JE TIENS D'ELLE
Paroles | Bernard Lavilliers et Raphaël Herrerias | |
Musique | Raphaël Herrerias et Théo Herrerias | |
Interprètes | Bernard Lavilliers et Terrenoire | |
Année | 2021 |
Quarante-six ans après Saint-Etienne, Lavilliers évoque à nouveau sa ville natale, cette ville ouvrière ("Je suis fumée, poussière / Vacarme assourdissant / Mais ça, c'était avant") qu'il a quittée, poussé par "Le tramway du désir" d'aventure ("La guitare, si lointaine / Me parle de pays d'amazones en cavale / Et de femmes fatales, il fallait que je parte"), dans une chanson largement parlée, intimiste (pas de cuivres ni de percussions), pleine de confidences, vraies ou fausses ("Au quartier du soleil, quand j'apprenais la boxe" : cf. 15è round), et en duo avec le groupe Terrenoire, composé des frères Raphaël et Théo Herrerias, stéphanois d'origine eux aussi, qui revivent aujourd'hui la même histoire que leur aîné : "Je ferai rugir les gares et rêves de grands chemins / Il faut bien que je parte pour devenir quelqu'un".
RETOUR A SAINT-ETIENNE
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
C'est un grand dôme qui fut jadis dédié aux sports. Faute de mieux et en l'absence d'une salle de concerts aux dimensions généreuses, on l'a un jour affecté aux spectacles, ceux populeux des artistes qui caracolent au fronton du show business. Le Palais des Sports s'est en conséquence mué en Palais des Spectacles, qui draine régulièrement de deux à quatre mille spectateurs. C'est une salle au générique forcément prestigieux mais sans vraiment d'âme : public et artistes sont priés de l'amener avec eux. Ce soir de novembre 2005, personne ne semble l'avoir oublié.
Dans quelques mois sera posée, à deux pas de là, la première pierre d'un élégant Zénith de plus de sept mille places. C'en sera bientôt fini du vieux Palais, inutile, qui sombrera sans remords ni regrets dans un juste oubli.
Nous sommes à Saint-Etienne. Le public est stéphanois. L'artiste aussi. Mieux même : c'est Le Stéphanois, celui qui, un jour de 1975, par un album entre tous mythique, s'est collé cette appellation d'origine on ne peut plus contrôlée. Ce n'est pas que la région stéphanoise soit, entre toutes, un « microclimat », une enclave aux règles particulières, non... Mais, ici, c'est différent. Si l'on est prompt à vous donner de l'amitié, la confiance se mérite tout autrement : sur la distance, sur la fidélité... Pour avoir souffert longtemps, même encore maintenant, de ces sombres clichés éculés convoquant à outrance la mine et la sidérurgie, entre gris noir et gris foncé, on est ici bien plus sensible qu'ailleurs à l'image qu'on donne de soi. Sans conteste, les meilleurs ambassadeurs sont les Verts, ceux du stade Geoffroy-Guichard, dont on chante pour toujours la geste. Eux et Lavilliers, l'artiste aventurier aux cheveux bouclés, le double autoproclamé de Corto Maltese, le « Nanar » comme on dit ici avec tendresse. Nombreux se targuent de l'avoir jadis connu. C'est parfois vrai. Qu'on aille l'applaudir ou non, qu'on achète ses disques ou pas, tout le monde ici a son avis sur le chanteur, en bien comme en mal. Mais, pour tous, il est indiscutablement Le Stéphanois et incarne plus que tout autre cet esprit du lieu, fier et frondeur, rebelle et travailleur. La confiance envers l'artiste l'a emporté depuis longtemps sur tout le reste.
