DEMAIN C'EST LA FIN DU MONDE

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1965 (inédit 1966)

Après Jeunesse plumée, où il était question "du temps présent dont on n'est pas certain / Qu'il va se priver de nous flanquer tous en loques", la deuxième et dernière chanson où Trenet évoque la guerre froide et la crainte qu'elle ne provoque "la fin du monde".

LA GRANDE PEUR ATOMIQUE
(L'Histoire n°151 ; Maurice Vaïsse ; janvier 1992)

La bombe qui tombe sur Hiroshima, le 6 août 1945, change les règles de la guerre. Le monde est entré dans l'ère atomique. La menace d'un conflit direct entre les États-Unis et l'Union soviétique provoque dès lors une angoisse qui confine parfois à la psychose.

« Je dois avouer qu'à la suite des essais de désintégration atomique menés de façon un peu trop rapide peut-être et trop poussée [...], on vient de relever certains troubles graves affectant non seulement les organismes humains, mais aussi le mécanisme terrestre. » C'est ainsi que le lundi 4 février 1946, à 20 h 45, les auditeurs de la Radiodiffusion française apprennent ces nouvelles effrayantes de la bouche d'un certain professeur Hélium. Des speakers se relaient ensuite, annonçant un raz de marée sur les côtes américaines, signalant des navires perdus en mer et des émeutes dans certains quartiers de Paris. Dans un appel solennel, le président (sic) de l'ONU déclare qu'il convient de garder son calme au moment où la civilisation « va disparaître et s'engloutir dans l'océan de son propre génie ».

Comme la fin de l'émission « Plateforme 70 ou l'âge atomique » allait le dévoiler, il ne s'agissait que d'un canular. Les services de la radio furent assaillis de coups de téléphone. Des auditeurs furieux manifestèrent, avenue des Champs-Elysées. On entendit même une brave femme s'écrier, en faisant irruption hors d'haleine dans un café : « Nous sommes perdus. Voici les atomes qui arrivent ! » Plus sérieusement, il apparaît que le retentissement de l'émission de Jean Nocher a cependant été considérable : plus d'un cinquième des Français l'ont écoutée, plus des trois quarts en ont entendu parler.

A cette date-là, la guerre froide n'est pas encore commencée, mais depuis l'attaque américaine sur Hiroshima du 6 août 1945, le monde est entré dans l'ère atomique ; et la réceptivité de l'opinion publique explique ce début de panique à Paris.

Quand, dans le plus grand secret, le projet « Manhattan » se développe, les savants de Los Alamos, n'ont pas vraiment l'idée des effets de la bombe atomique. On imaginait que cette arme pourrait mettre fin à la guerre. On pensait à l'effet sur le gouvernement soviétique. On voulait donner au Congrès des États-Unis la preuve que les millions de dollars de crédits n'avaient pas été votés pour rien. Mais surtout, on espérait que les Japonais comprendraient le message et capituleraient. Or, malgré les raids incessants de bombardiers, la résistance japonaise semblait indomptable et les Américains se demandaient combien de temps encore ils devraient combattre et combien de centaines de milliers de pertes ils devraient déplorer lors d'une invasion du Japon. Après l'expérience réussie du 16 juillet 1945 dans le désert du Nouveau-Mexique, deux bombes seraient prêtes en août, et à partir du mois de septembre, on pourrait en larguer une par semaine.

La bombe destinée à Hiroshima répond au nom de Little Boy (« petit garçon »). Chargée à bord de la superforteresse volante Enola Gay (Gay, du nom de la mère du pilote, le colonel Paul W. Tibbets, et Enola pour Alone, c'est-à-dire « seul »), recouverte de signatures et d'injures à l'intention des Japonais, elle provoque la mort de 140 000 personnes (bilan fin 1945). Trois jours après, l'autre bombe appelée Fat Man (« gros homme ») raye de la carte la moitié de Nagasaki, faisant environ 70 000 victimes (1).

Les premières informations font état de villes anéanties, de cimetières, mais à l'idée d'apocalypse qui fait dire à un commentateur de radio « Nous avons créé Frankenstein ! » est aussitôt associé l'espoir que la nouvelle énergie sera utilisée pour servir l'humanité, pour transformer la nature. Et, sur le plan strictement statistique, le bombardement de Dresde, qui a tué 135 000 personnes en une nuit (13-14 février 1945), n'était pas moins meurtrier.

