JE FAIS LA COURSE AVEC LE TRAIN

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprète Charles Trenet
Année 1943 (inédit 1959)

Trenet retombe encore une fois en adolescence pour une course-poursuite à vélo avec le train, celui qui le conduira de Perpignan à Paris vers le succès (cf. En quittant une ville, j'entends), dans une chanson qu'il attendra longtemps pour enregistrer.

LA SNCF, la Shoah et le juge
(L'Histoire n°316 ; Annette Wieviorka ; janvier 2007)

Au mois de juin 2006, la SNCF était condamnée par le tribunal administratif de Toulouse pour sa participation aux transferts de détenus sous l'Occupation. Quelles sont exactement les responsabilités de l'entreprise française dans la déportation ? Annette Wieviorka a repris le dossier.

Le 6 juin 2006, le tribunal administratif de Toulouse condamnait l'État et la SNCF à verser aux ayants droit de Georges Lipietz, mort en 2003 c'est-à-dire sa veuve et ses trois enfants, Hélène, Alain, Catherine, et à M. X, son demi-frère (1), une somme dont le total se monte à 62 000 euros.

Le jugement retient dans ses motivations deux chefs de responsabilité. D'abord que la SNCF a utilisé la marge d'autonomie dont elle disposait pour faciliter les transferts vers Drancy dans le cas des frères Lipietz ou d'autres camps français. Ensuite que la SNCF faisait voyager les victimes dans des conditions inhumaines.

Ce jugement ouvre une possibilité quasi illimitée de procédures ; les victimes de déportation ou leurs héritiers pourront désormais entamer des poursuites contre toute administration : la police, l'armée, mais aussi des établissements publics, etc.

Sur le blog d'Hélène Lipietz figure ainsi un long texte intitulé : "Jurisprudence Lipietz. Comment faire valoir ses droits après le jugement de Toulouse." En ce qui concerne les plaintes contre la SNCF, il propose un mode d'emploi et un barème : "On peut donc envisager de demander les sommes suivantes : Contre la SNCF : 5 000 euros et plus si les conditions de transfert ont été encore pires ; contre l'État 3 500 euros par mois d'internement et davantage en fonction des conditions d'internement ;

"Personnes ayant survécu à la déportation : je pense que l'on peut envisager de demander au moins le triple que précédemment." Personnes décédées en déportation ou du fait de la déportation : "Il me semble que l'on peut envisager de demander au moins 150 000 euros par victime."

Ainsi, comme l'écrivent Pierre-François Veil et Patrick Klugman dans Le Figaro du 28 septembre 2006, nous plongeons dans une "ère nouvelle : l'heure n'est plus à la mémoire, mais aux affaires. Combien vaut un déporté ? A cette question qui aurait auparavant insulté son auteur, on vous répondra désormais que cela dépend s'il est revenu ou non" .

Devant les sommes annoncées, l'étonnant n'est pas qu'il y ait désormais un millier de plaintes déposées contre l'État (qui n'a pas fait appel du jugement de Toulouse) et la SNCF, mais qu'il n'y en ait pas davantage, malgré le démarchage actif d'un certain nombre d'avocats. Mais il est vrai que cette plainte n'est guère populaire dans les milieux de la déportation, juifs ou résistants. Aucune association ne l'a relayée.

Ce jugement, au-delà de l'émotion qu'il a justement suscitée, pose trois questions tout à la fois liées et distinctes. La première est celle des récits historiques produits dans l'enceinte du tribunal administratif de Toulouse, fortement relayés dans les médias. La deuxième est celle du rôle de la SNCF pendant l'Occupation. La troisième est celle de la façon dont l'État a réglé la question des préjudices subis par les civils, et ce depuis la fin de l'Occupation jusqu'à aujourd'hui.

1. Le cas des frères Lipietz

Alors que le procès au pénal de Maurice Papon avait duré des mois en 1997-1998, que témoins et historiens avaient été convoqués à la barre, en défense ou en accusation, tentant notamment de retracer le contexte des années noires, la procédure devant un tribunal administratif est d'une extraordinaire rapidité ; les conclusions de Jean-Christophe Truilhé, commissaire du gouvernement, qui évoquent pourtant des problèmes historiques complexes, restent singulièrement sommaires. La plaidoirie de l'avocat Rémi Rouquette tient en une dizaine de pages : il s'agit pour lui de faire aboutir une plainte en trouvant des arguments juridiques ; il n'est pas tenu à une recherche scrupuleuse de la vérité historique.

