LA JAVA DU DIABLE
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1955 |
LES CATHOLIQUES SONT-ILS DE MAUVAIS CAPITALISTES ?
(L'Histoire n°204 ; Jean-Michel Gaillard ; novembre 1996)
On a longtemps dit que la religion protestante, valorisant la réussite individuelle et l'accumulation de richesses, avait été un facteur favorable au développement du capitalisme. L'évolution de l'économie française depuis deux siècles montre pourtant que nos compatriotes, malgré leur répulsion affichée pour l'argent, ont su efficacement concilier l'éthique catholique et la recherche du profit.
Lorsque Guizot invite les Français en majorité catholiques à s'enrichir « par le travail et par l'épargne » pour devenir électeurs, il exprime toute la vision protestante de l'argent : gagné par le travail, il est la légitime récompense d'une énergie déployée dans la bataille des affaires, comme le profit du capital. Il a une signification sacrée : il participe au dessein de Dieu et à l'élection des prédestinés. Cette analyse a inspiré la thèse de Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, publiée en Allemagne en 1904 et en France en 1920 : l'auteur y suggérait que la collusion entre le protestantisme (luthéranisme et calvinisme) et l'argent était l'une des sources du développement économique et de la croissance dans l'Europe du Nord-Ouest aux XVIIIè et XIXe siècles. C'est ce que disait déjà, à sa manière, et sans y mêler la religion, Adam Smith dans La Richesse des nations, en 1776 : il recommandait d'éliminer toutes les entraves à la recherche de l'argent et du profit afin d'entrer dans la spirale positive du développement économique.
On aurait donc tort de considérer que, pour les réformés, l'argent est une fin en soi. Il ne s'agit pas d'amasser, de s'enrichir et d'adorer le veau d'or, d'idolâtrer les espèces sonnantes et trébuchantes. L'argent, s'il fait partie de la vie placée sous la grâce de Dieu, reste un moyen. Et c'est bien ce que dit Guizot. L'argent est le moyen d'accéder à la citoyenneté active puisque, dans le système censitaire de la monarchie de Juillet, entrer dans le corps électoral suppose un certain niveau de revenus. L'argent, hors de l'ostentatoire et du gaspillage, est à la fois, et c'est beaucoup, une valeur religieuse, un moyen de la citoyenneté, une garantie de la croissance.
Et pourtant, le message du ministre de Louis-Philippe a été perçu, en son temps, puis par l'histoire, comme le symbole du matérialisme d'une monarchie de Juillet asservie aux intérêts d'une élite fortunée, sans morale, obsédée par l'argent et les affaires. Dans le même temps, la France catholique trouve son héraut dans Balzac, l'auteur d'une Comédie humaine largement consacrée à la dénonciation des méfaits de l'argent : Grandet, Nucingen, Gobseck sont à l'image d'une société qu'il condamne, lui, écrivain légitimiste, d'une société qui, comme il l'écrit dans Illusions perdues, « n'adore plus le vrai Dieu, mais le veau d'or ».
Ce faisant, Balzac ne fait que reprendre la tradition du catholicisme littéraire qui, pour n'être pas toujours exprimée par des croyants ou des pratiquants, traduit une culture dominante, depuis La Bruyère (dans le chapitre des Biens de Fortune des Caractères), Molière (dans L'Avare) ou Diderot (dans Le Neveu de Rameau), jusqu'au Bossuet du Sermon sur le mauvais riche dénonçant l'argent corrupteur des âmes, qui rend fou, qui salit. Tous illustrent, à leur manière, cette parole de l'Évangile : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux. » Catholique, fille aînée de l'Église, la France s'inspire de la Bible ou de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin pour condamner la richesse et la frapper de malédiction.
