LES COUPEURS DE BOIS
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1955 |
Le cadre insolite chez Trenet d'une taverne mal famée pour une fable cruelle sur les méfaits de l'alcool, prétexte surtout à s'amuser avec le mot "bois" et ses différentes significations. Le bourgeois n'en perce pas moins derrière la fantaisie, qui valorise le "patron" ("Qu'est fort comme un tronc"), méprise la "fille de joie" ("une espèce de je ne sais quoi") et badine avec la peine de mort infligée à "Nos trois amis".
LA FRANCE EST-ELLE UN PAYS D'ALCOOLIQUES ?
(L'Histoire n°213 ; Didier Nourrisson ; septembre 1997)
Les Français sont parmi les plus gros consommateurs de vin au monde. Mais on ne saurait pour autant les taxer d'alcoolisme. C'est du moins ce que, à partir des années 1850 et pendant près d'un siècle, chercheurs, médecins, pouvoirs publics et buveurs ont tenté de croire.
« La France compte beaucoup d'ivrognes ; on n'y rencontre heureusement pas d'alcooliques. » C'est en ces termes surprenants que s'exprime Joseph Reinach, le rapporteur du prix de vertu Montyon que l'Académie des sciences décerne en cette année 1853 à l'auteur d'un ouvrage intitulé De l'alcoolisme chronique. Cet auteur, Magnus Huss, est suédois. Le mal dont il traite ne concernerait-il que les amateurs d'aquavit, cette eau-de-vie de pomme de terre si recherchée en Scandinavie ? Les Français, en effet, refusent de considérer l'alcoolisme comme un travers national. Pour eux, l'ivrogne est sympathique, tandis que l'alcoolique, méprisable, est étranger. Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire encyclopédique du XIXè siècle, ajoutera, quelques années plus tard : « Même si l'ivrognerie n'est pas inconnue en France, elle est loin d'avoir un caractère aussi repoussant et néfaste qu'en Angleterre et en Amérique. »
Au milieu du XIXè siècle, on ne prête guère attention aux excès que la consommation de vin peut entraîner. La littérature, l'imagerie populaire montrent même des buveurs fort sympathiques, à la mine illuminée et au verbe chaud. Les Français disposeraient-ils d'une immunité, voire d'un antidote à l'alcoolisme ? Beaucoup le croient, et le trouvent dans... le vin.
Les Français fréquentent cette boisson depuis longtemps, mais ils l'épousent au XIXè siècle. La bouteille devient alors la compagne de tous les bons moments de la vie, de la naissance à la mort. Selon Roland Barthes, « le vin est socialisé parce qu'il fonde non seulement une morale, mais aussi un décor, il orne tous les cérémonials les plus menus de la vie quotidienne française, du casse-croûte (le gros rouge, le camembert) au festin, de la conversation de bistrot au discours de banquet. Il exalte les climats quels qu'ils soient, s'associe dans le froid à tous les mythes du réchauffement et dans la canicule à toutes les images de l'ombre, du frais et du piquant. Pas une situation de contrainte physique (température, faim, ennui, servitude, dépaysement) qui ne donne à rêver de vin. » (1)
Les poètes ont appris depuis longtemps à chanter cette boisson. Parmi les meilleurs, Baudelaire consacre dans ses Fleurs du mal une série de poèmes au vin : L'Âme du vin, Le Vin des chiffonniers, Le Vin de l'assassin, Le Vin du solitaire, Le Vin des amours ou encore Poison : « Le vin sait revêtir le plus sordide bouge / D 'un luxe miraculeux, / Et fait surgir plus d'un portique fabuleux / Dans l'or de sa vapeur rouge, / Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. » A la fin du XIXè siècle, ce chant prend même une tonalité patriotique : face à la bière et à l'alcool nordiques, le vin porte les couleurs de la latinité et renforce le sentiment d'appartenance à la communauté nationale. Que l'on songe aux chansons qu'entonnent les poilus de la Grande Guerre à la gloire de toutes les Madelon, ou aux poésies politico-sentimentales d'un Raoul Ponchon.
« CHAQUE SOIR À LA GUINGUETTE S'EN VONT COLIN ET COLETTE »
Aussi la consommation moyenne par habitant double-t-elle entre le début du règne de Louis-Philippe et la veille de la Seconde Guerre mondiale. C'est au cours du XIXè siècle que la nation tout entière devient œnophile. Dans les années 1840, la consommation reste encore étroitement localisée aux régions viticoles : littoral méditerranéen, Sud-Ouest, Lorraine mosane, Champagne et Val-de-Loire. Dans les décennies suivantes, la situation se modifie ; les seules zones de résistance à l'envahissement du vin se limitent aux départements producteurs de cidre, à l'Ouest, ou de bière, au Nord. Et encore ! Les Ardennes, l'Aisne, l'Oise, l'Eure-et-Loir, la Sarthe se laissent gagner par le flot fermenté.
