LES INTELLECTUELS

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1991 (inédit 1992)

Comme son maître Max Jacob, Trenet s'est toujours méfié "des intellectuels / Qui se réunissent dans des chapelles". Qu'il en fréquente beaucoup depuis qu'il gravite dans les cercles socialistes n'a pas modifié son point de vue, bien au contraire, et il ironise ici à leurs dépens, la charge se terminant par le même jeu infantile de dédoublement des syllabes (le mot "intellectuel" cette fois) que dans Le roi Dagobert et Le bateau lavoir.

L'ÂGE D'OR DES INTELLECTUELS
(L'Histoire n°83 ; Michel Winock ; novembre 1985)

Libération, Guerre froide, Budapest, gaullisme, Mai-68, Vietnam, goulag, socialisme, libéralisme. Sartre, Aron, Mauriac, Pauwels, Camus, Aragon... Tout le monde sait que les intellectuels jouent un rôle clef dans la société française, même si, aujourd'hui, leur déclin semble s'amorcer. Michel Winock a suivi pour nous leurs tribulations, leurs « leaders », leurs groupes et leurs revues, de 1945 à nos jours.

Depuis 1980 environ, une conjonction de faits nous invite à considérer qu'un chapitre de l'histoire des intellectuels français s'est achevé. On pense aux morts successives de Jean-Paul Sartre (avril 1980), Aragon (décembre 1982), Raymond Aron (octobre 1983), Michel Foucault (juin 1984) : quelques-uns des plus illustres représentants de la pensée et de la littérature ont disparu en un bref espace de temps. L'arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, loin de susciter l'enthousiasme des penseurs et des écrivains, n'a provoqué très souvent de leur part qu'une indifférence polie, qui offrit au Monde son thème de réflexion estivale 1983 sur « Le silence des intellectuels ». Le même quotidien avait déjà laissé filtrer quelques signes d'un nouvel état d'esprit. Par exemple, il avait publié, le 11 juin 1982, un article d'Alain Ravennes, « Les nouveaux sceptiques », illustrant cette idée : « Les intellectuels ont [...] appris à se méfier radicalement des pensées et des solutions globales appelant tôt ou tard des solutions finales. En un seul mot, ils ont redécouvert les vertus du scepticisme. »

Outre le déplacement sensible du centre de gravité politique, du progressisme au libéralisme, on doit prendre la mesure d'une série de nouvelles données qui ont concouru à mettre fin à l'âge d'or des « grands intellectuels » : le déclin de la littérature puis des sciences humaines au profit des sciences exactes et des savoirs techniques ; l'abaissement du prestige universitaire au bénéfice des nouveaux talents de communication (spectacle d'abord !) ; d'une manière générale la submersion de la culture écrite par les mass média. Bref la technocratie et le culte des images ont contribué à désacraliser les mandarins (1).

Avant d'aller plus loin, le terme d'intellectuels doit être précisé. Dans l'énumération nécrologique présentée plus haut, c'est volontairement qu'on a omis des noms comme ceux de Roland Barthes ou de Jacques Lacan, malgré l'influence de leurs œuvres : on entend évoquer ici l'histoire de ceux qui, ayant acquis dans les divers travaux de la pensée une certaine notoriété, ont engagé celle-ci dans le débat public, dans la critique politique, voire au service d'une action révolutionnaire. Ce terme d'engagé, mot convenu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, serait le plus petit dénominateur commun entre eux. Leurs lointains ancêtres s'appelaient, au XVIIIè siècle, les philosophes ; l'affaire Dreyfus a été leur date de baptême : c'est alors qu'on a employé le substantif d'intellectuels, pour désigner les pétitionnaires de la révision qui, derrière Émile Zola et Anatole France, réclamaient justice pour le capitaine juif innocent et contre la raison d'Etat. Les écrivains et les savants, hostiles à ces révisionnistes, ironisaient, à l'instar de Barrés et de Brunetière, sur ces « intellectuels », de sorte que pendant longtemps et quelquefois encore aujourd'hui on assimile « intellectuels » et « intellectuels de gauche » : ceux qui mettent la raison ou la morale universelle au-dessus des intérêts immédiats de la communauté nationale.

Néanmoins, il est notable qu'à partir des années trente, les écrivains et les penseurs de droite ont, à leur tour, pleinement assumé cette appellation si décriée dans leur tradition. Ainsi, en 1935, un manifeste des « intellectuels français » en faveur de l'Italie fasciste en Éthiopie regroupait-il huit cent cinquante signatures, dont celles de Marcel Aymé, Robert Brasillach, Georges Blond, Pierre Drieu La Rochelle, Pierre Gaxotte, Charles Maurras, Thierry Maulnier, etc.

Pour y voir clair, il me paraît utile, voire indispensable, d'identifier d'abord des familles, des ensembles, entre lesquels ces gens de plume et de science se sont répartis, après quoi on pourra suivre leurs métamorphoses au fil des événements.

Le paysage et l'air du temps

Avant de distinguer des catégories, il ne faudrait pas complètement passer sous silence ce que la tribu a en commun. A part quelques dizaines de « scientifiques » réputés (qui ne tardent pas en général à devenir des auteurs : cf. Jacques Monod, François Jacob, etc.), ce qu'on appelle ordinairement les intellectuels en France se recrute plus autour des machines à écrire que des microscopes. Leur territoire correspond à un périmètre parisien dont les extrémités se situent approximativement aux quatre stations de métro : Solferino, Maubert-Mutualité, Montparnasse et Port-Royal. Sans doute trouve-t-on sur la rive droite quelques éditeurs, la Bibliothèque nationale et les salles de rédaction des grands journaux mais la sociabilité intellectuelle a tissé ses liens les plus serrés entre les lieux d'enseignement supérieur (Sorbonne, Collège de France, École normale supérieure, École des hautes études, Institut d'études politiques...), les maisons d'édition (aussi bien Plon ou les Sept Couleurs que le Seuil ou Maspero), les locaux des revues, les cafés et les restaurants de Saint-Germain-des-Prés et de Montparnasse (le Flore, les Deux Magots, Old Navy, le Select, la Coupole, le Dôme, la Rotonde, la Closerie des Lilas, etc.), quelques théâtres d'avant-garde (la Huchette, le Vieux Colombier aujourd'hui disparu), autant d'espaces et d'enseignes que la littérature et la chansonnette ont popularisés. Les lieux de résidence personnels sont évidemment moins concentrés, on les repère aussi bien sur l'autre rive qu'en banlieue ou en province. Mais si le Midi, la Bretagne, Strasbourg ou toute autre ville compte leurs « têtes d'œuf », force est de constater la tenace centralisation du système : grandes revues, grands hebdomadaires, grandes maisons d'édition, on ne sort pas encore, nonobstant quelques belles exceptions, du contraste entre Paris et « le désert français ». Le TGV, Air Inter ou la voiture individuelle assurent aujourd'hui les aller-retour entre la résidence plus ou moins lointaine et la réserve tribale. Les chambres d'amis ou les petits hôtels permettent ces séjours indispensables aux plus enracinés des provinciaux. Herbert R. Lottman a bien senti l'importance de ce paysage commun en choisissant pour titre à son livre : La Rive gauche (2).

