QUAND LES BEAUX JOURS SERONT LÀ

Paroles Charles Trenet
Musique Charles Trenet
Interprètes Charles et Johnny
Année 1933

La première chanson écrite, composée et (co)interprétée par Trenet (et qu'il reprendra en solo trente-cinq ans plus tard dans l'album Chansons sans époque) traite déjà un des thèmes récurrents de son univers : les amourettes de vacances. A noter qu'il manque dans tous les enregistrements de Quand les beaux jours seront là (y compris dans le seul témoignage filmé du répertoire de Charles et Johnny) quatre vers du texte qui a été édité, ceux qui comportent la première (et une des rares) allusion de l'auteur à son homosexualité, une omission due sans doute à la volonté de ne pas effaroucher le grand public moins enclin à badiner sur le sujet que les spectateurs du Fiacre, le cabaret du travesti O'Dett où les duettistes se produisirent à leurs débuts.

MARIE-LOUISE CAUSSAT-TRENET DÉCOUVRE CHARLES ET JOHNNY
(Mes jeunes années racontées par ma mère et par moi ; Charles Trenet et Marie-Louise Caussat-Trenet ; 1978 ; Editions Robert Laffont)

Un après-midi vers 5 heures, il vint chez moi, flanqué d'un garçon de son âge, aussi grand, aussi blond, aussi mince que lui.

- Je te présente Johnny.

- Johnny ?

Ce prénom ne me suffisait pas.

- C'est mon camarade. Nous nous connaissons depuis deux mois. Je l'ai rencontré dans une boîte à Montparnasse.

- A Montparnasse ?

J'étais horrifiée. Montparnasse représentant pour moi un lieu de perdition, l'abîme où sombrait la jeunesse. On y proposait, je le savais, l'alcool, la drogue, les vices, dans le bruit des orchestres hurleurs, les lumières crues ou tamisées suivant les circonstances. C'était là que Charles passait ses soirées, ses nuits, ces longues nuits durant lesquelles, inquiète, je me tournais et retournais dans mon lit, ne m'endormant qu'après l'avoir entendu rentrer au petit matin - doucement, oh, bien doucement, sans claquer la porte ! Mais l'ascenseur monte-charge le trahissait ! Les autres locataires, bureaucrates, employés, se couchaient tôt. Personne ne montait au septième étage après 10 heures du soir.

Benoîtement, Charles poursuivait la présentation :

- Johnny est un merveilleux pianiste ! Si tu l'entendais jouer.

J'écoutais mal. J'étais toujours à Montparnasse.

- Depuis deux mois, nous travaillons ensemble.

- Vous travaillez ? Que faites-vous ?

- Des chansons !

Charles prononça ces mots glorieusement, tel un clairon sonne la victoire.

Je restais médusée, l'angoisse au cœur.

- Mais, Charles... Le cinéma ? Tu abandonnes ?

- Tu crois que je vais passer deux ou trois ans de ma vie à faire des claquettes ou à suer sous les sunlights ?

- C'était un bon début avec J. de Baroncelli.

- Nous en ferons un autre de début ! Tu connais « Pills et Tabet » - les duettistes. Qu'est-ce qu'il ramassent comme sous ! Et Mireille, tu la connais aussi - tu l'as entendue chanter les jolis textes de Jean Nohain ? Jaboune, tu sais ?

Je me taisais. Fallait-il parler raison, couper le blé en herbe, par prudence ? L'avenir difficile, incertain, de la profession de chanteur m'emplissait d'effroi.

Qui était ce Johnny, muet comme trois carpes, qui ne savait où fourrer ses longues jambes, ses bras d'araignée, ses mains ?

« Un pianiste merveilleux », affirmait Charles.

Je regardai les mains de Johnny, soudain, elles m'intéressèrent. Je les vis longues, souples, osseuses - comme toute sa personne. Qu'il était maigre, on pouvait croire qu'il ne mangeait pas à sa faim. Je risquai une question :

- Vous vivez à Paris ?

- Oui, depuis un an.

- Tout seul ?

- Oh ! non, j'ai ma mère et ma sœur. Nous habitons place Champerret.

« Tant mieux, pensais-je, il est maigre mais il mange. »

Johnny avait des yeux clairs, une chevelure rebelle abondante, un menton en galoche, était vêtu sans excentricité.

- Et vous avez quel âge ?

- Dix-sept ans, un an de moins que Charles.

- Je suis content que vous ayez fait connaissance, conclut Charles.

Connaissance sommaire en vérité. J'allais en savoir davantage.

- Depuis quinze jours nous avons loué un studio.

- Un studio ? Pourquoi ?

- Pour travailler. Impossible de faire autrement. Je ne peux caser un piano dans ma chambre au septième. Les voisins diraient qu'on leur casse les oreilles. Johnny a bien un piano chez lui, mais sa mère nous a gentiment fichus dehors. Notre musique empêchait sa fille d'étudier ses leçons. Alors, tu comprends ?

- Oui, je comprends. Où se trouve ce studio ? Avec quel argent paierez-vous le loyer ?

- Albert a réglé le premier trimestre.

- Albert !

Je connaissais Albert, de Perpignan, un poète que la flore provinciale n'avait pas étouffé mais à qui il manquait quand même l'espace, le grand large. Il avait bien tenté de se libérer. Mille attaches le retinrent : le terroir, la famille, l'argent, une sœur malade cardiaque, qui avait l'air d'une vieille relique, emmitouflée de fourrures l'hiver, de châles l'été. Albert n'avait pas su ou pas voulu rompre les amarres. De cet envol manqué, il lui restait une sporadique mélancolie qu'il déguisait en réparties vives, spirituelles, poétiques. Poète, il l'était certainement.

