FRÉDÉRICA
Paroles | Charles Trenet | |
Musique | Charles Trenet | |
Interprète | Charles Trenet | |
Année | 1942 |
Des échos de Quand j'étais p'tit, je vous aimais... pour la chanson éponyme du film Frédérica, une déclaration d'amour, que Trenet chante d'abord à la façon du crooner, avant de la reprendre en faisant swinguer les mots.
DODO MANIÈRES : CHAPITRE X
(Charles Trenet ; 1939 ; Editions Albin Michel)
...
Je me rends bien compte de votre impatience. Vous voudriez que je vous renseigne sur Marguerite.
S'il est déjà fort malaisé de décrire une jeune fille réelle dont nul ne peut rien dire, sinon qu'elle est toujours simplement mise, très polie avec les commerçants, très réservée avec ses amies et qu'elle prend régulièrement des leçons de piano, la chose la plus difficile du monde est de parler d'une jeune fille irréelle, une jeune fille de rêve. Il y aurait pourtant plusieurs procédés. Le principal consisterait à négliger la moindre vraisemblance et à créer de toutes pièces et de morceaux - de musique - une jeune fille dont l'aspect et le charme tristes séduiraient toutes les personnes qui aiment le mystère. Elles sont nombreuses et peu intéressantes, car les mystères qui les préoccupent n'ont pas d'importance. Je fais allusion aux mystères joyeux, tels que celui de la prodigalité chez un fils d'avare, aux mystères douloureux, tels que celui de l'anaphylaxie, enfin aux mystères glorieux, tels que celui des décorations qu'acceptent et portent les ecclésiastiques. Il est si rare d'être devant un immense mystère que la science ou l'imagination ne peuvent résoudre ! Il est si agréable de ne pas avoir à faire d'effort pour comprendre ce qui est inaccessible à notre entendement ! On ne cherche pas la clef d'une porte murée.
Puisque, de l'avis général des savants, nous ne sommes entourés que de mystères, nous ne devrions jamais avoir recours à notre raison ni la considérer comme règle de nos actions, même dans les circonstances les plus simples. L'Histoire ne nous parle d'aucun homme absolument raisonnable, sans doute parce qu'il n'aurait pas retenu notre attention. Les notabilités dont elle a conservé les noms avaient toutes de grands défauts. Diogène, qui méprisait le bien-être, avait un manteau épais. Annibal, qui était sybarite, n'exploita pas sa victoire de Cannes. Galilée, qui inventa le thermomètre, n'en possédait pas. Wilson, qui inventa la Traité de Versailles, ne pouvait se rappeler où se trouvait l'Estonie. Voilà pour quelques célébrités, entre mille ! Je préfère tellement les centaines de milliards de gens qui ont fait trois petits tours ici-bas, puis qui sont partis sans avoir eu les soucis de Wilson l'amnésique, de Galilée l'hérétique, d'Annibal le punique et de Diogène le cynique ! Cependant, innombrables mystères, que je vous chéris ! D'abord parce que vous humiliez la vanité humaine, ensuite parce que nous vous devons Montaigne et sa fantaisie, Pascal et sa foi, Kant et ses jongleries, Mme Manières et ses découragements lorsqu'elle ne trouve que quarante-neuf allumettes dans une boîte qui devrait en contenir cinquante. Je laisse de côté les malfaisants mystères de la politique, les bienfaisants mystères de la religion, les exaltants mystères de la nature, et ceux de l'amour auxquels je vous laisse le soin de donner l'épithète qui vous sera inspirée par votre propre expérience.