En 1944, les indigènes de cette « rive gauche » sont répartis en deux phratries nettement séparées : Résistance ou Collaboration, il faut avoir été de l'une ou de l'autre, après que les chars de la 2e DB sont entrés dans Paris. Les élus et les réprouvés, le Comité national des écrivains notamment en a établi les listes : d'un côté celle de ses adhérents (ceux qui ont suivi les dix-sept fondateurs du CNE clandestin de 1942) et en face la « liste noire » des auteurs taxés de vichysme ou de collaborationnisme. Pour quelques années, cette ligne de partage instaure l'ostracisme contre les vaincus de la Libération.

On ne peut évidemment citer tous les noms : quelques-uns s'imposent du côté des résistants et apparentés : Marcel Duhamel, François Mauriac, Aragon, Paul Éluard, Albert Camus, Jean Cassou, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roger Martin du Gard, Raymond Queneau, Vercors, Claude Roy... Du côté des maudits : Benoist-Méchin, Georges Blond, Pierre Benoit, Henry Bordeaux, Céline, André Castelot, Drieu La Rochelle (qui s'est suicidé), Jean Giono, Alfred Fabre-Luce, Marcel Jouhandeau, Sacha Guitry, Maurras, Montherlant, Paul Morand, Lucien Rebatet... A tous ces noms, il conviendrait d'ajouter ceux des éditeurs, dont la complaisance à l'égard de l'Occupant va être examinée par les tribunaux d'épuration (3). Les sentences que ceux-ci prononcent entraînent de sérieux dissentiments dans le camp des vainqueurs. Notamment, le cas de Brasillach, condamné à mort, a opposé les intransigeants aux partisans de la clémence. Parmi ceux-ci, Jean Paulhan et François Mauriac - l'un au nom de la déesse Littérature, l'autre au nom de la miséricorde chrétienne - en décousent avec les irréductibles. C'était une première faille dans l'union avec les communistes, partisans, eux, de la plus grande rigueur. Paulhan, dans sa Lettre aux Directeurs de la Résistance, dira, à ce propos, que les collaborateurs n'avaient pas « d'ennemis plus acharnés... que d'autres collaborateurs », ceux qui voulaient « s'entendre avec la Russie (4) ».

Dans cette querelle, certains esprits ont évolué, à l'exemple de Camus, d'abord défavorable à la tolérance excessive de Mauriac, et finalement rallié à la modération : « La justice absolue est impossible... » Sartre et Simone de Beauvoir s'étaient montrés plus proches des communistes : « Les gens qui avaient consenti à la mort de millions de juifs et de résistants », écrira l'auteur de La Force des choses, « je ne voulais plus entendre leur voix. (5) » Cette controverse, sur fond de tribunaux d'exception et de charniers humains, consacre la responsabilité de l'écrivain : « Il y avait des mots aussi meurtriers qu'une chambre à gaz (6). » D'où s'ensuivent les théories les plus exigeantes et les plus excessives sur « l'engagement », dont Sartre devait écrire le manifeste le plus éclatant. On remplissait désormais son stylo comme on rechargeait son pistolet mitrailleur (7).

Le jeu des quatre familles

La ligne de faille tracée par la guerre et le CNE va isoler quelques années durant l'ensemble des épurés, celui qui deviendra par intégrations successives l'ensemble de la « droite nationale ». Anciens vichystes et « collabos », arrêtés, parfois condamnés ou proscrits, ils éprouvent le sentiment durable d'avoir été les victimes d'un règlement de comptes à dessein d'expropriation : « La condamnation implacable des équipes de l'Occupation légitime aux yeux de l'opinion la dévolution des biens de presse aux partis politiques issus de la Résistance », comme l'explique l'un de leurs historiens (8). Beaucoup d'entre eux ne se mêleront plus de politique, s'ils s'en sont jamais mêlés directement. Les autres prendront à tâche de redonner voix au chapitre et dans les plus brefs délais à toute leur parentèle idéologique.

Assez vite, certains d'entre eux reprennent la plume dans des publications autorisées. Ainsi, Paroles françaises, hebdomadaire du PRL (Parti républicain de la liberté) fondé en 1946, devient un pôle de ralliement pour bien des anciens pétainistes malgré les services de son directeur Albert Mutter dans la Résistance. Y collaborent Claude Jamet, Pierre Dominique, Emmanuel Beau de Loménie, François Brigneau alias Julien Guernec et quelques autres (9). Dès 1947, les Fidèles de Charles Maurras remplacent L'Action française, frappée d'interdiction, par l'hebdomadaire Aspects de la France, dirigé successivement par Georges Calzant, Xavier Vallat et Pierre Pujo, et où le chef de l'école donnera jusqu'à sa mort en 1952 des articles sous le pseudonyme d'Octave Martin. Le plus doué et le plus tonitruant de l'équipe monarchiste, Pierre Boutang, avait rallié Giraud à Alger, après une « saison » vichyste, ce qui ne le préserva pas d'être révoqué de son poste de professeur de philosophie en 1944. Enfant terrible du maurrassisme, pamphlétaire d'instinct, métaphysicien de goût, écrivain né, il devait donner un sang neuf à la famille en créant, en 1955, La Nation française, où concoururent, entre autres, les plumes talentueuses d'Antoine Blondin, Roger Nimier, Philippe Ariès.

En 1951, le gros de « l'opposition nationale » avait réussi à fonder son grand organe, Rivarol, qui faisait un ample écho à une petite revue d'anciens maréchalistes parue dès 1947, Les Écrits de Paris. On y retrouvait les signatures d'André Thérive, Rebatet, Brigneau-Guernec, Fabre-Luce, Pierre Dominique... La vieille garde pétainiste et les nouvelles recrues du nationalisme pouvaient se flatter d'un public relativement nombreux, farouchement antigaulliste autant qu'anticommuniste et fidèle au vieux prisonnier de l'île d'Yeu puis à sa mémoire (10).