L'histoire de ses clients est singulière. Le 8 mai 1944, Georges Lipietz, son demi-frère, sa mère et le second mari de celle-ci furent arrêtés à Pau parce que juifs. Ils furent conduits au siège de la Gestapo de la ville puis transférés dans l'après-midi par le train régulier à Toulouse. Ils y restèrent enfermés dans des "salles de prison spéciale", du 8 mai au soir au 10 mai, surveillés par des gardiens de l'administration pénale française.

Le 10 mai au matin, on les fit monter dans un fourgon à bestiaux qui mit trente-six heures pour les acheminer vers Paris-Austerlitz, dans la chaleur, pratiquement sans eau, les portes seulement ouvertes lors de l'arrêt à Limoges. Le 11 mai, des autobus de la TCRP l'ancêtre de la RATP les conduisirent à Drancy où ils restèrent jusqu'à la libération du camp, le 17 août 1944.

De ce que fut ce séjour à Drancy, Georges Lipietz a témoigné tardivement, et sous couvert d'anonymat : il ne voulait pas nuire à la carrière de ses enfants. On ne sait pratiquement rien de son expérience. Son avocat Rémi Rouquette affirme simplement dans sa plaidoirie que si, durant ces trois mois, lui et les siens ne furent pas déportés, "c'est principalement parce qu'à cette époque la circulation des trains devient plus difficile, grâce notamment aux plasticages des cheminots et que les nazis (notamment le SS Aloïs Brunner) ont utilisé le train qui devait servir à des déportations pour fuir et emporter le fruit de leurs pillages, accrochant quand même à ce dernier train un wagon de déportés".

Affirmation invraisemblable. Georges Lipietz et son frère eurent en effet, dans cette tragédie, la chance relative de se trouver parmi les 1 386 personnes demeurées à Drancy jusqu'en août 1944 : figuraient principalement parmi elles les membres de l'administration juive du camp ou ceux appartenant à des pays neutres ou en guerre avec l'Allemagne ou dont l'identité de non-Juif était en voie de vérification. Mais ce n'est pas parce que la déportation cessa : entre leur arrivée et la libération du camp, les plaignants échappèrent au convoi n° 74, parti le 20 mai 1944 ; au convoi 75, parti le 30 mai ; à celui du 30 juin, le 76 ; enfin au dernier grand convoi, le 77, parti le 31 juillet, avec quelque 1 300 personnes, parmi lesquelles 270 enfants de moins de 18 ans. Pendant les trois mois qu'ils passèrent à Drancy, les plaignants furent témoins de la déportation d'environ 5 000 personnes (2).

2. Les chefs d'accusation

Le procès n'allait pas de soi. Puisque la déportation vers le Reich n'a pas eu lieu, il fallait que les arrestations, le transfert à Drancy, le séjour au camp avec comme horizon possible la mort constituent en eux-mêmes un crime contre l'humanité. C'est ce que plaide Rémi Rouquette, affirmant que "le procès de Nuremberg l'a établi de manière définitive". Mais l'avocat innove en ajoutant que ces traitements imposés aux frères Lipietz "sont a fortiori des fautes de service". Parmi les chefs d'accusation retenus dans les procès menés depuis 1945 contre les responsables de la destruction des Juifs et leurs complices dans l'appareil de Vichy, nul n'avait songé à la "faute de service"... Voilà une lacune réparée.

Dans l'historique rapide du cas de ses clients, Me Rouquette évoque la chaîne qui les conduisit à Drancy : délation, arrestation par la Gestapo, transfert à Toulouse - "l'État français prend le relais" - et, "le 10 mai, la SNCF intervient". Ce sont les deux derniers acteurs, l'État et la SNCF, qui se trouvent seuls ici mis en ­accusation.

Le jugement de Toulouse a ainsi justifié son jugement par le fait que "la direction de [la SNCF] , pourtant informée de la nature et de la destination des convois [...] n'a jamais émis ni objection ni protestation sur l'exécution de ces transports [...]. La SNCF utilisait à cette fin [...] des wagons destinés au transport de marchandises ou d'animaux, dont ses agents avaient eux-mêmes obstrué les ouvertures, sans fournir aux personnes transportées ni eau, ni nourriture, ni conditions minimales d'hygiène ; que dès lors que les écritures de la SNCF ne font nullement état d'une quelconque contrainte susceptible de justifier de tels agissements, ceux-ci présentent un caractère fautif et engagent sa responsabilité pleine et entière". En outre, souligne le commissaire du gouvernement, les plaignants ont subi un préjudice moral dû aux conditions inhumaines du transport et au "traumatisme définitif lié au souvenir des événements dont [ils] ont été victimes".

