NE CHERCHEZ PAS DANS LES PIANOS CE QU'IL N'Y A PAS

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1971

Toujours friand de faux-semblants et hostile à l'analyse de son œuvre, Trenet affirme ici que la chanson est un art impersonnel ("Ne cherchez pas dans les couloirs de mes châteaux / Ce qu'il peut y avoir à l'intérieur de mes pianos") alors qu'il est précisément le premier à s'y être, depuis Le petit pensionnaire, si souvent confié. Il est vrai que Trenet a été élevé dans une époque et dans un milieu encore férus des hiérarchies établies pendant le Grand siècle, qui considéraient la chanson comme un art mineur tout juste bon à divertir la foule, et qu'il n'a jamais su se départir de ces conceptions ancestrales. Les mentalités ont-elles d'ailleurs vraiment évolué sur ce point aujourd'hui ?

LA CHANSON : UN ART IMPERSONNEL ET MINEUR ?
(Monsieur Trenet ; Richard Cannavo ; 1993 ; Editions Lieu Commun)

C'est un fait : par-delà son statut de vedette de la scène et du disque, Trenet a toujours souhaité être reconnu comme un écrivain authentique, et se montre volontiers choqué par le scepticisme général. Mais le « fou chantant » n'est pas seul à croire à cette autre facette de son talent. Comme disait un collaborateur de son éditeur, qui venait de publier Mes jeunes années, Pierre, Juliette et l'automate, « Charles pense qu'il mériterait d'être reçu à l'Académie comme écrivain - non pour l'importance (en volume) de son œuvre, mais pour ses dons de plume. Ces dons, moi j'y crois : s'il voulait bien persister dans le genre, on finirait par le reconnaître. Mais ce qui est regrettable c'est que cette campagne sur Trenet à l'Académie est tout à fait stérile : s'il y avait eu le dixième de ce battage dans la presse à propos de son livre Mes jeunes années, pour l'interpeller non pas dans le sens "élisez Trenet", ou "Trenet soyez élu" mais "Trenet écrivez !", on aurait sans doute obtenu de grandes choses. C'est ce que moi je lui ai écrit : "Charles, ne remontez pas sur les planches. Faites des chansons, soit, mais écrivez ! Durant la dernière partie de votre vie, à présent que vous avez des maisons, le silence, la tranquillité, écrivez !" Oui, si à la suite de Mes jeunes années il s'était trouvé plus d'un critique littéraire pour dire "Trenet écrivez, ne chantez pas, écrivez", eh bien il l'aurait fait ! Il y a eu des articles dans la presse bien sûr, mais c'étaient essentiellement des citations, des extraits parfois, et puis des photos... En somme plutôt des articles "magazine".

Il n'y a pas eu de critiques s'exclamant : "Quel écrivain, quel conteur !" Il y a bien eu des interviews, qui étaient l'occasion de le lui dire de vive voix, mais ça se terminait toujours par "et maintenant, quels sont vos projets ; un disque, une rentrée à la scène ?" Charles n'a pas été vexé de cette indifférence mais ça l'a rendu encore plus perplexe, encore plus troublé, et partagé. Il y a quelque chose de pathétique finalement chez cet homme qui oscille sans cesse entre plusieurs disciplines, et qui n'y trouve jamais vraiment son compte : la peinture n'est qu'un plaisir. La musique ? La variété n'est pas de la grande musique ! Quant à la chanson, ça n'est pas de la grande poésie... Mais il n'est pas responsable de cette situation. Il aimerait bien écrire davantage, écrire vraiment, il aurait désormais la possibilité de le faire mais il y a quelque chose qui l'arrête. Il est trop connu, trop adulé, célébré, au point que ça le gêne. Il dit par exemple : "J'ai l'impression que l'on passe à la radio mes chansons d'outre-tombe !"

Il y a un autre problème : même poussé à écrire ses Mémoires, lui préférera toujours le roman parce que ses Mémoires, à ses yeux, ce serait une manière de le figer. Et il a d'autant plus peur de vieillir qu'il est à jamais le personnage du "fou chantant" qui a donné le coup d'envoi à l'insurrection de la jeunesse - bien avant Mai 1968 ! En mai 1936... Alors, comme il a cette image du jeune homme éternel et des chansons qui, au dire de tous, n'ont pas pris une ride, écrire ses Mémoires serait à ses yeux devenir soudain une vieille chose qui n'aurait plus rien à dire, à vivre, et qui devrait se contenter de regarder en arrière. Or, Trenet se veut, il est toujours tourné vers l'avant. C'est d'ailleurs pourquoi, lorsque ses dernières chansons ne font pas le tour de la Terre, ou simplement du pays, ça le chagrine énormément ! Il aurait besoin d'être reconnu comme possédant une nouvelle veine, il voudrait qu'on oublie un peu ce passé qui lui colle à la peau, et qui le statufie. Il est bloqué parce qu'il ne peut pas vivre à l'image de son âge, de sa génération, et justement l'écriture romanesque pourrait lui permettre de s'évader de ses hantises. Seulement voilà  : Trenet n'a jamais été pris très au sérieux en tant qu'écrivain, et il en est chagriné. Ainsi il a été très affecté le jour où, invité de Bernard Pivot à l'émission "Apostrophes" à l'occasion de la sortie de Mes jeunes années, celui-ci lui a demandé de chanter une chanson ! »

