LE DUEL

Paroles Charles Trenet
Musique Johnny Hess
Interprètes Charles et Johnny
Année 1934

Un cadre Belle époque (comme dans Quand on est cheval de fiacre) pour une satire du ridicule bourgeois, où se trouvent les premiers oiseaux du répertoire de Trenet. Est-ce un hasard s'ils finissent "dévorés" à "belles dents" par les deux pitoyables protagonistes du récit ?

MOURIR POUR DREYFUS
(L'Histoire n°173 ; Jean Garrigues ; janvier 1994)

Pas moins de quarante duels entre 1898 et 1904 : dreyfusards et antidreyfusards ont défendu leurs idées au péril de leur vie. On a ainsi vu Paul Déroulède affronter au pistolet Georges Clemenceau, qui eut également affaire à Drumont, Henry se battre contre Picquart, Déroulède échanger quelques balles avec Jaurès...

Le 6 mars 1898, à dix heures et demie du matin, deux officiers supérieurs s'affrontent à l'épée dans la salle du manège de l'École militaire. L'événement n'a rien d'exceptionnel. Le duel est en effet particulièrement prisé par les militaires : d'après les statistiques judiciaires, ils en provoquent deux à trois cents par an, contre « seulement » une cinquantaine pour les civils - essentiellement des journalistes, des artistes et des écrivains. La plupart des combats se terminent sans grand dommage : un sur soixante-quinze seulement est mortel. « Quand la loi est impuissante, la justice désarmée, le droit inapplicable, alors le duel devient au moins compréhensible [1] », écrit Guy de Maupassant. C'est pourquoi, bien que le concile de 1869 ait excommunié les duellistes, les colonnes de tous les journaux européens se remplissent quotidiennement des récits de combats. En période de crise politique, on peut même dire que le duel devient monnaie courante. Ainsi, en 1848, des personnages politiquement aussi différents que Lamartine, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Félix Pyat et Victor Schoelcher se sont tous battus en duel. En 1850, une bonne vingtaine de députés ont croisé le fer ou échangé des balles.

Le Second Empire, en muselant toute vie politique, a restreint le rythme des duels, mais ils ont repris de plus belle après 1870. La crise boulangiste, baignée de nationalisme revanchard et de violence, a été fertile en combats singuliers : Boulanger lui-même s'est battu en juillet 1888 contre le président du Conseil, Charles Floquet, après avoir défié en vain Jules Ferry en août 1887 ; tout l'état-major boulangiste a croisé le fer au moins une fois, notamment le journaliste Henri Rochefort contre son confrère Prosper Lissagaray en janvier 1889, ou Maurice Barrés contre le journaliste Goulette en novembre 1889. Mais le plus belliqueux est sans doute Paul Déroulède, le « poète de la Revanche », qui affronte le député Joseph Reinach en novembre 1888, puis se distingue à nouveau lors d'un duel au pistolet contre Georges Clemenceau, en décembre 1892, au cœur du scandale de Panama. «Je n'ai pas tué Clemenceau mais j'ai tué son pistolet. », s'exclame Déroulède a l'issue du combat, après six coups infructueux.

Il peut en effet se réjouir d'avoir tenu en échec un duelliste aussi expérimenté que le chef des radicaux. Le 26 février 1898, à l'âge de cinquante-sept ans, Clemenceau livre d'ailleurs son dernier duel au pistolet contre l'antisémite Edouard Drumont. qui vient de publier dans La Libre Parole un article l'accusant de lâcheté pendant la guerre de 1870. Cette fois encore, les trois balles tirées ne donneront rien [2]. Mais la date à laquelle eut lieu ce duel - trois jours après la condamnation de Zola - est bien révélatrice de l'atmosphère de violence et de passion meurtrière qui baigne l'affaire Dreyfus.

Le duel du 6 mars suivant marque l'apogée de cette duellite aiguë. En effet, les deux militaires qui s'affrontent dans la salle du manège de l'École militaire ne sont autres que le colonel Henry, auteur du « faux » accusant Dreyfus, et le lieutenant-colonel Picquart, mis au ban de l'armée parce qu'il proclame l'innocence du capitaine israélite. Henry, qui avait peur d'affronter Picquart, a vainement tenté de céder sa place à Esterhazy, le vrai coupable, qui, lui, avait envie d'en découdre. Mais ses manœuvres ont échoué, et il est contraint de croiser le fer lui-même, pour ne pas perdre la face devant les autres officiers. Blessé au bras lors du deuxième assaut, il doit abandonner le combat sans gloire, et Rochefort lui reproche d'avoir ainsi « réhabilité » Picquart : « La preuve que mon honorabilité est intacte, pourra dire celui-ci, c'est que le colonel Henry a consenti à croiser l'épée avec moi [3]. »

Émanant du directeur de L'Intransigeant, duelliste notoire, cette critique est loin d'être anecdotique. Elle illustre à merveille à quel point, bien plus que la justice, c'est l'honneur des militaires qui est en jeu dans l'affaire Dreyfus - et le duel est le meilleur moyen de le défendre. C'est pourquoi, lorsque l'Affaire éclate réellement, début 1898, la tenancière du restaurant de Villebon, l'un des lieux privilégiés par les duellistes, jubile : « Nous allons revenir aux beaux jours du boulangisme, où nous avions quelquefois jusqu'à trois duels dans la matinée. » De fait, on en dénombrera une bonne quarantaine de 1898 à 1904, opposant dreyfusards et antidreyfusards.

