MONSIEUR VICTOR
Paroles | Barbara | |
Musique | Barbara | |
Interprète | Barbara | |
Année | 1981 |
Inspiré par un souvenir du "temps de l'eau et du pain noir (cf. Les rapaces), un hommage au "cœur d'or" d'un proxénète qui avait proposé à une Barbara épuisée de travailler pour lui au lieu de persister dans sa "folie de vouloir chanter", un hommage qui permet à Barbara de renouer avec la thématique de la prostitution qui parcourt son œuvre depuis ses débuts d'auteure (cf. J'ai troqué) mais qu'elle n'avait plus abordée depuis Hop là (1970).
L'ALBUM "SEULE"
(Barbara Portrait en clair obscur ; Valérie Lehoux ; 2007 ; Editions Fayard / Chorus)
Les Parisiens, qui ne l'ont pas vue depuis le triomphe de l'Olympia, commencent à se poser des questions. Nouvelle flambée de rumeurs, comme dix ans auparavant : certains la disent « malade, retirée, disparue » (1). D'autres avancent plus sobrement qu'elle se repose. D'autres encore se demandent si elle n'a pas de nouveau décidé d'arrêter le tour de chant, saisie par la peur des lendemains qui déchantent. Elle laisse dire. Elle est à Précy. Et, dans son silence réparateur, elle se remet à écrire.
Pas autant, c'est vrai, qu'à l'époque prolifique des années 60, lorsque des mots en cascade s'agitaient et cognaient à l'intérieur d'elle-même, ne lui laissant d'autre choix que de les suivre. Mais tout de même. Pour la première fois depuis près de dix ans, elle ressent vraiment l'envie et le besoin d'écrire, et pas seulement une chanson par-ci par-là.
Elle travaille. Elle rédige, déchire, recommence ; elle ressuscite les chansons du disque fantôme, les retouche avec minutie. Elle noircit des pages entières. Et, comme toujours, elle raconte, se raconte. Le passé la rattrape, elle l'évacue en paroles. Dans l'un des textes, elle fait revivre ce monsieur Victor qui l'avait prise en stop, quelque part entre Bruxelles et Paris, au temps aride de ses vingt ans, trente ans plus tôt. « J'avais en moi la folie de chanter » : le souvenir est aussi précis que s'il datait d'hier. Dans un autre texte, déjà chanté mais pas encore enregistré, elle décrit ce jardin des Batignolles à deux pas duquel elle est née. « Il automne à pas feutrés », a écrit la grande dame, subitement irrespectueuse de la syntaxe, mais tellement douée pour faire surgir les images. Plus loin elle dit encore la douceur de Précy, de ses oiseaux de nuit et de son clocher qui sonne imperturbablement les heures. Ailleurs elle dit sa solitude et ses abîmes. Elle résiste comme elle peut. De chanson en chanson, elle s'amuse de ses folies et s'émerveille de ses amours sans cesse renaissantes. Elle confie ses colères, sa honte et son impuissance devant ce monde qui saigne. Et puis, dans un morceau qu'elle avait créé cinq ans plus tôt à Bobino, elle parle de l'enfant, celui qu'elle n'a pas eu et qu'elle désirait tant. Celui dont elle a tant rêvé que son absence froide lui a fait jalouser bien des femmes enceintes, et qu'elle regarde désormais, enfin apaisée, donner la main à d'autres mères. De tous les textes censés nourrir l'album, celui-ci est le plus délicat. Et le plus bouleversant.
Elle travaille, elle reprend son souffle. De temps en temps, quelques amis lui rendent visite, pour le plaisir ou pour la musique. Brialy, le fidèle, passe la voir. Romanelli, le double musical, vient jouer les nouvelles mélodies. Michel Colombier, le chef d'orchestre de L'Aigle noir, rentre des Etats-Unis, où il vit à présent, pour travailler sur les arrangements. Pendant plusieurs semaines, il s'installe même à Précy, le temps de s'immerger dans le grand bouillonnement de la création. Car le disque vient d'entrer dans une phase décisive. Mais, à l'extérieur de la maison de pierre, rien ne filtre. Et les rumeurs continuent de flamber.
Début 1981, la France entière s'agite à la perspective d'élections historiques, et les rumeurs peuvent cesser : Barbara sort enfin un album tout neuf, sobrement appelé Seule. Comme un constat et une profession de foi. Sur la pochette, couleur mélancolie, on la voit accoudée au balcon de Précy, lunettes noires et mine impassible. Au dos, la porte bleue de la maison, résolument fermée. Au centre, la campagne désertée, brume sur un canal. On ne peut pas vraiment dire que l'ensemble respire la joie de vivre, même si l'on ne peut pas non plus affirmer le contraire. Plutôt la demi-teinte, les tiraillements constants entre l'envie de vivre et les ombres qui reviennent. Barbara a cinquante ans. Son disque lui ressemble.
Et la presse applaudit. France-Soir : « Barbara ressuscite sur un cheval d'écume. » (2) Le Matin : « La longue dame brune sort un album superbe. » (3) L'Humanité : « Barbara refait surface avec un disque qui prend l'allure d'un événement. » (4)
Curieusement, bien peu soulignent les brisures de la voix ; elles sont pourtant flagrantes, frappantes dès la première écoute. Parmi les rares qui les évoquent, le journaliste Claude Fléouter : « Revoici Barbara avec sa voix arrachée au fond de soi. » Et sa consœur Jacqueline Cartier dans France-Soir : « Sa voix, par moments, se brise d'émotion, ne tient plus qu'à un fil et cependant, avec ce fil fragile, elle vous ligote : vous ne pouvez plus bouger. » C'est vrai : Barbara chante cassé, mais avec une intensité telle que chacun de ses mots vous pénètre. Elle chante sur le fil, sur le souffle, et c'est saisissant d'émotion. Reste que la voix a changé, la limpidité s'est brouillée, et ce timbre rauque qu'on avait entendu sur la tournée précédente n'était peut-être pas le seul fait de la fatigue.
Elle le sait. Elle n'en parle pas.
(1) France-Soir, 4 février 1981.
(2) 4 février 1981.
(3) 4 février 1981.
(4) 7 mars 1981.