RASPOUTINE
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1995 (inédit 1999) |
Une fantaisie historique où Trenet, au soir de sa vie, fait resurgir le spectre de Raspoutine, séducteur maléfique qui, au même titre que Landru, a hanté son enfance.
LE MYSTÈRE RASPOUTINE
(Les Collections de L'Histoire n°19 ; Natacha Laurent ; avril-juin 2003)
Auréolé d'une légende noire, le personnage conserve une part de son mystère. Si l'influence politique de Raspoutine a été exagérée, sa proximité avec la famille impériale a sans doute contribué à renforcer l'isolement de Nicolas II.
« Le prophète », « le guérisseur », « le confesseur », « le génie malin de la Russie », « le diable saint », « le Zarathoustra de Tobolsk »... Un seul homme répond à tous ces surnoms : Grigori Raspoutine. Figure énigmatique et controversée de l'histoire russe, celui qui fit partie du cercle des intimes de Nicolas II et de sa famille dans les dernières années de l'empire tsariste a nourri les rumeurs les plus extravagantes : certains ont prêté à ce moujik illettré un don de voyance inégalé, un ascendant sans bornes sur l'impératrice Alexandra Fiodorovna et même sur le dernier tsar, ainsi que des appétits sexuels démesurés. Tandis que le pouvoir soviétique en a fait le symbole de la décadence tsariste et de l'aveuglement de Nicolas II.
Grigori Raspoutine a vu le jour le 10 janvier 1869 à Pokrovskoïe, village sibérien, dans la province de Tobolsk (1). Paysan sans instruction, Raspoutine épouse en 1887 Praskovja Doubrovina, qui lui donnera cinq enfants. Dans les premières années du siècle, Raspoutine, qui s'est déjà acquis une solide réputation d'ivrogne et de débauché, quitte son village et va de monastère en monastère, sans qu'il soit possible de reconstituer les étapes de son vagabondage.
Il semble cependant acquis que c'est au cours de ces mystérieux pèlerinages qu'il se découvre des talents de guérisseur et devient profondément mystique. Il aurait même fréquenté l'une de ces innombrables sectes qui s'étaient développées en Russie sur les marges de l'orthodoxie depuis le schisme du XVIIe siècle : les Khlysty, ou « flagellants », qui se proclamaient « adorateurs du Dieu vivant », refusaient toute culture écrite et reconnaissaient la divinité dans un homme qui en était provisoirement le représentant.
La date précise de l'arrivée du starets à la cour impériale reste aussi l'objet de conjectures. C'est probablement vers 1905-1906 qu'il fut présenté à la tsarine par l'une de ses dames de compagnie, Anna Vyroubova (2). Les tendances mystiques d'Alexandra Fiodorovna sont de notoriété publique.
L'hémophilie dont souffrait l'unique héritier du trône, le tsarévitch Alexis, a sans doute été à l'origine de l'ascendant pris par Raspoutine sur la famille impériale, et surtout sur la tsarine. D'après les souvenirs d'Anna Vyroubova et de Maria Raspoutine, il suffisait que « le guérisseur » dise un certain nombre de prières, même à distance, pour que la santé d'Alexis s'améliore immédiatement.
Guérisons miraculeuses, supercheries ou simples coïncidences ? Toujours est-il que la confiance dont bénéficie Raspoutine auprès de la tsarine se renforce. Il entre peu à peu dans le cercle des familiers des Romanov.
Car au fur et à mesure que son influence grandit auprès d'Alexandra Fiodorovna, une partie de la Cour se laisse séduire par les prétendus pouvoirs magiques de Raspoutine, tandis que l'autre s'inquiète de son ascendant sur la famille impériale. Cependant, même ceux qui, par la suite, virent en lui un homme dangereux pour la monarchie s'intéressèrent au début à cet individu étrange. Piotr Stolypine, président du Conseil de 1906 à son assassinat en 1911, peu enclin pourtant au mysticisme, le fit appeler en 1906 au chevet de sa fille, qui venait d'être blessée dans un attentat.