Le mystère que représente Marguerite dépasse, pour Dodo, tous les mystères. Il ne songe pas à se demander pourquoi il aime cette jeune fille et pourquoi il sera toujours incapable de s'attacher à une autre. Comme il ne sait rien d'elle, il peut donner libre cours à son imagination. Ainsi, il ne doute pas qu'elle est arrivée dans le petit port le matin où une vraie marée a été observée. Un vieux pêcheur, qui avait navigué autour du monde et qui pouvait discourir sur tous les caprices des quatre éléments, s'était mis à prétendre qu'un séide sous-marin avait dû se produire au large. Il avait voulu dire séisme, mais quelques-uns de ses auditeurs avaient compris. Dodo, lui, était persuadé que la mer s'est avancée afin d'admirer de près Marguerite. Pourquoi pas ? Notre plus grand poète n'a-t-il pas déclaré, à propos d'un monstre : « Le flot qui l'apporta recule, épouvanté. » A part ça, personne n'avait rien vu d'extraordinaire dans les rues, dans les salines et la campagne. Bareffe avait pris des daurades, comme toujours. Le vendeur de journaux, qui parcourt la plage, avait essayé de carotter, comme toujours, sur la monnaie qu'il rendait. Comme toujours, indifférente au vent d'ouest, la girouette du clocher de l'église indiquait aux promeneurs qu'il soufflait du sud, et les ronflements du mendiant aveugle, assis près de la porte de l'hôtel Ginestous, indiquaient à son chien qu'il dormait. Sur la place de la mairie, le tambour de ville n'avait annoncé que la conclusion de l'accord entre le Syndicat des pêcheurs et celui des propriétaires des usines de conserves, puis la décision du Conseil municipal relative à la nouvelle taxe de séjour. Le seul événement avait été la baisse imprévue du prix des fleurs, au marché, mais, en vérité, qui aurait pu établir une corrélation entre l'arrivée de Marguerite, et la dévaluation soudaine des glaïeuls ?
Comme la caractéristique d'une jeune fille de rêve est de passer inaperçue partout, aucun des damoiseaux et des roquentins de la plage ne l'avaient remarquée. Je pensais qu'elle était toujours assise sous une tente qui la rendait invisible. Elle lisait ou réfléchissait. Je m'imaginais, aussi, que sa mère passait son temps à regarder sauter les puces de sable. Je la voyais fine, douce, jolie et sans cesse désolée d'avoir à payer la location de cette tente. Je présumais que rien ne l'intéressait, ni les plongeons acrobatiques, ni les appels cocasses du vendeur d'oublies, ni les conversations de ses voisines, ni même les semi-noyés que l'on frictionnait. En revanche, j'étais très fixé sur son père. Il avait trois stylos, en guise de pochette, à sa jaquette d'alpaga. Il faisait éternellement des mots croisés, mais il les faisait à sa façon, car il n'était pas du tout instruit, bien qu'il fût agent voyer. Horizontalement, il écrivait des noms d'outils, d'instruments ou d'armes, et, verticalement, des noms d'animaux. En diagonale, on devait lire un nom de femme. Ainsi, pioche et pandas donnaient Paméla, lorsque la cadre avait six cases en largeur et cinq en hauteur. Un certain jour, dans un almanach, il avait déniché un mot étonnant, qui était le nom d'un mammifère africain, le mot oryctérope. Il avait fini par découvrir l'arme qui avait le même nombre de lettres, hallebarde, mais, en dépit de trois semaines d'efforts, le nom qui revenait toujours sur la diagonale était Martinique, et il s'était trouvé dans la nécessité de l'admettre comme équivalent colonial de Martine. Son épouse avait raconté cette histoire de tous côtés. Elle était parvenue aux oreilles de Dodo. De vérifications en recoupements, il avait acquis la conviction que le personnage était le père de Marguerite. La caissière du bazar avait assuré que cette dame était la femme d'un agent voyer, qu'elle semblait très préoccupée, et qu'une jeune fille blonde et triste l'accompagnait. « C'est Marguerite, puisqu'elle est blonde, et elle est triste parce qu'elle pense beaucoup à moi », s'était dit Dodo.
Vous vous figurez bien qu'avec de tels parents - une mère qui était toujours dans la lune, un père qui était toujours dans Cassiopée, constellation de l'hémisphère boréal et titre de la Revue des Mots Croisés - Marguerite ne pouvait être sur la terre. Autrement dit, elle ne pouvait être qu'une jeune fille de rêve.
NDLR : Dodo Manières est le premier roman de Trenet. S'il n'a été publié qu'en 1939, célébrité aidant, le manuscrit atteste que son écriture était terminée en juin 1931. Marie-Louise Caussat-Trenet affirme même, dans Mes jeunes années racontées par ma mère et par moi, que son fils lui en a fait la lecture pendant l'été 1930.