- Tu n'aimerais pas entendre nos chansons ?

- Bien sûr, Charles !

Il tapa sur l'épaule de Johnny.

- Tu vois ! Je te l'avais dit que ma mère viendrait nous écouter. Elle est curieuse, tu sais !

Et se tournant vers moi :

- Je t'emmène demain au studio. On prend le métro à Michel-Ange Molitor, on débarque à Alésia. Là, on traverse la place, on tourne à droite, on trouve une maison en brique rouge, on grimpe au quatrième étage - pas d'ascenseur ! Tu verras, c'est magnifique !

Johnny pouffa de rire :

- Magnifique ! Mais il n'y a rien que le piano et un vieux poêle en fonte.

- Nous sommes en été, pas besoin du poêle. L'essentiel, c'est le piano. L'hiver prochain, on louera quelque chose de mieux, avec un loyer cher !

Il voyait grand, il était heureux.

- Je vais vous offrir un bon chocolat. Vous aimez ça, Johnny ?

- S'il aime le chocolat ! Bien sûr. Il est suisse, né à Interlaken, le fameux lac des Quatre-Cantons, là où Rossini situe son Guillaume Tell, l'histoire de la pomme, tout le bataclan...

Le studio était, pour l'inconfort, le frère de l'ex-chambre, rue de la Voûte : une grande caserne neuve, mal tenue, escalier abrupt, dégoûtant. Au milieu de la pièce trônait le fameux poêle en fonte, dont le tuyau montait jusqu'au plafond, qu'il traversait par une ouverture dans la cloison. Après ? Il allait Dieu sait où. Je supposai un couloir d'aération donnant dans la cour intérieure de l'immeuble. Les murs étaient blanchis au lait de chaux. Sur celui du fond, Charles avait dessiné et peint une grande fresque représentant un âne parmi des buissons de roses.

- C'est l'illustration d'un poème d'Albert : L'Ane qui mange les roses. Si tu savais comme il a été content quand il a vu ça !

Adossé à la fresque, le piano. Un piano droit, sec, rébarbatif. Devant le piano, un tabouret. Autour du poêle, deux chaises en bois, siège en paille jaune.

- Assieds-toi, me dit Charles.

Johnny ouvrit le clavier, épousseta les touches avec un grand mouchoir extirpé d'une de ses poches. Il commença à jouer. Courte introduction. Tout de suite, la chanson s'imposa. J'entendis :

Vacances... Soleil... Eté...
Quand les beaux jours seront là
Pour la saison prochaine,
Nous reviendrons toi et moi
Quand les beaux jours seront là...

C'était jeune, simple, joyeux. Un souffle d'air frais traversait le studio, vous arrivait, vous détendait le corps, l'âme. Johnny jouait avec légèreté et force à la fois ; Charles chantait avec une voix que je n'avais jamais entendue : timbre chaud, vibrant. On comprenait chaque mot malgré la rapidité du rythme. J'étais ravie.

- Alors ? fit Charles en se tournant vers moi.

J'étais émue. Il le vit, vint m'embrasser.

- Tu vois, ça marchera !

- Ça vous plaît ? demanda Johnny.

Je me levai, et à mon tour, l'embrassai.

- Un pianiste merveilleux ! Je te l'avais dit, merveilleux ! répétait Charles.

Les deux garçons se complétaient admirablement. Leurs idées musicales, poétiques, collaient ensemble. La musique soutenait les paroles ; le texte semblait né de la musique.

- A présent, laisse-nous travailler, me dit Charles.

Ils travaillèrent ferme, des mois, un an, sans rien gagner, et... sans payer le loyer, ce qui me valut quelques visites aigres de la propriétaire - une femme brune, sèche, revêche, insignifiante, anonyme, qui par comble et ironie du sort s'appelait : Mme Laperson. Charles, malicieusement, supprimait la première syllabe, ajoutait un « e » muet, ce qui donnait : Madame « Personne » ! Que de plaisanteries cruelles naquirent de ce jeu de mots phonétique !

La pauvre femme était vraiment « personne » pour ses locataires qui ne se souciaient guère d'exactitude les 30 ou 31 du mois ! Comme leurs mobiliers ne valaient pas les frais de saisie et de vente, l'huissier, au lieu d' « exploits », usait d'ironique mépris envers sa cliente et les débiteurs.

- Si tu savais comme elle est avare, me disait Charles, elle lave elle-même les escaliers !

- Oh ! Si tous les locataires la paient aussi bien que vous deux, ça ne m'étonne pas.

Charles riait. Quant à moi - mi par compassion, mi pour assurer la tranquillité des deux garçons - je finissais par le payer, ce fameux loyer du studio où l'âne continuait à « manger les roses ». Cette fresque décuplait l'irritation de la propriétaire.

- Votre fils m'a barbouillé tout un mur !

« Barbouillé » ! Madame « Personne » manquait autant d'humour et de poésie que d'argent.

Ainsi, contre vents et marées, mauvaise humeur et turbulences d'huissier, naquit dans ce quartier d'Alésia le répertoire des duettistes, « Charles et Johnny ». J'allais souvent au studio. Assise sur la même chaise de paille, j'entendis : Sous le lit de Lily, Vous qui passez sans me voir, Sur le Yang-Tsé-Kiang, Pourquoi m'avoir donné rendez-vous sous la pluie ? L'hôtel borgne (réminiscence de la rue de la Voûte). J'aimais ces chansons au rythme allègre, nouveau, dont les textes étaient des poèmes audacieusement ingénus.

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