Côté dreyfusard, on répugne pourtant à user de la violence quand il s'agit de défendre les valeurs de la justice et de la raison. Mais on peut compter sur quelques têtes brûlées comme Henry de Bruchard, fils d'officier, bretteur et poète à ses heures, ami des écrivains Alfred Jarry et Paul-Jean Toulet, et prêt à mourir pour Dreyfus. Très myope, il fonce sur ses adversaires sans se soucier des règles de l'escrime. Une bonne douzaine de duels, notamment contre Jules Guérin, chef de la Ligue antisémitique, lui valent des blessures innombrables. Mais quand on lui demande pourquoi il ne prend pas de leçons d'escrime, il répond : « Parce qu'elles m'enseigneraient les dangers du duel et qu'ensuite je me battrais moins bien. »

A vrai dire, c'est surtout dans le camp des antidreyfusards que le duel est le recours suprême - dans leurs esprits intolérants et surchauffés, le jugement de Dieu n'est jamais bien loin. Ainsi, dans les colonnes de L'Intransigeant, Charles Roger dénonce la « couardise » de ses adversaires dreyfusards, tels Joseph Reinach, qui refuse d'affronter le commandant Myzkowski, ou Ludovic Trarieux, fondateur de la Ligue pour la défense des droits de l'homme, qui aurait fait muter en province le capitaine Begouën afin d'éviter le duel [4].

Le plus belliqueux des antidreyfusards est sans doute Max Régis, maire d'Alger et directeur du journal L'Anti-juif, qui provoque systématiquement tous ses détracteurs, tel le capitaine israélite Lévy Oger, gravement blessé, le 16 mars 1898. Son frère Louis Régis n'est d'ailleurs pas en reste, qui se bat à l'épée contre Filipi, journaliste au Réveil antijuif, pour obtenir le leadership de l'antisémitisme algérois. C'est qu'on approche des élections de mai 1898, qui exacerbent les passions exaltées par l'Affaire. La campagne électorale est donc mouvementée, opposant candidats dreyfusards et antidreyfusards. Ainsi s'affrontent à l'épée Albert Monniot, rédacteur à La Libre Parole de Drumont, et Klotz, conseiller général républicain de la Somme, tandis que Chiché, député (ex-boulangiste) sortant, choisit le pistolet contre son adversaire dreyfusard, Chaumet, à Bordeaux [5].

La fièvre des duellistes va retomber après les élections. La violence et la haine restent néanmoins omniprésentes, comme en témoigne l'agression à laquelle se livre Esterhazy, armé d'un gourdin, sur le colonel Picquart, le 3 juillet 1898 [6]. Mais si les insultes, les polémiques et les bagarres restent quotidiennes, il semble que le duel ne fasse plus recette, peut-être parce que les antidreyfusards estiment qu'ils ont définitivement partie gagnée. On note pourtant, çà et là, quelques rencontres : en Algérie, où Laurens, directeur du Télégramme, se bat contre Faure, rédacteur à L 'Antijuif en juin 1899 ; à Paris, c'est le fils du général Mercier, ancien ministre de la Guerre, qui croise le fer avec un journaliste dreyfusard en octobre 1899.

Enfin le fougueux Déroulède, pourtant condamné à l'exil après son coup d'État manqué de février 1899, reviendra sur le sol français en décembre 1904 afin d'affronter Jean Jaurès, qu'il a accusé de faire « le jeu de l'étranger ». Bien que condamnant « ces façons ineptes et barbares de régler les conflits d'idées », le directeur de L'Humanité a cédé à ce qu'il appelle lui-même « la provocation la plus directe, la plus évidente, la plus injustifiée ». Critiqué par ses amis socialistes, il échangera deux balles avec Déroulède, sans résultat [7].

Ainsi, sur la tradition française pluriséculaire du duel est venue se greffer l'atmosphère de crise et d'affrontement qui secoue la république depuis une bonne décennie au moment où éclate l'Affaire. Vaincus sur le terrain parlementaire, les opposants au régime cherchent à l'affaiblir, voire à l'abattre, par des voies nouvelles : le boulangisme leur a offert un héros, Panama un scandale et Dreyfus un bouc-émissaire. Les hommes qui croisent le fer ou la poudre en cette fin de siècle tourmentée sont souvent ceux qui s'affrontaient déjà pendant la crise boulangiste. En 1898, comme dix ans plus tôt, on ne se bat pas pour ou contre Boulanger ou Dreyfus, on se bat pour ou contre le régime parlementaire.

De là à mourir pour Dreyfus ? A notre connaissance, aucun duel lié à l'Affaire ne s'est terminé tragiquement. Néanmoins, le risque existe, et la plupart des protagonistes sont prêts à l'assumer. C'est, de part et d'autre, la manifestation d'un véritable engagement politique. Car le rejet du parlementarisme reflète la nostalgie d'une époque révolue, de cet Ancien Régime où le code de l'honneur tenait lieu de code civil, et où les différends se réglaient au fil de l'épée. L'honneur contre la justice, la violence contre la raison, la loi du sang contre celle des tribunaux : c'est le duel de deux France, qui s'affrontent pendant l'affaire Dreyfus.

(1) Préface de l'ouvrage du baron de Vaux : Les Tireurs au pistolet. Marpon. 1883.
(2) Cf. Joseph Reinach. Histoire de l'affaire Dreyfus, t. III, p. 512.
(3) Cf. L'Intransigeant du 8 mars 1898.
(4) Cf. L'Intransigeant du 24 octobre 1899.
(5) Cf. L 'Intransigeant des 20 et 22 avril 1898.
(6) Cf. Joseph Reinach. op. cit., p. 623.
(7) Cf. Max Gallo. Le Grand Jaurès, p. 447.

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