Dès le début, les sentiments sont donc ambivalents à l'égard de la bombe atomique. Son emploi soulève une grande émotion dans le monde, mais à l'instar du président Harry Truman qui déclare : « la force d'où le soleil tire son énergie a été lancée contre ceux qui ont semé la guerre en Extrême-Orient », l'immense majorité des Américains l'approuve. Par ailleurs, le quart des personnes alors interrogées estime que cette découverte jouera en faveur de la paix, tandis que la même proportion craint son utilisation guerrière. Dix ans plus tard, cette ambiguïté ne sera toujours pas levée : à Hiroshima, la commémoration du dixième anniversaire de l'explosion sera marquée par des manifestations de masse d'inspiration antiaméricaine alors qu'à Genève, des milliers de savants réunis en congrès célébreront les promesses de l'atome, instrument de modernisation et de vie.

C'est en 1946, avec les rapports officiels et les reportages faits à Hiroshima et à Nagasaki, que la peur atomique se développe. Les photographies montrent des corps brûlés, des personnes défigurées, une terre dévastée. La photographie du nuage atomique à forme de champignon prise au-dessus de Nagasaki fait le tour du monde et devient le symbole de la menace atomique. La panique naît surtout des effets de la radioactivité. D'après un savant américain, la vie serait empoisonnée à Hiroshima pour soixante-dix ans. Des hommes et des femmes qui n'étaient ni blessés ni brûlés sont affectés de vomissements et de diarrhées, et présentent de curieux symptômes : « Pourquoi mes cheveux tombent-ils ? Et pourquoi suis-je si faible ? » demande un malade. Dans certains cas, les irradiés recouvrent la santé, mais les plus nombreux d'entre eux succombent dans les mois qui suivent. Et leur mort, causée par la diminution des leucocytes, est toujours mystérieuse, comme s'ils mouraient de la peste.

L'inquiétude s'accroît à l'annonce des premiers essais atomiques américains sur l'atoll de Bikini, dans l'océan Pacifique, en juillet 1946. L'événement connaît une énorme médiatisation : plus d'une centaine de journalistes et d'observateurs sont invités à y assister. Il s'agit de couler quelques bateaux à l'aide de bombes atomiques. On imagine volontiers une flotte pulvérisée. Or, lors du premier essai, la bombe explose trop loin de la cible. Les résultats sont décevants. La radio argentine avait annoncé qu'elle diffuserait le bruit de l'explosion : on n'entend presque rien. Le second essai est plus concluant et constitue, selon Bertrand Goldschmidt, un des deux Français présents comme représentant d'un des pays membres du Conseil de sécurité, « un spectacle surnaturel et inoubliable ». Quant à la radioactivité, les mesures extraordinaires prises par la Marine américaine pour en tester le degré, impressionnent beaucoup l'opinion. L'Amirauté est assaillie de lettres demandant des nouvelles des deux mille rats, quatre cents chèvres et deux cents cochons qui se trouvaient à bord des navires. Interrogé par l'IFOP sur l'événement le plus important de l'année 1946, les Français citent en premier lieu l'expérience de Bikini (avant le procès de Nuremberg et la création de l'ONU). Et le nom de l'atoll est donné par un fabricant astucieux à un maillot de bains deux pièces aux dimensions réduites, à cause de l'effet explosif qu'il est censé susciter - il est vrai qu'un mois après Hiroshima, un magazine avait déjà publié la photo d'une starlette d'Hollywood aux formes avantageuses, en la surnommant « la bombe atomique »...

Des rumeurs sur les effets de la radioactivité se développent : on parle de stérilité, de dérèglements hormonaux. Tout se passe comme si l'homme s'était pris pour Dieu et voyait se retourner contre lui cette force cosmique, symbolisée selon les moments par le champignon atomique, les cheveux ébouriffés d'Einstein ou le cancer.

La question de l'utilisation de l'énergie atomique est aussi le noyau dur de la guerre froide et illustre de façon spectaculaire les débuts de l'antagonisme Est-Ouest. En juin 1946, les États-Unis proposent à l'ONU la création d'une agence internationale qui contrôlerait toutes les activités liées à l'énergie atomique. Ce plan implique que les Américains livreraient leurs secrets nucléaires, mettraient au rebut leurs bombes atomiques et n'en fabriqueraient plus. L'Union soviétique, qui n'a pas encore acquis la capacité atomique, insiste pour que, avant toute réglementation, les armements atomiques américains soient détruits et que les secrets détenus par les Américains soient communiqués aux membres de l'ONU. Le différend est insoluble et fait échouer le projet. La bombe atomique entretient avec la guerre froide des rapports ambigus. Elle la précède dans le temps. De là à chercher un lien plus étroit ; certains historiens n'hésitent pas à affirmer que le recours par les Américains à l'arme atomique serait lié au souci d'éviter un déferlement soviétique en Asie. « Il serait ainsi à la fois le dernier acte militaire de la Seconde Guerre mondiale et la première opération importante de la guerre froide. » Quoi qu'il en soit, même si la peur atomique anticipe sur la guerre froide, elle la nourrit et la renforce une fois installée.