La vision fournie ainsi est doublement étonnante. Elle juxtapose les acteurs - l'État et la SNCF - comme s'ils étaient indépendants les uns des autres, doués chacun d'autonomie ; comme si les responsabilités étaient égales. Cette vision est aujourd'hui largement partagée : l'insistance portée depuis une trentaine d'années sur les responsabilités propres de l'État français ont rejeté au second plan celles du nazisme et le fait que la France fut un pays vaincu et occupé.

Mais, surtout, l'utilisation constante de termes abstraits : "administrations", "personnes morales", etc., empêche de comprendre. Marc Bloch l'avait noté dans L'Étrange Défaite quand il évoquait le commandement de l'armée : "Je viens de parler du commandement. A peine le mot est-il sorti de ma plume, qu'en moi l'historien se scandalise de l'avoir écrit. Car l'ABC de notre métier est de fuir ces grands noms abstraits pour chercher à rétablir, derrière eux, les seules réalités concrètes, qui sont les hommes." (3)

Pour les déportés qui ont survécu et ont, en grand nombre, témoigné par la plume ou la parole dès la Libération, ce n'est pas la "SNCF" qui est évoquée, c'est le wagon, le plus souvent à bestiaux, dans lequel ils ont effectué ce que Jorge Semprun a appelé "le grand voyage", celui qui les menait dans les camps de l'Est et dont les conditions inhumaines - l'enfermement, l'entassement, la promiscuité, la faim, la soif - préfiguraient celles de leur arrivée au camp. Ce sont aussi les cheminots. D'une façon systématique, qui étonne encore aujourd'hui, ceux-ci ont ramassé les petits billets lancés des wagons par les déportés pour avertir les leurs qu'ils quittaient le camp, et les ont scrupuleusement fait parvenir à leurs destinataires.

Depuis soixante ans, le wagon fait partie de la gamme des symboles de la déportation. Pas un film sur le système concentrationnaire sans train, depuis le premier d'entre eux, La Dernière Étape (1948), de Wanda Jakubowska, réalisatrice polonaise, ancienne internée d'Auschwitz pour faits de résistance. Ainsi ont coexisté dans l'imaginaire une vision héroïque de la résistance des cheminots, avec La Bataille du rail (1946), de René Clément, et un symbole des camps. Pourtant, nul ne se serait avisé jusqu'à ces dernières années de déclarer, comme le fit Jean-Jacques Fraenkel, lors du colloque de 2001 sur la SNCF dans la guerre, être un de ces "enfants juifs dont les parents ont été envoyés à Auschwitz par la SNCF" (4), comme si la SNCF avait été l'instance décisionnaire.

3. Des plaintes tous azimuts

Les années 1990 ont en effet marqué une inflexion. La longue procédure qui a abouti en 1997 au procès de Maurice Papon s'est déroulée sur fond de polémiques concernant la destinée des biens juifs (avoirs bancaires détenus par les banques suisses, objets d'art spoliés à leurs propriétaires juifs et se trouvant dans divers musées) et la question de l'indemnisation des travailleurs forcés (requis du travail obligatoire, concentrationnaires...) par les grandes entreprises allemandes qui avaient notamment travaillé pour l'effort de guerre.

Dans ce climat de plaintes tous azimuts, où l'argent était central, la SNCF fut mise en cause. C'est Jean-Jacques Fraenkel, dont les deux parents sont morts en déportation, qui le premier, en septembre 1998, déposa auprès du tribunal de grande instance de Paris une plainte contre l'entreprise pour crimes contre l'humanité. Le juge d'instruction rejeta la procédure : les preuves étaient insuffisantes. Les tribunaux américains vers lesquels Jean-Jacques Fraenkel se tourna alors jugèrent de même que sa plainte était irrecevable.

A Kurt Schaechter, qui, en janvier 1999, porta également plainte contre la SNCF pour crimes contre l'humanité - il réclamait 1 euro symbolique -, il fut rappelé qu'en droit français une personne morale en l'occurrence la SNCF ne peut être mise en cause qu'à travers un de ses dirigeants. Tandis qu'en mars 2003 le tribunal de grande instance de Paris, à son tour saisi, estima que les faits étaient trop anciens pour être jugés, la notion d'imprescriptibilité ne pouvant être invoquée devant une cour judiciaire. La cour d'appel confirma : une nouvelle procédure est en cours aux États-Unis.