Tandis que le vignoble ne cesse de reculer par suite des maladies, comme le phylloxéra, et de l'urbanisation, le centre du Bassin parisien devient même le point nodal de la consommation : « C'est Paris et la Seine qui servent de débouché principal aux vins français. Ici, la consommation a augmenté dans des proportions énormes depuis la suppression des octrois. Un Parisien boit 191 litres [par an]. Un habitant de la banlieue de Paris boit à l'heure actuelle 317 litres de vin, plus qu'un Bavarois ne boit de bière. » (2) De fait, dans le département de la Seine, au début du XXè siècle, la consommation moyenne est supérieure à celle des régions viticoles comme l'Hérault ou l'Aude.
Parmi les explications de cet essor du vin : la mise en place d'un réseau centralisé de voies de communications ferroviaires, avec les fameux « wagons-foudres », et de lignes maritimes et fluviales de pinardiers, les uns et les autres spécialement aménagés pour transporter du vin, et qui permettent d'irriguer avec égalité et régularité l'ensemble hexagonal. En outre, le nombre des débits de boissons, cafés, cabarets et autres marchands de vin augmente, surtout après l'adoption de la loi libérale de 1880 (qui autorise quiconque, sur simple déclaration en mairie, à ouvrir ce type de commerce), pour atteindre l'impressionnant chiffre du demi-million, soit un débit pour 82 habitants : c'est la belle époque des mastroquets.
Livré en barrique, débité à la bouteille ou au verre, le vin peut désormais orner la table de l'ouvrier comme celle du bourgeois. Car les prix à la consommation chutent : alors que le salarié français doit consacrer 32 journées de travail à l'achat d'un hectolitre en 1853, 16 suffisent en 1901. Désormais, du sud au nord du pays, « bras dessus et bras dessous / Chaque soir à la guinguette / S'en vont Colin et Colette / Sabler du vin à six sous. » (3)
Or la consommation du vin est fortement encouragée par les croyances en ses vertus thérapeutiques. Il donnerait de la force au travailleur ; il assurerait la santé ou permettrait de la retrouver. La médecine populaire le privilégie dans la lutte contre de nombreux maux : pour chasser la fièvre, on utilise des décoctions de peau de serpent dans du vin ; contre la pneumonie, buvez trois gouttes de sang prélevé dans l'oreille droite du chat de la maison et versez-les dans du bon vin rouge... Zola fait prononcer à Coupeau dans L'Assommoir, publié en feuilleton à partir de 1876, un éloge du vin, produit de santé, face au dangereux alcool : « Il se tapait la poitrine, en se faisant un honneur de ne boire que du vin, toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie ; le vin prolongeait l'existence, n'indisposait pas, ne soûlait pas. »
LES « BUVEURS D'EAU » SONT CONDAMNÉS COMME MAUVAIS FRANÇAIS !
Bien souvent la médecine officielle renchérit. Tel praticien recommande la consommation du vin rouge, particulièrement celui de Bordeaux, à ceux qui « ont du sang à refaire » (4). Tel autre prescrit le xérès ou le madère « aux convalescents qui ont l'estomac en bon état » - il est vrai qu'« il doit être pris en petite quantité et étendu d'eau, car il est chaud, stimulant et porte rapidement au cerveau » (5). Un troisième préconise son emploi chez les enfants pour toutes les maladies aiguës fébriles. D'ailleurs tous les hôpitaux utilisent, en abondance, des vins de consommation courante et des vins dits « médicinaux » : le répertoire gênerai de pharmacie pratique de 1893 en cite près de cent (de quinquina, de kola, de coca, etc.). A l'époque, le buveur, loin d'être considéré comme un alcoolique, est bien « celui qui aime le vin », comme le définissent les dictionnaires.
Pourtant, il se trouve des Français qui ne croient pas aux mérites du vin. A l'imitation de certaines associations étrangères, qui n'autorisent que l'usage de l'eau, du café ou du thé, et que l'on dénomme « teatotalists », certaines ligues françaises exigent de leurs membres le renoncement absolu à l'alcool. La Croix bleue, d'origine suisse, est la première d'entre elles à s'installer sur le territoire national, en 1883. L'une des plus actives est la fédération des loges françaises de l'Ordre indépendant et neutre des bons templiers, une société fondée à New York en 1852 et implantée en France en 1905 par le docteur Legrain.
Or les abstinents, ces « buveurs d'eau », sont réputés intolérants, tristes, voire asociaux. Dans le concert de louanges au vin, et face à un groupe de pression d'importance, ils peuvent même être condamnés comme de mauvais Français : « Les hydromanes se prétendent patriotes et ils trahissent la patrie française. Notre boisson quotidienne a de l'influence sur notre caractère, nos aptitudes, notre manière d'être générale. Jamais un Munichois ne pensera et n'agira comme un Gascon. Il y aura toujours la différence qu'il y a entre un verre de bière et un verre de médoc... Enlever à la France le vin et l'eau-de-vie, ce serait supprimer une partie des qualités qui en font le charme et en constituent le rayonnement et l'influence », déclare ainsi, dans La Question de l'alcoolisme, en 1917, Yves Guyot, député du Rhône... et membre perpétuel de la Société française de tempérance (SFT).