Peu à peu, Raspoutine s'entoure ainsi d'un cercle d'admirateurs et d'admiratrices, dont les plus célèbres furent l'archiprêtre Vassiliev, professeur de théologie des enfants de l'empereur, le général Voiekov, commandant de la garde du palais, le métropolite Pitirim, et même la grande-duchesse Anastasia, épouse du grand-duc Nicolas Nikolaevitch. Raspoutine organise à Saint-Pétersbourg ou à Tsarskoïe Selo des réunions qui, selon les témoignages, s'apparentent à des séances soit d'exorcisme, soit de prières, soit de débauche. Il semble acquis que ni l'impératrice ni le tsar n'y assistaient.
Protégé par la confiance que la tsarine a placée en lui, Raspoutine ne craint apparemment pas de multiplier les scandales. Dès 1908-1909, des rumeurs circulent à la Cour sur son compte, habilement entretenues et diffusées par ses ennemis. Point de départ : les mœurs jugées dissolues du starets. Certains vont jusqu'à le soupçonner d'entretenir des relations très intimes avec l'impératrice, et même avec ses filles aînées. La rumeur enfle et Piotr Stolypine, inquiet, demande une enquête. Dès lors, l'Okhrana, la police secrète de Nicolas II, ne cesse de surveiller les faits et gestes de Raspoutine.
La légende noire de Raspoutine est également alimentée par l'influence grandissante que le starets acquiert auprès du couple impérial. Ses ennemis voient en lui l'un des principaux conseillers politiques de Nicolas II et on l'accuse de conduire la Russie à la catastrophe. Si l'influence politique et militaire du starets a sans doute été exagérée, il est néanmoins probable que sa présence a contribué à renforcer l'isolement des derniers Romanov. Après les espoirs de libéralisation suscités par la révolution de 1905, Nicolas II a en effet choisi de tourner le dos aux réformes et d'engager une politique de réaction qui contribua à précipiter la chute du tsarisme. Mais Raspoutine est sans doute davantage l'un des symptômes de la crise profonde traversée alors par la Russie impériale que le principal responsable des choix politiques du tsar.
Quoi qu'il en soit, le déclenchement de la Première Guerre mondiale et les accusations de trahison formulées à l'encontre de Raspoutine achèvent de discréditer le personnage : dès 1914, ses ennemis lui reprochent de représenter, aux côtés d'Alexandra Fiodorovna, le parti de l'Allemagne et en 1915, lorsque le tsar prend personnellement le commandement des armées, le bruit court que Raspoutine n'est pas étranger à cette décision (3).
Depuis 1912, les projets visant à assassiner le starets se sont multipliés. C'est en novembre 1916 que le prince Félix Youssoupov, parent par alliance de Nicolas II et l'un des plus riches aristocrates de Russie, décide, avec l'aide de quelques amis, d'organiser le meurtre. Tous sont animés par la seule volonté de renforcer la position des Romanov sur le trône de Russie.
Le 16 décembre 1916, vers minuit, la voiture de Félix Youssoupov s'arrête devant l'appartement de Raspoutine, situé dans le centre de Petrograd, au 64 de la rue Gorokhovaïa. Le prince a promis au starets de l'inviter chez lui pour lui présenter son épouse, Irène, réputée pour sa grande beauté, et Raspoutine se rend en toute confiance au palais Youssoupov, sur le canal de la Moïka. Là, il est conduit par le prince dans une salle située en sous-sol, spécialement aménagée pour l'occasion, où le « diable saint » se voit offrir une collation composée de vin de Madère et de gâteaux copieusement empoisonnés au cyanure.