Dès les premières mises en cause, le président de la SNCF, Jacques Fournier, décida qu'il était de son devoir de faire toute la lumière sur le passé de l'entreprise. Il lança un grand chantier de regroupement, d'inventaire, de repérage d'archives et mit celles-ci à la disposition des chercheurs. L'entreprise passa une convention avec l'Institut d'histoire du temps présent (CNRS) qui aboutit en 1996 à la remise d'un volumineux rapport dont Christian Bachelier est l'auteur (5). L'Association pour l'histoire des chemins de fer français organisa en 2000 un grand colloque international, faisant le point des connaissances sur les chemins de fer pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ce sont ces travaux qui permettent aujourd'hui d'éclairer ce que fut l'histoire de l'entreprise pendant la guerre et le comportement des quelque 500 000 personnes qui y travaillèrent alors.

4. La SNCF et la Shoah

Le 22 juin 1940 fut signé entre la France vaincue et l'Allemagne nazie un armistice. L'article 13 de sa convention concerne les transports, du moins pour la zone occupée : "Le gouvernement français s'engage à veiller à ce que, sur le territoire à occuper par les troupes allemandes, toutes les installations, outils et stocks militaires soient remis intacts aux troupes allemandes. Il devra en outre veiller à ce que les ports, les entreprises industrielles et les chantiers navals restent dans l'état dans lequel ils se trouvent actuellement et à ce qu'ils ne soient endommagés d'aucune façon ni détruits. Il en est de même pour les moyens et voies de communication de toute nature, notamment en ce qui concerne les voies ferrées. [...] Le gouvernement français veillera à ce que, sur le territoire occupé, soient disponibles le personnel spécialisé nécessaire et la quantité de matériel roulant de chemins de fer et autres moyens de communication correspondant aux conditions normales du temps de paix."

Selon l'interprétation allemande du texte, la SNCF conserve la propriété de son matériel (locomotives, wagons...), mais "toutes les organisations françaises des chemins de fer, des routes et voies navigables situées dans le territoire occupé sont à la disposition pleine et entière du chef allemand des Transports". Ainsi s'effectua une sorte de division du travail entre l'occupant allemand et le gouvernement de Vichy, jaloux, dans ce domaine comme dans tant d'autres, de ce qu'il pensait être sa souveraineté.

L'exploitation des chemins de fer resta de la responsabilité de la France. Ainsi, sur le territoire français, les trains - tous les trains - étaient conduits par des cheminots français. Mais l'entreprise était placée sous la surveillance du WVD (Wehrmacht Verkehrs Direktion, direction des transports de l'armée allemande). La SNCF, entreprise publique, a donc "pratiqué dans un cadre de contraintes une collaboration ferroviaire d'État" (6). Tout le personnel de la SNCF était ainsi soumis aux lois de guerre allemandes. Et, surtout, gares et chantiers d'exploitation étaient surveillés par des cheminots allemands : 6 500 en 1944 pour quelque 414 000 employés de la SNCF7.

Certes, les négociations furent constantes pour tracer et retracer les champs de compétence. Mais ce fait massif que, dans la France occupée, ce sont les occupants qui dominaient ne fut jamais invalidé.

Dès lors, il est indéniable que la SNCF a été l'un des rouages de la déportation et de la Solution finale. Elle a effectué le transport des internés de leur lieu d'arrestation vers les camps d'internement et de déportation, celui des résistants, otages, droit-commun vers les camps de concentration d'Allemagne, Buchenwald ou Ravensbrück, ou des Juifs, principalement, vers les camps d'Auschwitz. Des responsables du service technique de l'entreprise ont participé à des réunions organisant les transferts de détenus ou les convois de déportation.

Les agents de la SNCF ont-ils eu pour autant le pouvoir de décider des condi­tions des transferts et des déportations ? Selon les éléments dont nous disposons, qui abondent dans le rapport de Christian Bachelier et dans les écrits de Serge Klarsfeld8, la réponse est négative. On sait que le premier convoi de déportation vers Auschwitz, le 27 mars 1942, était composé de voitures de 3e classe. "Les portes latérales de chaque compartiment de ces voitures donnant directement sur la voie et facilitant ainsi les évasions (une évasion aura lieu durant ce transport) il sera par la suite utilisé des wagons couverts (KkW, G.Wagen selon la terminologie ferroviaire allemande)", note Christian Bachelier. La décision de composer des trains avec des wagons de marchandises est probablement due, dès le deuxième convoi du 5 juin 1942, à Theodor Dannecker, quand il fut responsable de la mise en œuvre de la "Solution finale" en France.