Un incident est venu pimenter la journée : la car des musiciens est tombé en rade sur l'autoroute, du côté de Besançon, la précédente date. Il a fallu, sur-le-champ, trouver un nouvel autocariste. Quand, après une longue attente devant des portes obstinément closes, les spectateurs ont investi la salle, les musicos n'étaient toujours pas arrivés. Pas de balances donc, tout se fera sur le fil, à l'énergie. Arrivé bien avant, Nanar en a profité pour s'exercer, une partie de l'après-midi, avec Balbino Medellin, ce jeune chanteur de vingt-cinq ans déjà ouï sur les tournées et disques de Sergent Garcia et de Mano Solo. Balbino assure, sur plusieurs dates, la première partie de Bernard. Le Gitan de Paname qu'il dit être interprète déjà Les Mains d'or en duo avec Lavilliers. Aujourd'hui, tous deux ont eu amplement le temps de s'essayer à d'autres titres. Notamment à Saint-Etienne, une chanson qui, bien qu'absente du présent tour de chant, s'impose en un tel lieu :
On n'est pas d'un pays mais on est d'une ville
Où la rue artérielle limite le décor.
(Saint-Etienne - Bernard Lavilliers, 1975)
Le concert est depuis longtemps à guichet fermé. Le public ne saura rien des affres de l'après-midi. Si, hormis les chaudes recommandations d'avant spectacle par Lavilliers lui-même, on ne connaissait pas Balbino avant son entrée en scène, c'est sous un tonnerre d'applaudissements qu'il la quitte après sa prestation et plusieurs rappels : c'est peu dire que son « fandango rock tombé des ramblas entre Barbès et place Clichy, entre argot et castillan » a séduit... Tchao et à bientôt Balbino ! Un temps d'attente et le rideau s'ouvre : Lavilliers investit la scène en Voyageur qu'il est. La tournée se nomme Escales. Mais fait-on vraiment « escale » à Saint-Etienne quand on s'appelle Lavilliers, quand on revient dans la matrice d'origine ? C'est simplement retour au port d'attache, une date définitivement pas comme les autres sur le planning des concerts. car « on est d'une ville... » Là, plus qu'ailleurs, le public fait le grand écart : de quinze à soixante-quinze ans, plus peut-être. Peu d'artistes peuvent s'enorgueillir d'un tel et si large auditoire. De prime abord, si vous êtes sur les hauteurs, vous ne voyez que cheveux gris et blancs. Mais, dès l'entame du deuxième titre, venus d'on ne sait où, le ban et l'arrière-ban de la jeunesse sont là, à s'agglutiner au plus près de la scène. Et vous avez cette impression tenace que toute une ville, par toutes ses composantes, est présente, à faire la fête au fils prodigue.
C'est le dernier album en date, Carnets de bord, la meilleure vente à ce jour pour Lavilliers (plus de cinq cent mille exemplaires vendus), qui forme l'ossature du spectacle. A la manière d'une mini-anthologie, les autres chansons revisitent par touches l'ensemble de l'œuvre de Nanar : Betty, Traffic, Troisièmes couteaux, La Salsa, Le Bal... Même Chanson Dada, un texte du surréaliste Tristan Tzara, que Bernard a mis en musique et gravé sur son tout premier album, en 1968. En avisé marin, en pur flibustier, le chanteur mène sa barque habilement, touchant toutes les rives de l'émotion. C'est un grand qui n'a plus rien à prouver, sinon se donner entier, encore et toujours, avec élégance et dignité. Avant des rappels en rafales ; le concert se clôt momentanément sur Attention fragile. Rien que du bonheur pour toute cette salle bondée...
Qui, du public ou de Lavilliers, est le plus ému ? Après le spectacle, Bernard dira que jamais Saint-Etienne ne lui avait réservé un tel accueil, fait une telle ovation. A ceux qui s'en étonnent, lui rappelant d'autres épisodes en ce même lieu, tout aussi mémorables, il laisse parler ses yeux embués. Il est heureux.
Ses père et mère sont là, comme chaque fois qu'ils le peuvent, comme systématiquement quand le fiston se produit pas loin de chez eux. Le maire de Saint-Etienne avait prévu, ce soir-là, de les honorer de la médaille de la Ville, un peu plus d'un an après avoir accroché au revers de la veste du chanteur de fils la même distinction. L'offre fut poliment déclinée par les parents, au seul prétexte de leur fatigue. Car jamais la famille de Bernard ne s'est prêtée au jeu du vedettariat. Même les sollicitations télévisuelles d'un Paul Amar ou d'un Michel Drucker sont restées sans effet...