L'URSS PUISSANCE NUCLÉAIRE

La peur atomique se développée à partir du moment où l'Union soviétique devient la seconde puissance nucléaire, le 29 août 1949, après l'explosion de sa première bombe A. Lorsque, à Potsdam, Truman avait confié à Staline que les États-Unis venaient de mettre au point une arme d'une puissance extraordinaire, Staline s'était contenté de répondre qu'il espérait que les États-Unis en feraient bon usage contre les Japonais. En fait, les Russes avaient commencé leurs propres recherches dès 1942 et, depuis 1943, ils étaient régulièrement informés des progrès américains, notamment grâce à un savant (d'origine allemande) du groupe britannique, Klaus Fuchs. Mais si le monopole nucléaire américain prend fin en août 1949, le nombre et le rayon d'action limités des bombardiers soviétiques - et le système des stations radars américaines - réduisaient l'efficacité potentielle de leur frappe dans les années 1950.

Dès lors, se déclenche une course aux armements : Américains et Soviétiques dépensent beaucoup d'argent et d'énergie pour construire des bombardiers (alors seuls vecteurs de l'arme atomique), des bases et pour trouver la meilleure parade grâce aux avions intercepteurs et aux systèmes radar. Les États-Unis placent tous leurs espoirs dans l'US Air Force, dont le Stratégic Air Command (SAC) est le fer de lance, grâce aux bombardiers B 29 puis B 50.

En effet, comment vivre avec la bombe, sinon en s'armant davantage ? La situation stratégique est claire. Les pays européens ne sont pas en mesure de résister à une attaque de l'Union soviétique, qui dispose d'une énorme supériorité en matière d'armements classiques et en effectifs. D'où la signature du pacte de Bruxelles (17 mars 1948), alliance défensive conclue entre la France, la Grande-Bretagne et les pays du Bénélux, et surtout la constitution de l'OTAN (Organisation du traité de l'Atlantique-Nord, créée en 1949), ainsi que l'installation de forces américaines en Europe.

Dans cette période de guerre froide marquée par le débat entre les partisans du containment (endiguement) et ceux du roll-back (refoulement), l'arme atomique n'est en fait qu'une arme comme une autre. Le général Curtis Le May, commandant du Strategic Air Command américain, estime qu'il ne faut pas reculer devant son utilisation. Le bombardement de quelques villes soviétiques aurait un effet bénéfique : il susciterait des révoltes qui mettraient fin au communisme. Alors qu'en Asie la contre-offensive des troupes nord-coréennes et chinoises met en déroute les troupes américaines des Nations Unies, le président Truman, dans sa conférence de presse du 1er décembre 1950, laisse penser que les États-Unis envisagent d'employer leur armement nucléaire, ce qui suscite l'indignation dans le monde entier. La presse indienne se révolte à l'idée que les bombes atomiques pourraient être utilisées une fois de plus contre un peuple non blanc. Les Européens eux-mêmes s'inquiètent. Truman doit faire marche arrière, d'autant plus que les chefs de l'armée voient plus d'inconvénients que d'avantages à utiliser les bombes atomiques sur le champ de bataille.

Le scénario se répète à la fin de la guerre d'Indochine, en mars 1954, quand le gouvernement français Laniel-Bidault demande aux États-Unis une intervention aérienne massive pour sauver la garnison de Diên Bien Phû ; la solution - avancée par l'amiral Radford - du recours aux armes nucléaires est aussitôt abandonnée. C'est dans cette conjoncture que l'administration Eisenhower adopte la doctrine des représailles massives, consistant à répliquer à toute agression par une riposte immédiate, massive et générale.

