BARCELONE
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1967 (inédit) |
Un inédit (au titre incertain) chanté en guitare-voix dans un lieu indéterminé en décembre 1967, des doutes sur le bien-fondé du sang versé pour la liberté, et la première chanson de Lavilliers sur l'Espagne.
LAVILLIERS ET L'ESPAGNE
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
Il y a déjà quelque temps que, dans une sorte de groupement d'intérêt économique bien compris, Bernard fait parfois équipe avec un autre chanteur stéphanois : André Mellier. Mellier est interne à l'école normale. Lui aussi hésite entre le métier auquel ses études le destinent naturellement et celui de chanteur auquel il aspire. Auteur, compositeur et interprète, il connaîtra une jolie reconnaissance de son art comme lauréat, en 1967, du tremplin Âge tendre et tête de bois d'Albert Raisner, puis en faisant, en janvier 1970, la première partie de Michel Polnareff à l'Olympia. A la suite de quoi il croit sa chance venue en signant un contrat d'exclusivité de cinq ans avec Barclay. En fait, un contrat qui corsète l'artiste et ne lui laisse aucun droit. La firme ne va pas sortir le moindre disque d'André en l'empêchant d'aller voir ailleurs, contrat oblige. Piégé, écœuré, sans trace discographique possible, Mellier se rabattra sur des concerts dans la région stéphanoise ainsi que dans le Sud avant de tomber, peu à peu, dans un oubli total.
Bernard et André font méthodiquement le tour de toutes les Amicales de la région, des vallées du Gier et de l'Ondaine comme de Saint-Etienne, dans le cadre d'animations familiales censées se substituer avantageusement à la télévision. Les foyers sont d'ailleurs loin encore d'en être tous équipés. Pour un ou deux francs, c'est libre accès à un spectacle de qualité. Presque à chaque fois, Mellier ouvre le ban, laissant Lavilliers assurer la deuxième partie. Sauf à l'approche du départ de celui-ci pour Paris, Bernard se limitant alors au strict minimum, abandonnant à André le statut de quasi-vedette.
Pour chaque spectacle se déroulant en semaine, le normalien qu'est André doit faire le mur de l'internat, laissant au polochon le soin de jouer son rôle dans le lit : un ami attend en bas pour le conduire sur le lieu de la prestation.
Car les Amicales ne sont pas les seuls débouchés de ces deux-là. C'est même dans une auberge de jeunesse qu'ils semblent s'être rencontrés. Quelque temps plus tôt, Louis Sarrazin, le patron du Mouvement indépendant des auberges de jeunesse (MIAJ) avait eu la bonne idée de découvrir et d'apprécier Mellier lors d'un spectacle. Séduit, il lui a proposé d'animer des soirées en direction de groupes de jeunes enfants d'immigrés espagnols que les auberges accueillent. Ce Mouvement indépendant qui, sans attendre 68, prône l'autogestion, est proche des anarcho-syndicalistes de la CNT, le syndicat révolutionnaire espagnol. On ne s'étonnera pas d'y côtoyer assidûment l'artiste militant qu'est Marcel Odouard ou l'instituteur écrivain Jean Duperray. Et, en conséquence, d'y rencontre le jeune Lavilliers, pétri de ces idées-là. A Lyon comme à Saint-Etienne (toujours salle Tardy), Nanar se produit pour le compte de ce mouvement indocile. Et pour celui de la CNT. Le MIAJ gère deux lieux, un chalet au Bessat et le site des Camaldules (du nom de cet ordre contemplatif qui jadis y séjourna) à Grangent, devenu une île depuis la création du barrage homonyme. Il n'est alors pas rare d'y retrouver nos compères Mellier et Lavilliers, pas forcément pour y chanter, même si Nanar se dépare rarement de sa guitare, de ses refrains et de sa fougue, mais pour y passer du temps aux côtés de ces réfugiés avec lesquels ils fraternisent et font presque cause commune. A chaud, André en tire plusieurs chansons, dont celle-ci :
Ecoute dans les rues c'est Franco qui défile
Ecoute la prison qui se ferme en toi
Ecoute toujours tes enfants qu'on fusille
Ecoute l'innocent qu'on juge sans la loi.
(Espagne - André Mellier, 1966)
Lavilliers n'est pas en reste. Lui aussi chantera l'Espagne. Notamment dans cette chanson désormais oubliée, puisque jamais enregistrée :
Et toi mon vieux Pedro qu'apportes-tu d'Espagne
Je t'apporte la rumeur de la guerre civile.
(L'Espagne - Bernard Lavilliers, 1965)
Une autre, au titre identique, sortira dix ans plus tard, en 1975, sur le disque Le Stéphanois. Ironie du sort, c'est en novembre de cette année-là que Franco, le vieux et cynique dictateur espagnol, quittera définitivement la scène, à l'issue d'une interminable agonie, pour laisser place à une paix royale, une transition démocratique :
Trente-six ans de cachot vous font les yeux fragiles
Je parlais un peu de l'Espagne.
(L'Espagne - Bernard Lavilliers, 1975)
Dans sa toute première chanson, Lavilliers évoquait déjà l'Espagne : « Putain de prolo, va voir Franco ! » ; dans Chanson pour ma mie, l'Espagne est plus présente encore. Quand un sujet le passionne, le concerne, le touche au-delà des mots, il le fait sien, intimement, dans un rapport étrange qui deviendra la marque de fabrique du futur Lavilliers, une empathie qui, chaque fois, le transforme. Il a cette capacité, cette souffrance aussi, à endosser les rôles qui le marquent, par une sorte de capillarité émotionnelle. Ce d'autant plus que le grand Ferré le précède en ce combat : « L'Espagne, c'est le cheval de bataille permanent de Léo Ferré, et comme Bernard est très empreint de Ferré il part sur le chemin de la lutte. » (1)
La région stéphanoise héberge alors de nombreux Espagnols, ceux qui ont lutté contre Franco et ont dû quitter leur patrie. Leurs enfants sont tous plus ou moins engagés dans des mouvements anarchistes antifranquistes. le ressenti de Bernard est tellement prenant et poignant qu'il en devient comme espagnol, autant en révolte, aussi en fuite qu'eux. C'est à ce moment précis qu'il change l'orthographe de son nom : « Quand Bernard recevait une information extérieure, il avait tendance à se l'approprier. Il se disait fils de réfugié espagnol. C'est ainsi qu'il expliquait son changement de nom, de Oulion en Ouillon, pour que les brigades fascistes ne retrouvent pas la trace de son père qui aurait été poursuivi » explique Alain Meilland (2). Bernard qui, par la chanson, pourrait n'être que médium, porte-parole d'une cause, d'une lutte, en devient acteur au plus profond de sa chair. Il est déjà l'Autre...
Même après son départ pour Paris, Lavilliers reviendra régulièrement auprès de ses amis espagnols, toujours flanqué de sa guitare certes, pour se distraire, pour s'imprégner plus encore de l'Espagne, pour la vivre en sa chair. Jusqu'à ce que le Brésil la supplante...
(1) Evelyne Rossel. Entretien avec l'auteur, février 2009.
(2) Correspondance avec l'auteur, janvier 2006.