Seul, peut-être, à cette époque, Gaston Bonheur dira (dans sa chronique de Télé 7 Jours, du 28 octobre 1978), tout le bien qu'il faut penser de « Trenet écrivain », à propos de ce passage à « Apostrophes » en compagnie de sa mère :

« Voici donc le merveilleux numéro de duettistes lancé par Jacques Chancel dans le "Grand échiquier". On sait que Marie-Louise Caussat, la fille du tonnelier de Narbonne, inentamable, renvoie très bien la balle dans le style feutré-perfide de Suzanne Lenglen. Et Charles, comparaissant devant sa mère, retrouve des airs d'enfant de chœur insoumis. Le livre de leur complicité et de leurs déchirements est signé Charles Trenet. Il s'intitule Mes jeunes années. A quoi s'ajoute ce sous-titre : "racontées par ma mère et par moi".

Disons tout de suite que c'est un grand beau livre. Ne le rangez pas sur l'étagère à la mode des autobiographies de vedettes. Il a sa place au rayon Littérature. Il est d'abord un exceptionnel témoignage, avec cinquante ans de recul, sur la tragédie de l'enfance. Imaginez que Freud ait disposé de la double confession de Jocaste et d'Œdipe. Il aurait évité de se fourvoyer. Ce n'est pas le sexe qui domine l'enfance, c'est le lait. Ce n'est pas le petit garçon qui trahit, c'est la femme quand la mère est tarie. Il me suffit de voir vivre ma chatte, ma Princesse, pour comprendre. Elle est double : casanière quand elle met bas, vagabonde dès que son sein pense à autre chose.

Donc, dans ce livre, premièrement, ma "Manotte" raconte, avec mauvaise conscience et élégance, l'enfance des frérots auxquels elle a préféré, en 1918, un militaire un peu cosmopolite, soigné à l'hôpital de Narbonne, et qui n'était pas leur père, retenu, celui-ci, du côté du front. Elle a l'art, comme une patineuse de la Belle Epoque, de glisser sur ses écarts et de s'appesantir sur ses fugaces repentirs. Deuxièmement, et le livre devient passionnant, Charles raconte les mêmes choses avec des souvenirs chevillés au cœur. C'est le plus pudique, le plus émouvant réquisitoire qu'on ait jamais prononcé au nom des enfants abandonnés contre les parents divorcés :

Papa, quand viendras-tu nous voir ?
Je pleure, tu sais, au dortoir.
Je souffre de mille tourments...
Quand viendras-tu avec maman ?
Elle est, paraît-il, à Vienne.
Toi, tu restes à Saint-Chinian.
Est-il bon que je m'en souvienne ?

De fait, Marie-Louise est à Vienne, à Berlin, à Prague, avec ce personnage très vague qui s'appelle Benno Vigny et qui fait tourner en muet et en bourriques Jean Angélo, Yvan Mosjoukine, Gina Manès. Merveilleux seconds plans des souvenirs, ce carton-pâte illusoire au temps des studios de la U.F.A. Heureusement, il y a la maison de Narbonne, les placards, cousine Emilie, l'affection déboussolée d'Antoine, le bon Dieu et les événements-prodiges, comme la chute de la comtesse de Laurenbis, née Bichanbi, avec son avion en panne au milieu des vendangeurs. Charles, n'en pouvant plus de solitude, sécrète alors autour de son cœur une espèce de carapace qui lui interdira désormais de souffrir et d'aimer. Il ne sera plus qu'une espèce d'insecte simplifié, avec des élytres de poète et un abdomen gourmand. A dix-sept ans, il se sauve enfin. Pour quoi faire ? Pour avoir le droit, loin des parents, d'être librement et à jamais un enfant. Désormais, même quand il se retirera dans sa chartreuse pour philosopher, il ne cessera plus de jouer.

Charles ! Je sais combien tu es inquiet de n'avoir rien écrit, dis-tu. Sois rassuré. Voici, en plus de tes chansons, des pages immortelles. »

Tout au long de sa vie, Charles Trenet reviendra souvent sur cette partie de ses activités moins connue du public. Ainsi, en mars 1961 il dit à Paul Giannoli (Paris-Presse) « (...) Et puis j'écris. Je suis en train d'écrire mon œuvre posthume. J'essaie ainsi d'exprimer autre chose, que je porte en moi et que je ne peux exprimer dans mes chansons. Parce que tout de même, les chansons on les fait pour le public. Tandis que ce que j'écris là, je le fais pour savoir exactement ce que j'ai en moi : je n'écris pas pour la foule. Tandis que je chante pour la foule. »

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