L'engrenage de la course aux armements paraît inéluctable et les puissances nucléaires ne voient leur salut que dans la fabrication de bombes encore plus puissantes. Il s'agit d'une gageure à la fois politique et scientifique qui suscite un débat aux États-Unis. Des savants comme Robert Oppenheimer s'insurgent au nom de la morale contre la fabrication de la bombe H (à hydrogène). Mais le président Truman, les chefs de l'armée et le puissant président du Joint Committee on Atomic Energy, MacMahon, répliquent qu'il s'agit d'avoir la bombe H, non de s'en servir. Du coup, des crédits considérables sont dégagés par les États-Unis. Après deux essais préliminaires réalisés en 1951 et 1952, la première bombe thermonucléaire transportable par avion est expérimentée avec succès par les Américains le 1er mars 1954 à Bikini. L'Union soviétique a essayé sa première bombe à fusion le 12 août 1953.

L'impression produite par les premières explosions thermonucléaires est tellement prodigieuse qu'elle relance la grande peur atomique. Pour le coup, la bombe H ne va-t-elle pas souffler le monde entier ? Surtout réapparaissent les menaces radioactives car, au fur et à mesure que se développent les expériences, les retombées radioactives deviennent une préoccupation mondiale. Comment les civils pourraient-ils échapper à la guerre atomique ? Il s'agit de disperser la population et les industries, et retrouver la solution des humoristes : mettre les villes à la campagne. Il faut construire des abris, faire des cités souterraines. Le président Truman crée une Administration fédérale de défense civile (FCDA) qui édite à des millions d'exemplaires des brochures au titre effrayant : « Comment survivre à une attaque atomique ». Elle organise des exercices d'alerte. On incite les Américains à construire leur propre abri antiatomique dans leur sous-sol. Afin d'éduquer le public, le gouvernement américain autorise des centaines de reporters à assister à une explosion nucléaire dans le désert du Nevada. L'effet le plus sûr de tout cela aboutit à renforcer la peur du public.

On demande aux habitants des contrées voisines d'éviter de sortir, aux enfants de boire du lait... Y aurait-il un danger ? L'expérience faite le 1er mars 1954 à Bikini est deux fois plus importante que prévu. Un bateau de pêche japonais, Le Dragon heureux, est pris dans le nuage atomique et les pêcheurs donnent tous les signes d'irradiation. L'Atomic Energy Commission décline toute responsabilité et quand les pêcheurs meurent, elle déclare qu'ils n'ont pas été soignés convenablement. La radioactivité devient une obsession. Les Japonais ne mangent plus de poisson. Et des contrôleurs du gouvernement japonais ne quittent plus leur compteur Geiger. Partout dans le monde, l'inquiétude grandit.

Enfin, la bombe atomique devient un reflet de la confrontation idéologique des deux blocs. Point commun aux expériences atomiques et à la guerre froide, le secret et le contrôle du secret se développent. Partout les institutions détentrices des secrets atomiques bénéficient d'un régime d'exception. En Union soviétique, les recherches atomiques sont placées sous l'autorité du chef de la police secrète, Beria. Aux États-Unis, une législation très rigoureuse, en particulier le McCaran Act, fait fi des traditions d'information ouverte et libre, autorise des enquêtes sur la vie privée des intellectuels et des artistes. C'est la chasse aux sorcières. En Grande-Bretagne, le passage à l'Est du physicien italien Bruno Pontecorvo, qui a participé durant la guerre aux travaux britanniques sur la bombe atomique puis dirigé un important laboratoire du centre nucléaire d'Harwell, provoque un choc. Ainsi les secrets atomiques sur lesquels reposait la défense de l'Occident passaient à l'Union soviétique. Les suspicions et les tensions Est-Ouest étaient donc exacerbées par l'existence de la bombe atomique.

Quant à l'opinion française, le danger lui semble d'abord bien lointain puis la menace se précise. A l'Assemblée nationale, les députés sont peu nombreux à intervenir au sujet de l'atome jusqu'en 1949. Seul le prophète de l'arme blindée, l'ancien président du Conseil Paul Reynaud, s'étonne, en juillet 1947, de voir le peu de curiosité que l'on témoigne chez nous à l'égard de la bombe atomique. Expliquant que l'humanité est entrée dans une nouvelle ère, décrivant une attaque atomique avec des avions-robots guidés par radio, il demande à son auditoire d'imaginer l'état d'esprit d'une population ainsi menacée de disparition et le compare à la grande peur de l'An Mil.