Cette tradition ne disparaîtra pas avec la déchristianisation qui s'amorce à la fin du XIXè siècle. Elle est en effet laïcisée par la morale républicaine, largement inspirée de la morale catholique, et trouve son expression la plus célèbre dans Le Tour de la France par deux enfants, le manuel scolaire le plus utilisé sous la IIIè République. A la même époque, Zola, dans L'Argent ou La Curée en particulier, mais en fait dans toute la saga des Rougon-Macquart, ou Hugo, l'humaniste romantique des Misérables, dénoncent eux aussi la banque, la Bourse, la spéculation, la richesse, la cupidité, les dérives morales induites par l'argent. Cette hostilité des catholiques envers l'argent nourrit l'antisémitisme. La banque juive joue en effet alors, comme la banque protestante, un rôle important dans le développement du capitalisme financier, autour du nom symbolique des Rothschild. A cet antisémitisme, Zola n'échappe pas, quand il dit de l'un de ses personnages, le financier Saccard, alors triomphant, qu'il a voulu que « toute la sale juiverie qui se trouvait là, hargneuse, le vît lui-même, transfiguré, dans la gloire de son succès ».
Des lors que la république laïque emprunte au catholicisme la condamnation morale de l'argent, il n'y a pas lieu de s'étonner en voyant l'ensemble du monde politique français, au XXè siècle, socialistes et communistes en tête, partager cette vision des choses. Quand Léon Blum écrit, en 1919, sa brochure Pour être socialiste, maintes fois réimprimée par la suite, il y dénonce une « société pervertie » gouvernée par un mobile unique, « gagner de l'argent », par le « désir du gain » qui « forme et entretient cette écume, cette fermentation putride que nous voyons s'étaler à la surface de la vie économique ».
D'où la révolte contre le « mur d'argent », les « 200 familles », les oligarchies financières. De Gaulle, en novembre 1968, s'exclame que « la politique de la France ne se fait pas à la corbeille », et François Mitterrand lui emboîte le pas, dix ans plus tard, dans la campagne pour les législatives de 1978, en montrant du doigt « l'argent roi, l'argent qui coule de tous côtés, l'argent qui paie tout ». Belle unanimité, par-delà les siècles et les opinions, des moralistes, des littérateurs, et des hommes politiques français ! Ainsi, lorsque la France, entre Saint-Barthélemy et révocation de l'Édit de Nantes, a triomphé de la Réforme et tourné le dos à la vision de l'argent qui a prévalu en Europe du Nord et du Nord-Ouest depuis le XVIIIè siècle, elle a épousé une morale catholique qui, par elle-même ou sous diverses autres formes, a durablement et méthodiquement diabolisé l'argent.
Dès lors, il ne semble pas étonnant qu'au XVIIIè siècle, à l'heure de la révolution financière européenne, la France ne soit pas au rendez-vous. L'Angleterre protestante crée dès 1694 sa Banque centrale, et modernise tout son système bancaire entre 1700 et 1750 ; l'Europe du Nord l'imite. En 1776, Adam Smith écrira dans La Richesse des nations que le crédit représente les « ailes d'Icare » de l'économie, le nerf de la guerre qui va soutenir la précoce révolution industrielle britannique. En France, après l'expérience malheureuse de Law, entre 1716 et 1720, c'est l'esprit inverse qui prévaut et les physiocrates (1), François Quesnay en tête, n'ont pas de mots assez durs pour fustiger les compagnies financières et les marchands, et affirmer leur hostilité au « trafic des finances par l'entremise du papier commercialisé », ainsi qu'aux « banquiers sans roi ni patrie ». Quand la monarchie, aux abois, cherche, à la veille de 1789, à se sauver de la déroute financière, c'est à Necker qu'elle fait appel : à un Genevois, protestant et banquier - comme si elle voulait confier son avenir financier à des mains qui ne soient pas catholiques...
Tout semble donc confirmer l'idée d une opposition entre l'éthique catholique et l'esprit du capitalisme. N'a-t-on pas d ailleurs longtemps affirmé que la France avait raté sa révolution industrielle au XIXè siècle, qu'elle était en retard par rapport à la Grande-Bretagne, qu'elle était le « mauvais élève » de la classe européenne dans la course à l'industrialisation. De là à considérer que cet échec était imputable à la culture catholique de notre pays, il n'y avait qu'un pas, vite franchi par ceux qui adoptaient le point de vue de Max Weber.