Il s'agit donc, pour les antialcooliques - qui ne sont pas nécessairement abstinents -, de procéder avec prudence et méthode. Et d'abord de bien distinguer le vin des boissons alcooliques. La SFT s'y emploie dès sa fondation, en 1872. Dans ses statuts, elle prend soin de préciser qu'elle souhaite obtenir « le remplacement des liqueurs alcooliques par des boissons salubres, telles que les vins naturels, le cidre, le café, le thé, la bière », se démarquant de ce fait des associations anglo-saxonnes et scandinaves « teatotalists ». Ainsi apparaît le concept de « boisson hygiénique », qui recouvre toutes les boissons fermentées, dont l'innocuité paraît garantie par leur caractère naturel, et surtout dont l'usage même dissuaderait de la consommation d'alcools forts. L'un des pionniers de l'antialcoolisme, le docteur Lunier, inspecteur général des asiles d'aliénés, réalise un travail cartographique dans lequel il montre que le vin « chasse » l'alcool : dans les provinces de forte consommation œnolique, les méfaits des spiritueux (folie, criminalité, suicide, etc.) paraissent moindres.
« LE VIN EST LA PLUS SAINE ET LA PLUS HYGIÉNIQUE DES BOISSONS »
Désormais, la vulgate est fixée, et peu oseront la contester. Le vin est considéré comme une boisson naturelle, favorable à l'hygiène, tandis que l'alcool et les spiritueux artificiels sont jugés dangereux à la santé publique. La stratégie est clairement énoncée par le secrétaire général de la SFT en 1894 : « Nous ne faisons la guerre qu'à l'alcool et aux innombrables liqueurs fabriquées avec lui. [...] Nous défendons le vin, la bière, le cidre, à la condition que ce ne soient pas de dangereuses falsifications. » (6) L'Académie de médecine, dans son avis du 10 août 1915, considère d'ailleurs que la norme tolérable de consommation se situe autour de 50 à 75 centilitres de vin pris au repas. Et encore, dans les années 1930, se constitue une solide association, les Médecins amis du vin... dans la région de Bordeaux.
L'État donne bien sûr le ton : à la fin du siècle, il supprime une taxe de consommation sur le vin et encourage la disparition des octrois, ces taxes municipales perçues sur les marchandises à l'entrée des villes, tandis qu'il institue une surtaxe sur les spiritueux, en particulier l'absinthe, liqueur obtenue par macération de plantes (absinthe, anis, coriandre...), pouvant titrer jusqu'à 72° et qualifiée par Clémenceau de « poison empoisonné ». A la demande de la SFT et de la toute nouvelle Union française antialcoolique (UFA, qui fusionnera avec la première en 1905, pour former la Ligue nationale contre l'alcoolisme), l'État met en place un enseignement antialcoolique dans les écoles primaires ; il veille cependant à ne pas jeter le discrédit sur le « bon » vin, en l'opposant aux « mauvais » alcools.
Cette politique se maintient durant l'entre-deux-guerres. Dans les années 1930, tandis que la viticulture française connaît une grave crise de surproduction, il est demandé aux instituteurs de faire de la propagande en faveur du bon vin. L'État encourage officiellement cette consommation, avec la création, par la loi du 4 juillet 1931, d'un Comité de propagande qui intervient jusque dans les écoles, en instaurant une distribution gratuite à tous les éducateurs. Dans le même temps sont émis des bons points avec, au recto, cette équivalence : « un litre de vin de dix degrés correspond comme nourriture à 900 grammes de lait ou 370 grammes de pain ou 585 grammes de viande ou 5 œufs » ; et, au verso, un portrait et une citation de Louis Pasteur : « Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons. »
Depuis, bien de l'eau a coulé dans la Seine et du vin sur la nappe. Les sociétés de prévention de l'alcoolisme reconnaissent l'œnolisme, et l'État (loi Évin de 1991), au nom de la santé publique et du déficit de la Sécurité sociale, cherche à décourager la consommation. En moins d'un demi-siècle, la consommation moyenne de vin de chaque Français a été divisée par deux. En revanche, les amateurs réclament des produits de meilleure qualité et le marché des vins fins s'étend toujours plus. Mutatis mutandis.
(1) Roland Barthes, Mythologies, Paris. Le Seuil, « Points », 1970, p. 76.
(2) Docteur Legrain. Annales antialcooliques, juin 1905, p. 138.
(3) Bérenger. Le Bon Ménage, 1819, cité par J. Léonard, Archives du corps. La santé au XIXè siècle. Rennes, Ouest-France éditions, 1986, p. 238.
(4) Docteur Arnozan, Le Vin et l'alcool devant la médecine, Paris, Imprimerie nationale, 1904, p. 13.
(5) Docteur Becquerel, Traité élémentaire d'hygiène privée et publique. Paris, 1864, p. 260.
(6) Discours du docteur Motet, La Tempérance, 1895, p. 205.