En juillet 1949, le député Gérard Jouve, évoquant la course aux armements que se livrent les États-Unis et l'Union soviétique, n'hésite pas à avouer son angoisse. Mais ce sont surtout les élus communistes qui, en se fondant sur des sources « neutres » (magazines américains, britanniques et français) et des bulletins scientifiques, évoquent le plus le danger atomique. Ainsi Marie-Claude Vaillant-Couturier, dressant le bilan d'une hypothétique guerre nucléaire, avance le chiffre de vingt millions de morts et décrit la stérilisation d'une partie de la planète par le nuage radioactif.

Dans le contexte de la guerre froide, cette hostilité marquée à l'arme nucléaire prend rapidement un tour antiaméricain. Très tôt, en effet, les organisations communistes avaient commencé à fonder leur programme sur le pacifisme antinucléaire. La campagne du PCF se développe à partir de 1948 pour atteindre son point culminant au printemps 1950. Au temps du monopole américain, les communistes diffusent l'idée que l'usage des bombes atomiques serait un crime contre l'humanité dont les auteurs devraient être mis hors la loi. L'horreur de la bombe devient donc un des arguments préférés de la propagande communiste à travers le monde entier.

Malgré l'expérience atomique soviétique de 1949, la propagande et l'agitation continuent et atteignent leur apogée en 1950, lorsque le mouvement communiste international, qui a toujours fait de la lutte pour la paix son principal thème de propagande, vise l'interdiction des armes atomiques. Des organisations, pluralistes en théorie, sont constituées pour animer la lutte sur le terrain spécifique du pacifisme. Le mouvement mondial des partisans de la paix, issu du congrès réuni salle Pleyel à Paris en avril 1949, prend l'initiative de l'appel lancé de Stockholm le 19 mars 1950. Celui-ci, qui est proposé à l'adhésion individuelle des citoyens de tous les pays d'Europe et du monde, s'adresse à « tous les hommes de bonne volonté » : « Nous exigeons l'interdiction absolue de l'arme atomique, arme d'épouvante et d'extermination massive des populations. Nous exigeons l'établissement d'un rigoureux contrôle international pour assurer l'application de cette mesure d'interdiction. Nous considérons que le gouvernement qui le premier utiliserait, contre n'importe quel pays, l'arme atomique, commettrait un crime contre l'humanité et serait à traiter comme criminel de guerre. » Cet appel aurait recueilli des dizaines de millions de signatures, dont 9,5 millions en France (soit deux fois l'électorat communiste de cette époque), parmi lesquelles celles de catholiques pacifistes, de « compagnons de route », de neutralistes ou de personnalités proches du PCF ou membres de celui-ci, tels les comédiens Yves Montand et Simone Signoret, le peintre Jean Lurçat, l'architecte Le Corbusier, les écrivains Louis Aragon et Paul Éluard.

Au cours de l'été 1950, les murs des villes françaises sont recouverts d'une affiche de Picasso représentant la colombe de la paix qui survole le globe terrestre, avec la mention : « Tout le monde se prononce pour l'interdiction de la bombe atomique. » Le reste de la campagne d'affichage est beaucoup plus dramatique : une fillette blessée à mort devant un paysage de ruines, un déporté dressé devant des barbelés interpellent le passant, au nom du PCF ou de la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP), et réclament l'interdiction de l'arme atomique : « Il est trop tard quand on voit tomber les bombes. » Le mouvement anticommuniste Paix et Liberté contre-attaque en représentant l'appel de Stockholm sous les traits d'un grand méchant loup, prêt à dévorer Marianne déguisée en petit chaperon rouge, avec un jeu de mots sur « la pelle » de Stockholm qui balaie les démocraties européennes.

L'affaire se complique du fait que le commissariat à l'Énergie atomique (CEA), créé par le général de Gaulle en 1945, compte un certain nombre de savants communistes, à commencer par le haut-commissaire Frédéric Joliot-Curie qui participe à des manifestations d'extrême gauche et accepte la présidence du Congrès pour la paix en avril 1949. Il critique la politique du gouvernement français, condamne l'Alliance atlantique, affirme que, comme savant, il ne donnerait jamais la moindre aide à la préparation d'une guerre contre l'Union soviétique : « Jamais les scientifiques progressistes, les scientifiques communistes ne donneront une parcelle de leur science pour faire la guerre contre l'Union soviétique », et finit même par accepter sans réserve les résolutions votées par le PCF lors du congrès de Genevilliers en 1950 appelant à signer l'appel de Stockholm. Le 28 avril 1950, le gouvernement présidé par Georges Bidault décide de le révoquer et de nommer Francis Perrin dans les fonctions de haut-commissaire.