Ce concert est un succès qui va bien au-delà des mots. Comme partout, d'ailleurs, à croire que Lavilliers a franchi un palier supplémentaire dans la notoriété, dans la reconnaissance. Mais il est dit qu'ici c'est différent. Des fans font même des centaines de kilomètres pour l'applaudir. Nanar en cet endroit précis, dans l'épicentre du mythe, comme pour prélever l'écume du spectacle, y cueillir la fleur de sel, constater de visu l'adhésion surnuméraire d'un public frère. Comme quand on accomplit un nécessaire pèlerinage...
Pour autant, si Saint-Etienne est ville d'évidence à chaque tournée de Lavilliers, il n'en a pas toujours été ainsi. Le rapport fut parfois contrarié avec la ville-utérus, ombrageux même.
Malgré une rafale d'albums à succès qui le hissèrent, dès 1976 (Les Barbares) au rang de vedette, il fallu attendre 1980, dans la foulée de l'immense succès du disque O gringo pour que Bernard revienne au bercail, longtemps, très longtemps après l'avoir quitté. Il n'avait pas chanté ici, dans une salle d'importance, depuis cet avant-Mai 68 qui l'avait vu d'abord, en janvier, à la salle Jeanne-d'Arc, en première partie d'Anne Vanderlove. Puis en mars, pour trois soirées consécutives, en première partie de Colette Magny, à la Maison de la culture de Firminy, à quelques kilomètres de là.
Vinrent les événements que l'on sait et quelques projets de scènes ruinés par l'onde de choc d'une déferlante sociale peu commune. On le reverra une fois, vedette d'une des soirées cabaret de la MJC des Tilleuls, dans le quartier de Montaud, fin mai 1969, devant une soixantaine de spectateurs. La mémoire du lieu perd ensuite la trace de l'enfant terrible. Seuls ceux qui l'ont croisé ici ou là, à Bordeaux ou en Lorraine, dans un de ces multiples petits festivals de chanson qui poussent alors comme herbe folle, ou à Paris, quartier Mouffetard, rapportent au pays de ses nouvelles. De temps à autre, la presse ligérienne se fait le lointain écho de ses premiers pas discographiques, toujours à la demande de l'artiste d'ailleurs, qui profite des visites à sa famille pour avoir ici les papiers qu'il n'obtient pas forcément ailleurs. Une seule fois, en 1972, l'artiste reviendra pour une soirée cabaret au centre culturel de La Ricamarie, ville minière qui jouxte Saint-Etienne, devant une quinzaine de personnes seulement. Ce passage-là sera quelque peu précipité, sans grande publicité, organisé à la demande d'un chanteur dans la dèche, cherchant désespérément des cachetons.
Le temps passe ; le succès vient un jour. C'est d'abord la sortie, en 1975, de l'album Le Stéphanois. Et quelques titres qui s'insinuent sur les ondes : San Salvador, La Grande Marée... Puis l'album Les Barbares, l'année suivante, qui révèle Lavilliers au grand public. Les disques se succéderont au rythme d'un par an, invariablement. A côté de la vedette qui s'impose d'évidence, Nanar devient parallèlement un phénomène. Avide de tout ce qui est truculent, les micros se tendent pour recueillir les stupéfiantes tranches de vie de notre « grand fauve d'Amazone » : ses récits de voyages aux saveurs exotiques, aux épisodes trépidants. Qu'on lit avec curiosité et souvent étonnement, parfois avec stupéfaction, du côté de Saint-Etienne : car le Bernard s'est taillé un costume d'aventurier, entièrement cousu main, qui tranche singulièrement d'avec ce qu'on savait de lui. Pour installer ce qui sera son mythe, pour lui trouver son indispensable place vitale, il lui a fallu faire du vide, élaguer ses souvenirs, en condamner la plupart à l'oubli. L'artiste s'en accommodera ; les Stéphanois mettront plus de temps, délai nécessaire pour accepter l'incroyable mutation...