1945-1963, Paris, Gallimard, 1982, p. 93.
(7) A. Besse, « Sur l'humanisme socialiste », La Nouvelle Critique n° 45, avril-mai 1953.
(8) J. Verdès Leroux, Au service du Parti, Paris, Fayard-Minuit, 1983.
(9) Les Cahiers du communisme, décembre 1949.
(10) Marc Lazar dans « Le communisme français et italien fut-il un totalitarisme ? », Communisme n° 47-48, 1996, parle d'un « totalitarisme manqué ».
(11) B. Lazitch, Le Rapport Khrouchtchev et son histoire, Paris, Le Seuil, « Points-Histoire », 1976.