Ce premier ensemble a bénéficié du talent qu'une nouvelle pléiade d'écrivains s'est refusé à mettre au service de la gauche dominante : Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon, Félicien Marceau, Kléber Haedens, Roger Nimier, auxquels on ajoutera plus tard Louis Pauwels. Cette « jeune droite », renouvelant l'esprit de bande, finit par avoir sa propre revue, La Parisienne, et signa nombre d'articles dans l'hebdomadaire Arts, où François Truffaut jouait les critiques cinématographiques iconoclastes. Avec éclat, brio, insolence, ils se prévalaient du droit au divertissement, à la littérature « dégagée », au dilettantisme dans un « univers de pions ». Ces « hussards » n'entendaient pas être du camp des « vaincus » (Roger Nimier, du reste, a collaboré à la revue gaulliste Liberté de l'Esprit en 1949) mais hors du champ clos de la politique où la théorie sartrienne bornait l'horizon des intellectuels de gauche. Malgré ce parti pris de légèreté et d'esthétisme, la plupart se retrouvèrent sur le même front quand éclata le drame algérien. Nul événement ne pouvait mieux favoriser le renforcement de cette droite : les nostalgiques de Vichy, les chevau-légers de la « droite buissonnière (11) » se rencontrèrent avec maints anciens résistants. La ligne de démarcation du CNE était alors effacée mais la cause de « l'Algérie française » allait faire rejouer, à partir de septembre 1959 (le discours du Général sur l'autodétermination) la vieille passion issue de la guerre : l'antigaullisme. Plus tard, un effort théorique plus positif venu de la « nouvelle droite », en faveur d'un aristocratisme « scientifique », redonnera une certaine vigueur à la réaction intellectuelle et obtiendra, pendant quelque temps, un relais journalistique de grande audience avec Le Figaro Magazine de Pauwels. Ce n'était qu'une tendance mais la plus remarquée de ce premier ensemble dans les années 1970.

« Génial Staline »

L'union des vainqueurs de 1944 n'a pas résisté, quant à elle, aux débuts de la Guerre froide. Prenons la situation à l'aube des années cinquante, quand les positions sont bien fixées. Un premier ensemble, très homogène, s'impose à l'observateur : celui des intellectuels communistes. Forts de leur participation massive dans la Résistance, ils bénéficient de surcroît du prestige acquis par l'Union soviétique et le « génial Staline » dans leur lutte contre Hitler : le PC jouit à la fois d'un capital patriotique - il se dit « le parti des fusillés » - et d'un capital révolutionnaire - il porte en lui l'avenir en ces temps où l'on communie dans l'espérance socialiste. Il n'est pas étonnant qu'il recrute dans la nouvelle génération : à ceux qui ont gagné ses rangs pour combattre l'occupant et le fascisme, se joignent ceux qui, trop jeunes pour le faire, s'identifient à ses héros ; ceux qui ont à cœur d'expier les compromissions de leurs pères ; tous ceux qui prennent le communisme pour « la jeunesse du monde ».

Grâce à leur machine bien huilée, les dirigeants du PC ont investi tous les organismes de la Résistance ; ils sont aussi au gouvernement et, aux élections de 1945, ils font la preuve qu'ils sont devenus le premier parti de France... Peu à peu, ils contrôlent le CNE et son journal Les Lettres françaises, où Aragon et Eisa Triolet donnent le ton ; parallèlement, ils disposent d'une vaste panoplie de publications, dont France nouvelle, La Pensée, mais aussi Action, d'apparence plus indépendante. R. Garaudy, J. Kanapa, H. Lefebvre, C. Morgan. P. Hervé, H. Wallon, M. Prenant, F. Joliot-Curie et combien d'autres en imposent alors à leurs congénères. D'un point de vue plus matérialiste, les positions acquises par le PC offrent à bien des talents ou gratte-papier inemployés un système d'échanges avantageux : l'adhésion pouvait compléter les avantages symboliques de faveurs tangibles : « La vague de la Libération, écrit Edgar Morin, nous porta quelque temps à sa crête, puis nous déposa dans un ministère, un journal, un comité, une municipalité (12). »

La liste des intellectuels communistes qui a été la fierté du Parti, entre 1944 et 1956 environ, est impressionnante : des noms comme Roger Vaillant, Claude Roy, Marguerite Duras, J.-F. Rolland, sans parler d'Aragon et d'Éluard, en disent assez sur la « surface » acquise par le PC dans le monde des lettres ; du côté scientifique, l'énoncé du comité de rédaction de La Pensée (Joliot-Curie, Henri Wallon, Marcel Prenant, etc.) confirme le poids d'une influence à peu près universelle, comme le montrerait encore l'annuaire des arts plastiques, du cinéma ou du music-hall. Qui plus est, le communisme rayonnait sur un certain nombre de cercles de sympathie concentriques ; disposait du soutien de tous ces « compagnons de route », anciens frères d'armes ou nouveaux amis qui, sans lui aliéner toute leur liberté, cautionnaient d'autant mieux sa légitimité. Vercors, de son propre aveu, fut la plus représentative de ces « potiches d'honneur », en fait si utiles (il faudrait en citer beaucoup d'autres : Louis de Villefosse, Julien Benda, Robert Merle, etc.). Cependant, l'histoire des intellectuels français depuis 1945 a été celle d'une érosion : comment le parti communiste, irradiant au lendemain de la Libération, a perdu par étapes tout crédit dans l'intelligentsia, c'est une des intrigues principales des quarante dernières années.

A côté (façon de parler plus ou moins acceptable), on doit caractériser deux derniers ensembles, qu'on nommera, non sans à-peu-près, l'ensemble progressiste et l'ensemble libéral. Le premier a obtenu très vite la notoriété. Malgré la puissance communiste, il donne le ton à l'après-guerre et va rester longtemps prééminent. Comme il est riche, il faut différencier plusieurs sous-ensembles. Et à coup sûr le cénacle sartrien. Celui-ci a été célèbre grâce à l'extraordinaire succès de son gourou dans les années d'après-guerre : aucun philosophe en France n'a, comme Sartre, fait tant parler de lui à l'extérieur du limes intellectuel. Cet intérêt reposait sur un immense talent et quelques équivoques.

Outre que l'audience de Sartre provenait plus de ses romans et de ses pièces de théâtre que de ses œuvres philosophiques, on a assisté à un étonnant effet de mode autour de ce qu'on a appelé l'existentialisme, où l'on fourrait L'Être et le Néant, Les Temps modernes (revue fondée en 1945, cf. L'Histoire, n° 82, p. 84), à côté de Juliette Gréco, Mouloudji, Boris Vian et sa trompinette, Le Tabou, La Rose rouge et autres « caves » de Saint-Germain-des-Prés, devenu capitale du be-bop... Entre autres, les articles de la journaliste Anne-Marie Cazalis y avaient contribué. Sartre et ses amis, peu assidus aux concerts de jazz souterrains, mais qui se faisaient remarquer éventuellement en diverses « fiestas » nocturnes (13), bénéficièrent aussi, peut-on dire, de quelques faits divers vite qualifiés d'« existentialistes » et montés en épingle par Samedi soir ou France-Dimanche. Mais le succès de scandale était dû pour partie à la prose même de Jean-Paul et du « Castor ». Le naturalisme très cru du premier choquait les goûts encore prudes de l'époque, tout en multipliant les lecteurs. Quant à Simone de Beauvoir, la publication du Deuxième Sexe lui valut un certain nombre d'avanies et jusqu'à des injures publiques, comme elle le raconte elle-même.