L'explosion américaine, dans l'atoll d'Eniwetok (îles Marshall), le 12 mai 1951, est tellement puissante qu'elle relance le spectre de l'anéantissement général. Le socialiste français Jules Moch, polytechnicien et homme à poigne, stigmatise cette « folie des hommes » : « Contre cette arme atroce, nulle parade [...] Le désarmement progressif s'impose à tous les peuples. » Surtout, au fur et à mesure que se multiplient les essais nucléaires, la question des retombées radioactives devient une obsession mondiale. En Europe, l'opinion publique, elle, est persuadée que l'énergie nucléaire provoque un dérèglement de la nature, notamment du climat : en 1953, un sondage IFOP révèle qu'un tiers des Français est convaincu que le mauvais temps est dû aux expériences nucléaires ; un autre tiers le soupçonne.

LE MONDE EST AU BORD DU GOUFFRE

Le cinéma s'empare du sujet. Une étude faite sur 12 000 films sortis sur les écrans entre 1945 et 1975 montre que le nombre de ceux qui traitent ce thème, très faible avant 1951, s'accroît ensuite sensiblement jusqu'en 1955 et connaît un regain entre 1962 et 1966. La plupart des scénarios se fondent sur l'idée du chantage atomique (Ultimatum, Grande-Bretagne, 1950, ou Le Vol du secret de l'atome, États-Unis, 1952). D'autres attirent l'attention sur les risques de l'atome, qui pourrait engendrer des monstres capables de faire sauter la terre, mais aussi la sauver in extremis (Le Monstre des temps perdus, États-Unis, 1953). Entre 1955 et 1966, les films à thème atomique oscillent entre l'anticipation et l'actualité. Avec réalisme, ils évoquent la catastrophe nucléaire par suite d'erreurs tragiques ou du déclenchement de crises internationales. Il est vrai que la détente relative est ponctuée par des crises brèves et violentes : Suez, Berlin et Cuba, où l'arme atomique pèse sur le monde comme l'épée de Damoclès.

En pleine crise de Suez, alors que Français, Anglais et Israéliens sont engagés dans des opérations militaires, les dirigeants soviétiques, Boulganine et Khrouchtchev, lancent un avertissement aux gouvernements de Guy Mollet et d'Anthony Eden, les menaçant des « fusées soviétiques ». Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, ces menaces, qui ont bien sûr suscité une certaine émotion à Paris et à Londres, ne constituaient pas un ultimatum aux puissances occidentales, et elles n'ont pas eu d'effet sur le cours des événements. En fait, les pressions américaines sur la livre sterling à Londres et dans les couloirs de l'ONU ont été beaucoup plus efficaces que la manœuvre soviétique. Il n'en reste pas moins que la menace soviétique, combinée au « lâchage américain », constitue un facteur de prise de conscience et d'accélération de la nécessité pour la France de se doter d'un armement atomique national.

Six ans plus tard, en octobre 1962, le monde semble au bord du gouffre en raison de l'installation à Cuba de rampes de lancement de fusées soviétiques et de la riposte américaine sous la forme du blocus de l'îleTandis que l'opinion française s'inquiète et souhaite un compromis, le président de Gaulle comprend la politique américaine, mais il en tire la leçon que le nouveau jeu des superpuissances, conscientes de leur responsabilité nucléaire, rend improbable la défense nucléaire de l'Europe par les États-Unis et justifie sa décision de doter la France d'une force de dissuasion autonome.

Cuba provoque aussi un changement de climat. Alors que des négociations interminables se prolongent aux Nations Unies, les deux Grands parviennent à un accord dans un souci de freiner la prolifération des forces nucléaires nationales. Le traité d'interdiction des essais nucléaires est signé à Moscou le 5 août 1963 par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique. C'est le premier acte international visant à réglementer la course aux armements nucléaires. En ce sens, on peut estimer que si la guerre froide n'a pas dégénéré en conflit mondial, c'est que l'arme nucléaire a conduit les dirigeants soviétiques et américains à une certaine rationalité, c'est-à-dire à une stratégie de non-guerre, la dissuasion. En raison des conséquences catastrophiques de l'emploi de l'arme atomique, l'irrationalité du recours à la force a donc imposé la « paix par la peur » et constitué un élément essentiel de la stabilité internationale depuis 1945.

(1) Il y a un débat sur le chiffre des victimes d'Hiroshima et Nagasaki. Le dernier rapport en date donne des chiffres nettement plus élevés que les statistiques fournies antérieurement, mais tous les chiffres sont des estimations à considérer avec circonspection.

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