On sait aujourd'hui que la France a bien connu une révolution industrielle et que, si celle-ci fut originale par rapport à celle de la Grande-Bretagne, elle n'en fut pas moins, à sa manière, aussi profonde que celle de ses voisins anglais, belges ou allemands (2). De même, l'expansion qui précède la guerre de 1914, la « Belle Époque », la reprise des années 1920 et les « Trente Glorieuses » qui suivirent la Seconde Guerre mondiale sont là pour montrer la vigueur du capitalisme français (3).
On peut alors se demander si la thèse de Max Weber est fondée et si, d'une certaine manière, il n'y a pas aussi, en France, un lien positif, paradoxal mais bien réel, entre l'éthique catholique et l'esprit du capitalisme. En effet, force est de constater que, depuis bientôt deux siècles, il n'y a pas eu antinomie entre notre culture catholique et notre développement économique et financier. Cela supposerait donc que, par-delà les dénonciations urbi et orbi de l'argent comme réincarnation du Malin, on ait trouvé avec le Ciel des accommodements tels que la condamnation permanente n'ait en rien affecté la croissance économique et l'efficacité financière du capitalisme français. Et c'est bien cela qui s'est produit.
Le premier de ces accommodements avec le Ciel fut l'épargne. Alors que le profit et la spéculation étaient condamnés, l'épargne, elle, a toujours été sanctifiée et considérée comme une vertu sociale. Et lorsque Guizot l'évoque dans sa célèbre formule, c'est le ministre d'une monarchie catholique plus que le protestant qui s'exprime.
Depuis le début du XIXè siècle, des millions de Français ont voulu avoir de l'argent « devant eux », dans les bas de laine, les lessiveuses, entre les draps bien rangés des armoires : billets de banque, coupons, valeurs mobilières, réserves d'or, soigneusement accumulés au fil du temps. Mais cette épargne n'est pas restée improductive. Très vite, grâce à un système bancaire développé, où figurent certes la banque israélite et la haute banque protestante, mais aussi la banque catholique, une épargne a été collectée, a produit des intérêts, a financé les emprunts d'État en France ou à l'étranger, comme les investissements industriels et financiers. En 1908, Bülow, alors chancelier du Reich, considérait que la France devait sa richesse « à son admirable esprit d'économie, à cette force d'épargne qui distingue chaque Français et chaque Française. Ce que la France, par sa production, gagne de moins que nous, elle le compense par les intérêts de son épargne ».
En 1914, la France est, avec 41 milliards de francs, le deuxième investisseur mondial, derrière la Grande-Bretagne mais bien avant l'Allemagne. Et à la fin de ce siècle, le succès des privatisations de 1986-1987 et de 1993-1995 a encore illustré l'importance de l'épargne et sa capacité à s'investir dans les placements boursiers et non uniquement dans les livrets des caisses d'épargne ou les emprunts publics. Ainsi, en faisant de l'épargne une vertu sociale, dans le cadre d'un capitalisme qui valorise les petits propriétaires, la France a réussi à concilier la condamnation de l'argent et son utilisation productive avec un système de collecte public et privé qui a fait une grande rivière de ces petits ruisseaux financiers.
Le deuxième accommodement avec la morale catholique fut le rôle accordé à l'Etat dans le développement du capitalisme. Significatif à cet égard est l'exemple de la Banque de France, créée par des intérêts privés en 1800, avec l'appui du premier consul Bonaparte, mais vite réformée par la loi du 22 avril 1806 qui prévoit sa direction par un gouverneur et deux sous-gouverneurs nommés par décret, donnant en fait au gouvernement un pouvoir essentiel. Il en sera ainsi jusqu'en 1936, date à laquelle le Front populaire renforce encore la mainmise de l'Etat, prélude à la nationalisation de la Banque de France par la loi du 2 décembre 1945. Or cet établissement a toujours joué un rôle essentiel vis-à-vis de l'ensemble du système bancaire, bien au-delà de sa mission publique de banque d'émission et de régulateur de la monnaie ; tandis que, peu à peu, le ministère des Finances et sa direction du Trésor ont pesé de plus en plus lourd sur les politiques des banques privées, puis des banques publiques lorsque celles-ci furent nationalisées massivement en 1945 puis en 1982.