Pour le public, tout ce monde-là sentait le souffre ; c'était des bourgeois dévoyés, des professeurs d'immoralité, voire des pornographes. Évidemment, toutes les insultes et tous les ragots, dont le couple Sartre-Beauvoir était l'objet, ne faisaient qu'aviver les curiosités à leur endroit et renforcer leur audience. Combien de jeunes gens des années d'après-guerre n'ont-ils pas rêvé d'écrire dans Les Temps modernes ! Bernard Frank a peint l'un d'eux dans Les Rats, ce Bourrieu fasciné par Sartre, ému de le côtoyer un jour au bar du Pont-Royal, finissant par obtenir un rendez-vous du grand homme : quand il entre enfin dans son bureau, jetant un coup d'œil au sommaire du dernier numéro de la fameuse revue, cette pensée conquérante s'impose à lui : « Bientôt Bourrieu. » D'autres témoignages, au premier chef La Force des choses, mais aussi Un Fils rebelle d'Olivier Todd, ou Croquis de mémoire de Jean Cau, qui fut le secrétaire de Sartre, complètent la description de ce groupe qui a exercé une sorte de magistrature intellectuelle pendant de nombreuses années (14) : ses idées, ses illusions, ses querelles, c'est un autre fil d'Ariane de l'histoire ici ébauchée.

La brouille Sartre-Camus y prendrait une bonne place. On ne l'évoquera ici que pour mentionner le rôle joué par l'auteur de L'Étranger, en particulier son activité de journaliste à Combat qui, au cours de ces années, fut, plus que Le Monde, le quotidien d'une gauche non communiste désireuse d'aller « de la Résistance à la Révolution » avant de frapper la borne des tristes réalités. Camus passant le relais à Claude Bourdet, nouveau directeur de Combat, nous voici plongés dans la généalogie du Nouvel Observateur. En 1950, en effet, Bourdet quitte à son tour Combat, destiné à une longue et bizarre survie, pour créer avec l'aide de Roger Stéphane et de Gilbert Martinet un petit hebdomadaire d'allure sévère, L'Observateur, devenu un plus prospère France-Observateur, avant de se transformer, en novembre 1964, en Nouvel Observateur sous la direction de Jean Daniel, tout en restant le moniteur de la gauche non communiste.

Autre sous-ensemble : Esprit, la revue d'Emmanuel Mounier, rajeunie par une nouvelle cohorte de jeunes chrétiens (en majorité) qui ont fait la Résistance, comme Jean-Marie Domenach, ou qui, parvenus à l'âge de la première barbe, tentent de concilier leur foi chrétienne avec l'espérance socialiste. Entre Les Temps modernes et Esprit, on doit moins parler de concurrence que de complémentarité : bien des positions politiques rapprochent les deux publications, quelques rédacteurs (surtout Francis Jeanson) prêtent leur concours à l'une et l'autre, qui recrutent autant de lecteurs dans les listes d'agrégés (Mounier a été deuxième de l'agrégation de philo en 1928, derrière Raymond Aron, et Sartre, après un premier échec, premier l'année suivante), mais le style, le ton, la manière de vivre des deux groupes sont nettement tranchés. Esprit a beau être désormais installé dans les bureaux du Seuil, rue Jacob, en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, on y a gardé une décence toute puritaine. L'occasion doit être exceptionnelle pour qu'on tire du placard une modeste bouteille de cognac, tandis qu'aux Temps modernes - c'est-à-dire le plus souvent chez Sartre, rue Bonaparte -, « les verres circulent entre les cendriers pleins » (O. Todd). Les rédacteurs d'Esprit n'offrent aucune prise aux échotiers ; la plupart sont sages, mariés et font des enfants : s'ils choquent, c'est par leurs idées et non par leurs mœurs supposées. Cette revue a d'autres atouts : le rayonnement de son directeur-fondateur, Mounier, et une base sociologique : celle des étudiants, des universitaires, des intellectuels catholiques, dont le noyau s'est déplacé vers la gauche.

A propos de Mounier, notons dans la constitution de ces sociétés de pensée le rôle déterminant du leader. Tout, ou presque, opposait Mounier et Sartre, mais ils avaient en commun un réel pouvoir de séduction, une manière, propre à chacun d'eux, de savoir écouter, ouvrir leur porte et retenir auprès d'eux ceux qu'ils avaient croisés. Nous ne sommes plus ici dans une structure d'appareil, comme dans le cas communiste, mais dans une relation d'homme à homme, et une relation de groupe cimenté par une autorité à la fois incontestable et chaleureuse. Si Mounier meurt prématurément en 1950, la fidélité à son souvenir restera, à la revue, une des principales sources de son unité.

« Le petit camarade »

Pour être complet, on serait tenu de poursuivre cette revue de détail mais il faut se borner au principal. Ainsi on ne fera qu'évoquer un autre sous-ensemble, aux nombreux avatars, celui qui a été composé par les transfuges successifs de l'ensemble communiste. La grande hémorragie, subie par le PC en 1956, a certainement facilité la création d'Arguments, même si son directeur Edgar Morin avait été exclu du « parti de Maurice Thorez » dès 1949 : avec Colette Audry, Roland Barthes, Jean Duvignaud, Morin pose les premiers jalons d'un marxisme dé-stalinisé et d'une réflexion sociologique libérée de la « vulgate ». Dans toute cette mouvance, où les départs, les croisements, les regroupements se font et se défont, on ne saurait omettre cet autre foyer de réflexion théorique qu'a été, dans les années cinquante, la revue de C. Castoriadis et de C. Lefort, Socialisme ou Barbarie.

Dernier ensemble : celui que nous avons proposé d'appeler « des libéraux ». Un rien dans leurs manières les différencie déjà des progressistes. Quelles que soient les différences de style entre Esprit, Les Temps modernes et autres sous-groupes, les progressistes sont sensibles à la chaleur du groupe, aux réunions de bistrot ou aux congrès champêtres. Les « libéraux », eux, répugnent en général aux manifestations de l'instinct grégaire ; ils pratiquent une sociabilité de type bourgeois, plus tournée vers le home personnel que répandue dans des lieux collectifs. Certes, il ne faudrait pas généraliser le contraste Aron-Sartre mais, à bien des signes, à en juger par les souvenirs et les mémoires des uns et des autres, on peut observer que le monde des idées n'est pas étranger au système des comportements rituels et des genres de vie. Simple notation au passage, avant d'en venir au principal : quel est le principe d'unité de ce dernier ensemble ? Le moment où il prend vraiment corps - au début de la Guerre froide, en 1947 - en est un bon indicateur : pour ses membres, la menace totalitaire incarnée naguère par le nazisme est désormais le fait du stalinisme. Ces intellectuels ne s'accordent pas tous sur la politique intérieure, quoiqu'un bon nombre soit tenté par le gaullisme ; ce qui les rassemble est leur sentiment qu'il existe un monde libre à défendre, partant leur anticommunisme en béton, et une sévérité croissante à l'endroit des progressistes, coupables d'aveuglement sur le PC.