Nous disposons de peu de documents sur la formation des convois. Il semble pourtant que ce sont les occupants qui la contrôlaient. Le témoignage du sous-chef de la gare de Compiègne racontant la formation des convois pour les déportés de la Résistance, sous le contrôle de sentinelles allemandes, est à cet égard éclairant : "Lors des premiers trains, écrit-il, il a été possible de faire passer, par les volets, un peu d'eau ou de nourriture aux déportés, dès l'embarquement terminé, mais le comportement des sentinelles s'est rapidement durci et, quelques mois avant la Libération, il était formellement interdit de stationner jusqu'à une distance d'environ 100 mètres." (9) Ainsi les occupants veillaient à la qualité des wagons pour empêcher toute évasion et aménageaient l'intérieur. Ce sont eux qui ont fait poser des barbelés aux lucarnes.

Pour ce qui est des transports à l'intérieur du pays, notamment de la zone sud vers Drancy, particulièrement nombreux pendant l'été 1942 - date à laquelle les rafles s'amplifièrent et concernèrent pour la première fois les femmes et les enfants -, les procédures furent un peu différentes : l'occupant continuait d'être le commanditaire mais c'est Vichy - le ministère de l'Intérieur - qui organisait le départ des convois. "La SNCF remplit le rôle d'exécution", écrit Christian Bachelier. Plus tard, les transports de détenus furent organisés par les préfectures régionales elles-mêmes. Ce sont d'elles aussi que relevaient l'aménagement des wagons et le ravitaillement.

Les correspondances administratives concernant ces transports sont, dans les détails qu'elles abordent, particulièrement déprimantes. Il y est question de paille pour garnir les wagons, de ravitaillement, de seaux hygiéniques dont les autorités prévoient qu' "ils seront descendus du train dans la dernière gare avant la ligne de démarcation pour faire retour à leur propriétaire" (10). Le contraste entre la langue administrative et les réalités humaines concernées est, hier comme aujourd'hui, saisissant.

Reproche a été fait à la SNCF d'avoir facturé ces voyages. Arrêtons-nous un instant sur ce point. L'administration a dans ses statuts la possibilité de transporter gratuitement. Son conseil d'administration l'a d'ailleurs décidé à diverses reprises sous l'Occupation pour acheminer secours et colis à des prisonniers de guerre en Allemagne. La SNCF factura en revanche à ses commanditaires ou ordonnateurs - autorités allemandes ou gouvernement français, en l'occurrence le ministère de l'Intérieur - l'acheminement des internés ou des déportés au prix du voyage en 3e classe. Le contraire n'eût pas été moins scandaleux ; il aurait signifié que déporter résistants et Juifs était une mesure caritative, justifiant la gratuité. Pour autant, les lacunes de la documentation comptable de la SNCF ne permettent pas toujours de discerner de quelle manière et à qui l'établissement public a facturé le transport des déportés : "Le statut juridique de la prestation entre parfois dans le cadre de l'obligation commerciale, la location, qui implique une rémunération, parfois dans celui de la réquisition qui implique une indemnité", note Christian Bachelier.

5. Les réparations

Venons-en maintenant à la question des réparations. Il est faux d'affirmer que rien n'a été fait par l'État. A la Libération, le choix, notamment celui du grand juriste que fut René Cassin, Juif, résistant de la première heure, fut de ne pas permettre que les préjudices soient réglés par des plaintes devant les tribunaux administratifs. Le choix de l'État comme celui des associations qui se constituèrent très vite pour représenter les intérêts moraux et matériels des victimes et préserver la mémoire fut d'inscrire les indemnisations des préjudices dans le cadre du droit des anciens combattants et victimes de guerre.

Dès 1948, l'Assemblée nationale et le Conseil de la République votaient après débats deux lois créant deux statuts, celui de "déportés et internés de la Résistance" et celui de "déportés et internés politiques", incluant les Juifs déportés.

Le critère d'attribution de tel statut ne se fait pas selon le type et le lieu d'internement - camp ou prison en France, prison en Allemagne ou camp de concentration -, mais selon le motif qui a présidé à l'arrestation. A ces statuts correspondent des pensions importantes, régulièrement révisables puisque leur sont attachées ce que l'on appelle "la présomption d'origine". Cette expression signifie que toute maladie, toute infirmité advenue chez un ancien interné ou un ancien déporté est liée à l'internement ou à la déportation, sans qu'il ait à fournir la preuve de ce lien. Georges Lipietz et son frère avaient droit à une pension. En ont-ils fait la demande ? En ont-ils bénéficié ? Nous l'ignorons. Le commissaire du gouvernement n'y a pas fait allusion à Toulouse. Mais si cela a été le cas, l'État paierait deux fois.