Ainsi, dans notre pays, l'État a été, par divers biais, le grand argentier institutionnel de l'économie. Or, qu'incarne-t-il ? Non pas un intérêt privé, l'esprit de lucre et de spéculation, mais l'« intérêt général » - dont le droit public développe la théorie dès la fin du XIXe siècle -, le bien public et les intérêts collectifs de la nation. Dès lors que l'État joue le rôle de tuteur bienveillant du système bancaire, qu'il est aussi un acteur de l'économie par son secteur nationalisé, il contribue à laver l'argent du péché et à lui donner une odeur de sainteté, une respectabilité inhérente à tout ce qui touchait à la chose publique dans une France d'esprit monarchique, jacobine et colbertiste. Quand le profit devient collectif, où est le mal ?
Enfin - troisième accommodement -, il ne faut pas négliger l'efficacité avec laquelle le capitalisme français a su donner une légitimité à l'argent en pratiquant le paternalisme privé et la redistribution publique. Au XIXè siècle, avant que n'existe l'intervention sociale de l'État, le patronat catholique, comme d'ailleurs le patronat protestant, a mis en place un ensemble d'institutions de redistribution d'une partie de ses profits sous forme de caisses de secours, caisses de retraite, caisses de maladie, de logements, de gratifications diverses, de caisses d'épargne, de cantines, etc., dont le but avoué était de combattre le « paupérisme » en dispensant aux salariés des avantages inspirés par la charité chrétienne (4). Et, lorsque, d'abord dans l'entre-deux-guerres, et surtout après 1945, s'est édifié l'État-providence à la française, ce gigantesque transfert social a été érigé en modèle idéologique (5). Les « prélèvements obligatoires », dont le montant n'a cessé d'augmenter jusqu'à atteindre 45% du Produit intérieur brut, faits d'impôts et de cotisations sociales, ont été présentés comme une moralisation du capitalisme. La réussite privée, l'argent gagné sont ainsi mis au service d'une redistribution massive et généralisée, au nom d'une mystique de l'égalité qui fait « payer les riches » pour couvrir les besoins des salariés et des pauvres, et ce dans le cadre d'une « économie mixte » où l'État, là encore, occupe une place essentielle.
Ainsi, à sa manière, depuis deux siècles, la France a su concilier, avec habileté et efficacité, l'éthique catholique et l'esprit du capitalisme, et devenir l'une des plus grandes puissances économiques et financières du monde sans renier pour autant sa culture dominante, particulièrement négative à l'égard de l'argent. Si l'on se réfère en outre au « miracle italien » du dernier demi-siècle et au « miracle espagnol » des vingt-cinq dernières années, on conviendra que l'argent et le catholicisme peuvent faire aussi bon ménage que l'argent et le protestantisme.
(1) Économistes du XVIIIè siècle dont la doctrine était fondée sur la connaissance et le respect des « lois naturelles » et donnait la prépondérance à l'agriculture.
(2) Maurice Lévy-Leboyer, La Banque européenne et l'industrialisation internationale, Paris, 1964 et Denis Woronoff, « Patrons et ouvriers français dans l'aventure industrielle », L'Histoire n° 195, spécial « Le temps de la lutte des classes ».
(3) Cf. dossier « Les Trente Glorieuses. Le temps du miracle économique ». L'Histoire n° 192.
(4) Cf. Jean-Michel Gaillard, « Les beaux jours du paternalisme », L'Histoire n° 195, spécial « Le temps de la lutte des classes ». pp. 48-53.
(5) Cf. Antoine Prost, « Le capitalisme quand même ! », L'Histoire n° 179, spécial « La France libérée », pp. 106-112.