L'auteur de L'Opium des intellectuels, Raymond Aron, a été sans doute la figure la plus remarquable et l'esprit le plus pénétrant de l'espèce. Après avoir participé au lancement des Temps modernes, il s'est séparé de son « petit camarade » Sartre, pour devenir le « spectateur engagé » du Figaro. Parmi les autres noms qui s'imposent dans cet ensemble, citons François Mauriac, André Malraux, Albert Olivier, Claude Mauriac, Jules Monnerot, Roger Caillois, Pascal Pia, Thierry Maulnier, Maurice Clavel, mais aussi des étrangers familiers de la France comme Arthur Koestler, Manès Sperber, Herbert Luthy... Deux revues portent témoignage de leurs combats : Liberté de l'Esprit, fondée par les gaullistes en 1949, et, de plus longue durée, Preuves, dont le premier numéro est sorti des presses en 1951. Vrai produit de la Guerre froide, ce mensuel était subventionné par le Congrès pour la Liberté de la Culture, c'est-à-dire par les États-Unis. Par définition, il a des homologues dans tous les grands pays occidentaux et publie de nombreux auteurs étrangers, dont Czeslaw Milosz, Toynbee, Orwell, Ignazio Silone, Jaspers, etc. C'est dans ses colonnes qu'on a présenté les thèses d'Hannah Arendt sur le totalitarisme - concept alors récusé par la plupart des intellectuels.

D'une manière générale, on ne peut qu'être frappé, en feuilletant la collection de Preuves des années cinquante, par la similitude entre les thèmes développés et ceux qui fleuriront à la fin des années 1970. Notre histoire intellectuelle est donc aussi celle de cette pensée libérale et antitotalitaire qui, symétrique à l'idéologie communiste, taxée de complicité avec l'impérialisme américain, a démérité de la respectabilité « mandarinale » avant de prendre le premier rang tout récemment. La naissance de Commentaire en 1978, dont les comités de patronage et de rédaction alignent tant de noms issus des horizons communistes et progressistes, apparaît comme un signe d'époque, parallèlement au déclin des Temps modernes et à la mue d'Esprit. Raymond Aron, dans les dernières années de sa vie, a touché les arrérages symboliques d'une rigueur de pensée qui lui avait valu, avant l'apothéose finale, le dédain de l'intelligentsia.

Ces quatre grandes familles - la droite nationale ; les intellectuels communistes ; l'ensemble progressiste et l'ensemble libéral - n'ont pas été statiques. On a déjà suggéré l'évolution du rapport de leurs forces respectives ; il faudrait maintenant le préciser. Au risque de forcer le trait, on découpera dans la quarantaine d'années dont il est question une demi-douzaine de périodes successives, plus ou moins fortement caractérisées comme on va le voir.

1. 1944-1947 : de la Libération au « grand schisme ». La fin de la guerre, l'épuration, la remise en route du pays, le fondement d'une nouvelle République qui concilie la liberté et l'égalité : c'est à ces urgences qu'on s'attelle, sur fond de grande alliance patriotique, qui inclut les communistes. Titre symbolique d'un article de Claude Roy dans Action : « J'aime les Américains. » Ce ne sera pour l'extrême gauche qu'une brève lune de miel. Le même hebdomadaire en appelle alors à l'union : « Gauche, droite, socialismes, travaillismes, il s'agit bien de tout cela. Non, la voie claire pour la Résistance demeure la fusion de tous les mouvements et dès maintenant la constitution de listes communes patriotiques pour les prochaines élections » (12-1-1945). Cet unanimisme, affirmé par les communistes, contre « les diviseurs de la Résistance », lui attire bien des adhésions, tout en suscitant bien des méfiances. Simone de Beauvoir, résumant la pensée de Sartre et la sienne, écrit : « Les masses marchaient derrière le PC ; le socialisme ne pouvait triompher que par lui [...] Aucune réticence ne gênait l'amitié que nous portions à l'URSS ; les sacrifices du peuple russe avaient prouvé que dans ses dirigeants s'incarnait sa propre volonté. Il était donc, sur tous les plans, facile de vouloir coopérer avec le PC (16). »

Albert Camus, lui, en est venu très vite à exprimer ses réserves ; sans doute aspirait-il, lui aussi, à la révolution, au socialisme et disait-il son dégoût « d'une société où l'argent et les privilèges tiennent le premier rang », mais l'éditorialiste de Combat révoquait en doute le « réalisme politique » des communistes ; il entendait « introduire le langage de la morale dans l'exercice de la politique ». Déjà, c'est par rapport au parti communiste que les vainqueurs de la Libération sont sommés de se définir. La coupure se creuse peu à peu entre les compagnons de route (flanc-garde et arrière-garde) et les autres. Mauriac, qui n'emploie pas la restriction mentale dans ses polémiques avec Pierre Hervé, pose une des questions de fond que tant d'intellectuels écartent alors : « Vous avez beau dire : vous ne pouvez à la fois vous réclamer d'un régime totalitaire, dictatorial, et vous poser en défenseur des principes de 1789. » A la fin de 1947, l'échec de « l'union patriotique » est définitivement consommé.

2. 1947-1956 : l'hégémonie communiste. La Guerre froide, le grand schisme entre les anciens alliés, l'achèvement de la mise en place des démocraties dites populaires par le coup de Prague, la doctrine Truman, la victoire de Mao en Chine, la guerre de Corée... Pendant ces années de tension idéologique et politique entre l'Est et l'Ouest, le parti communiste prodigue ses capacités d'organisation et de mobilisation et si le nombre de ses militants décroît, il maintient une influence prégnante sur les étudiants, les enseignants, les savants, les écrivains... Campant en territoire ennemi - l'Occident capitaliste -, le PC bétonne son monolithisme : le catéchisme « marxiste-léniniste », le centralisme démocratique et le dogme de l'infaillibilité stalinienne y concourent. Pour les soixante-dix ans du « vainqueur de Stalingrad », toutes les digues de la raison sont emportées, à telle enseigne que La Pensée, « revue du rationalisme moderne », publie des textes de savants qui laissent aujourd'hui pantois : « Dans l'histoire de l'humanité, écrit par exemple Henri Wallon, il y a de très grands noms. Il y a eu des stratèges illustres, des penseurs éminents, des conducteurs de peuples ou des hommes d'État prestigieux. Mais en connaît-on qui ait uni en lui toutes ces formes du génie, et peut-on les dénier à Staline ? » (nov.-déc. 1949).

Au cours de cette phase de glaciation, la famille de la gauche progressiste est sujette aux plus graves déchirements. Tandis que les libéraux, on l'a vu, choisissent délibérément leur camp, les autres hésiteront entre un « suivisme » plus ou moins accentué derrière le PC et le non-alignement. Sartre, après avoir été en butte à toutes les attaques et à toutes les injures de la part des Soviétiques et des communistes, n'en franchit pas moins le pas en 1952, ce qui provoque des ruptures durables au sein des Temps modernes, dont se séparent Merleau-Ponty et Claude Lefort. A Esprit, Marc Beigbeder rend publique sa dispute avec les successeurs de Mounier dans un livre qui provoque les feux croisés de Preuves et des Lettres françaises. Dans cet hebdomadaire, André Wurmser, y allant d'un commentaire tout favorable à Beigbeder, donne un échantillon de ce qu'on appelle la langue de bois : le PC « est le parti de la paix, il est le parti de la France, il est - surtout - LE PARTI QUI A TOUJOURS RAISON » (25-10-1951).