Il est vrai que les pensions versées par l'État ne valaient pas reconnaissance de sa responsabilité propre. Celle-ci fut mise en lumière par les travaux historiques : ceux des pionniers du Centre de documentation juive contemporaine, dès les années 1950, puis les historiens français, allemands ou américains.

Lors du 50e anniversaire de la grande rafle de juillet 1942, des voix venues principalement de la génération née pendant la guerre se firent toutefois entendre, réclamant du chef de l'État un geste symbolique. François Mitterrand s'y refusa. Jacques Chirac à peine élu y consentit, et prononça le 16 juillet 1995 un important discours reconnaissant les responsabilités de Vichy, donc de la France, dans la déportation des Juifs. Ses paroles furent suivies par des actes. Un décret du Premier ministre du 13 juillet 2000 attribua une rente ou un capital à ceux qui, mineurs, avaient perdu un parent déporté parce que juif. Cette mesure a été depuis étendue aux enfants des déportés résistants.

En outre, devant le constat que des biens spoliés aux Juifs par les mesures d'"aryanisation" prises par l'État français n'avaient pas été restitués, le Premier ministre créa une mission d'étude qui rendit ses conclusions en 2000 et émit des recommandations, que fit immédiatement siennes Lionel Jospin. Ainsi, l'indemnisation individuelle des spoliations est toujours en cours et l'État, les banques, les assurances, la Caisse des dépôts et consignations ont contribué au capital d'une Fondation pour la mémoire de la Shoah dont la première présidente est Simone Veil.

Le procès fait à l'État et à la SNCF devant le tribunal administratif de Toulouse est donc un mauvais procès. D'abord parce qu'il brouille la chaîne des responsabilités. La responsabilité du génocide et des camps de concentration incombe d'abord aux nazis, et secondairement à ceux qui, en choisissant une politique de collaboration, en furent les complices. Les Laval, Pétain, Darnand et bien d'autres furent jugés à la Libération. Les cheminots sont à l'image des Français des années noires, dans leur majorité ni résistants ni collaborateurs, préoccupés par une vie quotidienne difficile. Même si la SNCF compta davantage de résistants que d'autres grandes entreprises ou administrations qui ne sont l'objet pour le moment d'aucune plainte, ils ne furent qu'une minorité. Ils sont à l'image du Français moyen, dont les comportements relèvent de la "zone grise" dont parle Primo Levi : ni bourreaux, ni victimes, ni héros.

Il est un mauvais procès ensuite parce qu'il banalise ce que furent les crimes du nazisme, en les transformant en "faute de service".

Enfin, parce que tout ce et tous ceux qui pouvaient être indemnisés l'ont déjà été.

(1) Celui-ci avait demandé l'anonymat car, selon son avocat, certains de ses descendants "exercent des métiers où la judaïté, hélas, peut être encore un handicap" (cf. le blog d'Hélène Lipietz, helene.lipietz.net).

(2) Pour l'histoire des arrivées au camp de Drancy comme pour celle de la formation des convois, cf. S. Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France, 1940-1944, Fayard, 2001.

3() M. Bloch, L'Étrange Défaite, Gallimard, "Folio", 1990, p. 57.

(4) Association pour l'histoire des chemins de fer en France, Une entreprise publique dans la guerre. La SNCF, 1939-1945, PUF, 2001, p. 65. La publication très soignée des actes de ce colloque comprend les interventions du public.

(5) C. Bachelier, La SNCF sous l'occupation allemande, 1940-1944. Rapport documentaire, IHTP-CNRS, 1996. Ce sont ses conclusions que nous suivons ici.

(6) Michel Margairaz, "La SNCF, L'État français, l'occupant et les livraisons de matériel : la collaboration ferroviaire d'État en perspective", actes du colloque de la SNCF, op. cit. , pp. 71- 82.

(7) Alfred Gottwaldt "Les cheminots allemands en France sous l'Occupation", Ibid., p. 187.

(8) Serge Klarsfleld, "L'acheminent des Juifs de province vers Drancy et les déportations", Ibid, pp. 142-167.

(9) Cité par Christian Bachelier, op. cit.

(10) Serge Klarsfeld, actes du colloque de la SNCF, op. cit., p. 147.

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