Au grand effroi de Youssoupov, le poison n'a aucun effet sur Raspoutine. Le prince se retire alors quelques instants dans une pièce adjacente, revient armé d'un pistolet et tire sur son ennemi : celui-ci, atteint en pleine poitrine, s'effondre. Youssoupov remonte pour prévenir les autres conjurés qui doivent prendre les dispositions nécessaires pour faire disparaître le corps.
Quand le prince redescend, il découvre le corps de Raspoutine agité de fortes convulsions. Commence alors le récit de l'étrange « résurrection » du starets. Raspoutine se lève et se précipite sur son assassin qu'il tente d'étrangler. C'est finalement dans la cour enneigée du palais que le député à la Douma Vladimir Pourichkevitch, venu à la rescousse, achève Raspoutine de quatre coups de pistolet. Les conjurés enveloppent le corps, le déposent dans une voiture, se rendent au bord de la Neva, et jettent le cadavre dans le fleuve. Le corps est retrouvé quelques jours plus tard par la police.
L'annonce de la mort du starets est accueillie avec joie par ses nombreux ennemis, tandis que l'impératrice, abattue, décide de préparer ses obsèques dans le plus grand secret. Raspoutine est inhumé en présence d'Alexandra Fiodorovna, de deux de ses filles et de quelques proches le 24 décembre dans le parc de Tsarskoïe Selo. Quant à Nicolas II, même si, d'après plusieurs témoignages, il fut peu affecté par l'événement, il n'en décida pas moins de prendre des sanctions : le prince Youssoupov fut invité à se retirer à la campagne et le grand-duc Dimitri exilé en Perse.
La mort de Raspoutine ne met pas fin aux rumeurs. Au contraire, elle continue d'alimenter la légende. Ainsi l'autopsie aurait montré que Raspoutine était mort noyé et que les balles de Pourichkevitch ne l'avaient que blessé (4). Lors de la révolution de février 1917, le cadavre est exhumé pour être ramené à Petrograd. Mais la décision est finalement prise de brûler le corps dans un petit village proche de la capitale ; et l'on raconte que la dépouille du starets refusa de brûler...
Tous ces détails, qui renforcent la dimension quasi surnaturelle de Raspoutine, furent repris dans la deuxième moitié des années 1990 par ceux qui cherchaient à réhabiliter le sulfureux personnage. Les publications qui se lancèrent dans cette entreprise étaient pour la plupart proches de l'extrême droite et des ultra-nationalistes.
Selon cette version, Raspoutine était en fait un homme fondamentalement bon, profondément russe et orthodoxe, très proche du peuple. Toutes les rumeurs qui ont couru sur lui n'auraient été que des calomnies destinées à éloigner la Russie de ses racines nationales.
La légende noire du starets aurait été forgée par les occidentalistes de tout bord - les libéraux du début du siècle, assimilés aux francs-maçons (Kerenski en tête), et les bolcheviks, associés le plus souvent aux Juifs, et rassemblés derrière Lénine - dans le but de détruire la Russie authentique, slave et paysanne.
Cette entreprise de récupération politique explique sans doute la réticence des historiens russes à travailler sur ce personnage controversé. Si aujourd'hui l'extrême droite montre un intérêt plus limité pour Raspoutine, celui-ci reste davantage un sujet de curiosité médiatique que d'étude scientifique. Et si le starets ne fait plus la une des journaux russes comme il y a une dizaine d'années, la popularité de mages et de guérisseurs de tout poil dans la société russe actuelle témoigne toujours d'un attrait pour ce qui échappe au rationnel.
(1) Cf. A. V. Tchernychov, Otetchestvennye Arkhivy, 1992, n° 1, pp. 112-114.
(2) Cf. Anna Vyroubova, Journal secret, 1909-1917, Paris, Payot, 1928.
(3) Jusqu'en 1915, l'armée russe était dirigée par le grand-duc Nicolas Nikolaevitch, qui bénéficiait d'une popularité certaine auprès des soldats.
(4) D'après le rapport du professeur Kosorotov, Komsomolskaja Pravda, 12 novembre 1993.