Les plus soucieux de ne pas se couper du « parti de la classe ouvrière » doivent accepter sans sourciller les procès staliniens des démocraties populaires, les pires accusations portées contre Tito ; ils doivent ne pas se montrer trop curieux des « camps de travail » soviétiques et être convaincus que Kravchenko est un menteur (18)... La frénésie stalinienne fascine les uns autant qu'elle horrifie les autres : elle est le combat de la vigilance prolétarienne contre le camp de la guerre et de l'impérialisme. L'anti-américanisme se déchaîne (19). Refusant de suivre la logique des deux blocs, bon nombre d'intellectuels progressistes défendent les thèses d'un neutralisme, dont Le Monde. L'Observateur, Esprit se font les propagandistes. En 1953, la mort de Staline et la fin de la guerre de Corée paraissent ouvrir une ère d'accalmie ; les agressions verbales s'atténuent ; on commence à parler de détente.

Le grand schisme a eu, entre autres effets, celui d'estomper la ligne de partage de 1944. Ainsi paraît, en janvier 1953, le premier numéro de La Nouvelle NRF, au sommaire duquel on note côte à côte des noms des deux anciennes listes, aussi bien Malraux que Montherlant, Paulhan que Jouhandeau : la réconciliation par la littérature est en marche, la revue se déclare « sans prévention politique ». De ces bouleversements de la Guerre froide, l'année 1956 va être tout à la fois le point d'orgue et le point de départ d'une nouvelle période.

3. 1956-1962 : la primauté algérienne. En 1956, le groupe communiste subit le double choc du « rapport secret » de Khrouchtchev lors du XXe congrès du Parti soviétique et de l'écrasement dans le sang de la révolte hongroise : la brèche est ouverte ; à dater de ces événements, le PCF va perdre progressivement sa légitimité aux yeux des intellectuels. De surcroît son attitude face au problème algérien, jugée par beaucoup trop prudente, lui ôte sa fonction d'avant-garde. La gauche progressiste, émancipée, va occuper le devant de la scène : Les Temps modernes, Esprit, France-Observateur, mais aussi Vérité-Liberté, les divers comités créés contre la guerre coloniale, plus tard l'appel dit des « 121 », le réseau Jeanson, les manifestations de l'UNEF, tout indique l'autonomie d'action, dans la bataille anticolonialiste, des intellectuels et des étudiants, hors des partis. Les protestations contre la torture remettent en évidence leur pouvoir moral : les plasticages de l'OAS viseront à plusieurs reprises des bureaux de rédaction ; Sartre devra changer de domicile ; jusqu'en 1962, l'anti-intellectualisme ira bon train dans la grande presse comme à la radio...

L'ensemble libéral, lui, est passablement divisé par le problème algérien, mais deux de ses membres, François Mauriac et Raymond Aron, prennent résolument parti, en dehors du Figaro où ils collaboraient. Le premier, dans son « Bloc-Notes » de L'Express, malmène les gouvernements qui, de Guy Mollet à Félix Gaillard, se révèlent trop dépendants du pouvoir militaire en Algérie. Le second publie en 1957 La Tragédie algérienne, où il fait la démonstration du caractère inéluctable de l'indépendance. Toutefois un certain nombre de ces « libéraux », à commencer par Jacques Soustelle et Jules Monnerot, vont grossir le quatrième ensemble de la « droite nationale ». Celle-ci peut alors déployer l'éventail de toutes ses coteries, bénéficier de la sympathie de grands journaux comme Paris-Presse ou L'Aurore, exercer une influence durable sur les cadres de l'Armée. La plupart de ces publications, y compris le très pétainiste Rivarol, sont amenés à soutenir le retour de De Gaulle au pouvoir, au lendemain du 13 mai, en attendant de se déchaîner contre lui quand le président de la République aura opté pour l'indépendance. En quelques années la droite intellectuelle a refait surface ; en quelques mois de 1962, elle va se retrouver pour la seconde fois en moins de vingt ans dans le camp des vaincus : victime de la Libération, elle est cette fois victime de la décolonisation.

4. 1962-1968 : l'entracte des années soixante. La fin de la guerre d'Algérie a laissé le monde intellectuel comme hébété. Pendant des années, on avait pétitionné, protesté, manifesté, risqué même - la révocation ou la prison. Des écrivains, des philosophes, des historiens s'étaient aventurés dans le combat clandestin, par solidarité soit avec le FLN algérien, soit avec l'Algérie française. Le paroxysme verbal avait sans doute été atteint dans la préface donnée par Sartre aux Damnés de la terre de Franz Fanon : la philosophie de l'engagement passait en apologie de la violence. Cette violence, que les soldats perdus de l'OAS manient en desperados : « Il nous appartient aujourd'hui, écrivait Philippe Ariès, de célébrer très haut dans le désert la farouche grandeur des Français d'Algérie, maudits par leurs frères, obstinés dans leur refus. »

Très vite, la paix revenue, l'engagement intellectuel n'est plus soumis aux mêmes injonctions. Sur la scène internationale, l'heure est à la « coexistence pacifique », tandis que le régime gaulliste tourne ses adversaires de droite et de gauche.

Aux premiers il offre des institutions solides, un pouvoir monocratique, une politique nationaliste : « Dans notre paroisse, écrit Ariès, beaucoup répugnent à reconnaître ce paradoxe, et s'attachent à multiplier les différences qui séparent le système actuel de nos classiques utopies... Nous nous épuisons en réquisitoires contre un régime pas très différent de celui de nos rêves... » Quant aux intellectuels de gauche, ils doivent admettre que De Gaulle se fait partout le champion des indépendances nationales et s'impose, la guerre du Vietnam venue, comme la seule force de résistance occidentale sérieuse au géant américain : le discours de Phnom-Penh, le retrait des forces françaises de l'OTAN, la bataille de l'or contre le dollar... autant d'accrochages qui portent progressistes et communistes au respect. Les grandes voix se font plus discrètes ; les scènes du combat se sont éloignées du théâtre français. Si Sartre, infatigable, siège au Tribunal Russell, c'est pour juger des crimes de guerre américains ; pour certains, le désir de révolution se projette en Amérique latine, sur les traces du « Che » ; en se mondialisant, la politique donne naissance à un nouvel exotisme.

En France, la vogue de Teilhard de Chardin, la réussite de Planète (revue éclectique du « réalisme fantastique » créée par Pauwels), le triomphe du nouveau roman, les publications des structuralistes, autant de signes du recul de l'histoire, qui depuis la guerre n'avait cessé d'enrôler les intellectuels. Les grands hebdomadaires politiques doivent trouver de nouvelles formules pour survivre à la fin de la décolonisation.

Néanmoins, sous ce calme apparent, tandis qu'une nouvelle génération est en train de prendre force, les éléments d'une nouvelle pensée critique se répandent, - celle qui vise la société d'abondance : les pouvoirs technocratiques, les nouveaux habitus de la société de consommation, l'infantilisation des individus par la verroterie de la croissance, la rentabilité à tout prix, les dégâts de l'urbanisation accélérée... En 1967, on entend parler des situationnistes de Strasbourg, qui en appellent à un nouveau radicalisme, hors des organisations politiques démodées : la vie quotidienne est devenue un enjeu révolutionnaire. La génération de 68 va diffuser ces thèmes à profusion dans l'explosion de Mai.

5. 1968-1974 : le moment gauchiste. Dans les années qui suivent la grande turbulence de 1968, l'ensemble de la « gauche progressiste », complètement renouvelé par l'apport des soixante-huitards, reprend toute l'initiative. Multiplication des groupuscules d'extrême gauche, surenchères de l'ultra-gauche ; profusion de journaux révolutionnaires ; édition et réédition de tous les classiques du communisme et de l'anarchie mais aussi de Marcuse, de W. Reich et autres penseurs de la libération humaine ; agitation continue à la nouvelle université de Vincennes ; nouveaux mouvements sociaux : féminisme, « nationalismes de l'intérieur », écologisme : sous mille formes, la France connaît une nouvelle flambée d'espérance (ou d'illusion) révolutionnaire et de commotion politique. Les nouveaux venus rôdent leurs propres moyens d'expression (provocations, défis permanents, dérision, actions violentes...), maints « anciens » prennent un bain de jouvence. Sartre vend sur le trottoir La Cause du Peuple ; Henri Lefebvre prophétise : « La différence point sous l'homogénéité et commence à la combattre. Nous arrivons à un seuil : sous la poussée des forces productives, la société tend à la rupture - l'effondrement, la guerre mondiale ou la révolution » (Actuel, mars 1972) ; Esprit explique la pensée d'Ivan Illich, appelée à saper le système scolaire et le système médical en place...

En quête de lumière, les utopistes qui ont relégué la Mecque soviétique au rang des abominations reportent leurs espoirs sur la Chine de Mao. Vague maoïste aussi extravagante qu'éphémère, à l'exemple des tribulations de la revue Tel Quel de Philippe Sollers. Le gros livre rapporté par Maria-Antionetta Macciochi, De la Chine, aussi bien que les discours fervents du révérend père Cardonnel sur « Des millions de Chinois sans contrainte » (Le Monde, 19 juillet 1973) démontrent la ténacité du rêve millénariste dans une partie de l'intelligentsia.

Quelques livres et quelques événements vont suffire, en 1975-1976, à mettre en miettes le mirage de la Grande Muraille : Ombres chinoises, de Simon Leys, Prisonnier de Mao, de Pasqualini, Révo. Cul. dans la Chine Pop ou encore Regards froids sur la Chine, voilà pour la littérature ; le reste était plus cruel : Vietnamiens, Khmers rouges et Chinois démontreront par la guerre, les procès, la terreur de masse, et même ce qu'on a appelé le « génocide cambodgien », que le modèle du communisme d'Extrême-Orient était douteux. Le mythe Mao ne survit guère à la mort du Grand Timonier en 1976.

6. Depuis 1974-1975 : un néolibéralisme ? La traduction de L'Archipel du Goulag de Soljenitsyne en 1974 et l'extraordinaire succès de librairie que le livre connaît en France sont à retenir, au moins à titre symbolique, comme la dernière étape du désenchantement communiste. Le talent de l'écrivain russe fait mieux que de décrire les réalités concentrationnaires du système soviétique ; il ouvre les vannes d'un torrent critique (et autocritique) antitotalitaire. Le courant, alimenté par les libéraux des années cinquante, était longtemps resté souterrain : les batailles de la décolonisation, le renouveau des religions séculières de la dernière phase idéologique l'avaient recouvert. Cette fois, il jaillit à l'air libre et prend dans son flot, à l'exception des communistes - du reste en plein déclin -, toutes les familles d'esprit. La Cuisinière et le Mangeur d'hommes, d'André Glucksmann, en 1975, Un homme de trop, de Claude Lefort, en 1976, témoignent de cette attention nouvelle portée au totalitarisme, sur les retombées du gauchisme : « Elle est depuis longtemps close, l'ère révolutionnaire, écrit Glucksmann, quand l'industrie pénitentiaire broie par millions les ennemis du peuple. » Anciens communistes, anciens gauchistes, « nouveaux philosophes », faisant chorus avec les dissidents soviétiques, concourent à dénoncer l'historicisme, à restaurer la philosophie des droit de l'homme, et, chemin faisant, à redécouvrir les auteurs libéraux.

Les temps de la dérision

Dans ces ruines de l'utopie, certains sont un moment tentés par la dérision : une belle brochette de maîtres-à-penser soutiennent ainsi la candidature du fantaisiste Coluche à l'élection présidentielle. La victoire de la gauche en 1981 n'est pas en phase avec l'évolution des intellectuels de gauche qui, pour la plupart, ne donnent pas la moindre caution au « programme socialiste ».

Pourtant, ce sont leurs idées ou leurs anciennes idées qui sont au pouvoir. A la gauche, si longtemps restée dans l'opposition, ils accordent un préjugé favorable : ne représente-t-elle pas, par tradition, cette exigence de justice à laquelle toute civilisation doit être soumise ? Il en est sans doute résulté pour beaucoup une sorte d'obligation de réserve. Certains ont protesté : comment la gauche peut-elle défendre la morale et s'allier au communisme totalitaire ? Un Jean-Marie Domenach, ancien directeur d'Esprit, dénonce la contradiction ; un Claude Lefort, ancien collaborateur des Temps modernes, ancien responsable de Socialisme ou Barbarie, s'insurge contre les socialistes qui ont donné « au PC les titres de la légitimité démocratique, pour gagner en retour les moyens de la force (19) ».

D'autres, cependant, ne demeurent pas insensibles aux honneurs ni aux places distribuées. Déjà, Valéry Giscard d'Estaing avait entrepris des opérations de séduction sur les intellectuels ; cette fois, le pouvoir socialiste offre des postes : autant de protestataires qui passent à l'establishment. Même épargné par toute faveur officielle, même sévère à l'endroit du pouvoir socialiste, l'intellectuel de gauche est porté à la prudence, au respect, à l'esprit de famille.

Plus profondément, si l'on juge avec du recul la perte d'influence des mandarins, deux types d'explication méritent d'être retenus. Le premier est d'ordre idéologique : on a assisté à la perte du sens de l'histoire. Les vainqueurs de la Libération ont été, pour le grand nombre, convaincus d'une nécessité révolutionnaire. Le monde allait - un pas en arrière, deux pas en avant - vers le socialisme, la société sans classe, la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme. Dans le prolétaire industriel, on a vu l'agent universel de la cause finale ; le vieux monde se lézardait ; le capitalisme approchait de l'agonie. Les intellectuels avaient dès lors une mission : éclairer les masses sur leur propre mouvement ; donner au prolétariat le sens de sa lutte. La grande question était donc celle du parti communiste : jusqu'où devait-on en être, jusqu'où aller avec lui ? Et la césure provenait de la question inverse : comment le combattre ?

Fin d'un monde

Au moment où les bases mêmes de l'utopie communiste ont été sapées, le prolétariat a passé le relais de la victime universelle au colonisé, puis à l'exploité du tiers-monde. A travers la guerre d'Algérie et les autres luttes de libération nationale, l'agent de la révolution mondiale avait changé mais non le sens de l'histoire : la lutte des classes se livrait désormais à l'échelle planétaire, l'impérialisme portait en lui le programme de sa propre liquidation, Mao ou le « Che » avaient remplacé Staline mais la perspective eschatologique, ranimée par Mai 68 et ses lendemains, demeurait vivante. Du moins pendant quelques années encore, jusqu'à la disparition des dernières terres de promission - l'ultime réduit albanais ! - et l'effondrement des certitudes. La « démaoïsation » après la « déstalinisation » a converti les derniers croyants en agnostiques : dans la mort des religions séculières, les intellectuels ont perdu leur fonction sacerdotale ; ils n'ont plus à faire d'homélie puisqu'ils ne croient plus en la déesse Raison censée gouverner le monde.

Les années 70 ont été celles de la redécouverte du tragique (20). L'évolution de l'humanité n'était plus ce drame, qui avait eu un commencement avec l'instauration de la propriété privée et qui aurait un happy end avec la réalisation du communisme ; on redécouvrait la nuit de Pascal ou l'univers de Freud, avec lequel l'homme n'est pas aux prises principalement avec la nature ou avec des obstacles extérieurs, mais avec lui-même, déchiré par ses contradictions, promis au face-à-face avec la mort. Cette vision du monde, les libéraux l'avaient faite leur depuis longtemps : ils se méfient du pouvoir en soi, de la volonté de puissance, des philosophies de l'histoire finalistes ; ils ne croient pas en l'Idée absolue de Hegel ni à aucune panacée pour la souffrance humaine ; ils parlent d'équilibre des pouvoirs, du respect de la vie privée, ils ont du goût pour l'empirisme plus que pour les grandes constructions. C'est leur côté juste-milieu et pot-au-feu : Montesquieu séduit moins que Rousseau, Tocqueville que Marx, ou Popper que Marcuse. De ce point de vue, la « victoire » finale d'Aron sur Sartre est bien la « fin des intellectuels ». La ruine des utopies sociales conjuguée avec les perplexités de la conjoncture économique, les échecs d'une politique proprement « socialiste » et la rupture même de l'union de la gauche , tout concourt à relativiser le rôle de l'intellectuel comme conscience de l'histoire : sur « la suite », il n'en sait pas plus que son coiffeur.

Cependant, l'intellectuel pourrait, malgré tout, garder son prestige par sa fonction morale, comme garant des valeurs universelles. Fini comme révolutionnaire, n'a-t-il pas encore une grande carrière comme dreyfusard ? Or, même sur ce terrain, sa voix s'affaiblit. Pour le comprendre, il semble qu'il faille avancer un autre type d'explication, sociologique cette fois. Une réalité saute aux yeux : depuis l'« âge d'or » des années 50, on a assisté à la perte d'influence de la culture savante à base littéraire et philosophique au profit de la culture savante à base mathématique (hors le bac C, point de salut !) et, de manière plus générale, au déclin de la culture savante au profit de la culture de masse. De ce point de vue, il est frappant de constater que la plus grande manifestation antiraciste qui ait eu lieu en France - en juin 1985, à la Concorde - a été le fait non des intellectuels mais d'artistes de la chanson et de jeunes gens qui ont le sens des média : la musique rock et pop a détrôné tous les libelles ; la démonstration était encore plus probante, un mois plus tard, lors des concerts simultanés de Wembley et de Philadelphie en faveur de l'Ethiopie affamée, retransmis sur tous les continents.

La contre-culture juvénile qui a explosé dans les années soixante, les apparitions successives des nouveaux moyens de communication - de la télévision à l'informatique - ne prédisposent pas à l'écoute des praticiens de la culture écrite. Les intellectuels manquent de « sono ». C'est dans cette mutation culturelle qu'on doit aussi chercher les causes de leur régression statutaire. Nés avec Gutenberg, ils sont devenus les contemporains malheureux de Mc Luhan.

(1) Terme par lequel Simone de Beauvoir désigne les intellectuels de gauche dans le roman qui obtient le prix Goncourt 1954, Les Mandarins (Gallimard).

(2) Herbert R. Lottman, La Rive gauche. Le Seuil, 1981.

(3) Voir Pierre Assouline, Gaston Gallimard, Balland, 1984, et l'article du même auteur « Les trahisons des écrivains français », L'Histoire n°80.

(4) Jean Paulhan, Lettre aux Directeurs de la Résistance, éd. de Minuit, 1951, rééd. J.-J. Pauvert, 1968, p. 30-31.

(5) Simone de Beauvoir, La Force des choses, Gallimard, 1963, p. 31.

(6) Idem, p. 33.

(7) Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes » et « Qu'est-ce que la littérature ? » in Situations II, Gallimard, 1948.

(8) Paul Sérant, Les Vaincus de la Libération, R. Laffont, 1964, p. 229.

(9) François Brigneau a raconté ces années-là dans Mon après-guerre, éd. du Clan , 1966.

(10) Rappelons que Pétain y meurt en 1951.

(11) Voir Pol Vandromme, La Droite buissonnière, Les Sept Couleurs, 1960.

(12) Edgar Morin, Autocritique, rééd. Le Seuil, 1970, p. 70. Sur ce système d'échanges, voir surtout Jeannine Verdès-Leroux, Au service du Parti, Fayard, 1984.

(13) Simone de Beauvoir, op. cit., passim.

(14) Olivier Todd : « Je n'étais pas le seul à écrire parfois des articles en me demandant : "Qu'en penserait Sartre ?" Bizarre maladie d'une partie de l'intelligentsia française, à l'époque : ne pouvoir se passer d'officiers traitant des idées. » Un fils rebelle, Grasset, 1981, p. 208.

(15) Voir, entre autres, le numéro spécial de Commentaire, consacré à « Raymond Aron, 1905-1983, Histoire et politique, Textes et témoignages », Julliard, février 1985, n°28-29.

(16) Simone de Beauvoir, op. cit., p. 17.

(17) François Mauriac, Journal, t. IV, Flammarion, 1950, p. 205.

(18) Guillaume Malaurie, en coll. avec Emmanuel Terrée, L'Affaire Kravchenko, R. Laffont, 1982.

(19) Claude Lefort, L'Invention démocratique, Fayard, 1982, p. 11.

(20) Jean-Marie Domenach, Le Retour du tragique, Le Seuil, 1973.

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