CHARLEROI
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 2017 |
Première, avant Bon pour la casse, des deux chansons de Croisières méditerranéennes enregistrées avec les musiciens de Feu ! Chatterton : une évocation de Charleroi (mais ce pourrait être aussi Saint-Etienne ou une ville de la Fensch Vallée), devenue une "shrinking city" ("Je vois ma ville portes clouées / Maisons à vendre, abandonnées") avec la débâcle de ses industries traditionnelles (sidérurgie, charbon, verre) et où ne restent que les plus pauvres, notamment les immigrés venus de "la Calabre / De Palerme et de Napoli" au temps de la prospérité.
DETROIT : VILLE A VENDRE
(L'Histoire n°394 ; Pap Ndiaye ; décembre 2013)
La faillite de « Motor City » n'a pas vraiment surpris les observateurs. En réalité, Detroit est en crise depuis les années 1960.
Le 18 juillet 2013, Detroit (Michigan) est devenue la plus grande ville américaine à se déclarer officiellement en faillite. Étranglée par une dette d'au moins 18 milliards de dollars, la municipalité est désormais placée sous tutelle judiciaire. Personne ne sait au juste ce que la justice imposera en conclusion des négociations en cours avec les créanciers : une réduction drastique des pensions de retraite des anciens employés municipaux ? La vente des tableaux du musée de la ville ? Une diminution supplémentaire des services municipaux, alors que 40 % de l'éclairage public ne fonctionne déjà plus et que la police et les pompiers sont dans un état famélique ?
La faillite n'a surpris ni les habitants de Detroit ni les historiens qui l'ont étudiée. L'histoire de Detroit est celle, spectaculaire, de l'essor et du déclin inexorable d'une grande ville américaine, qui attirait jadis l'attention du monde par ses prouesses industrielles, aujourd'hui par les ruines fantomatiques de ses usines, de sa gare et de son opéra.
Trois séquences rythment l'histoire de Detroit. La première est celle d'une bourgade, Fort Pontchartrain du Detroit, fondée au début du XVIIIe siècle par un explorateur français, Antoine Laumet, dit « de Lamothe-Cadillac ». Ville franco-indienne comme Chicago, Detroit entra dans le giron des États-Unis en 1796, puis développa ses activités marchandes et industrielles au XIXe siècle, en profitant de sa situation de ville-frontière à proximité des Grands Lacs. Comme bien d'autres villes de la région (Chicago en premier lieu, mais aussi Toledo, Cleveland, Buffalo, Toronto), Detroit prospérait d'activités multiples qui attiraient les migrants. La ville comptait 21 000 habitants en 1850, puis 116 000 en 1880 et 286 000 en 1900.
La deuxième séquence, qui allait faire de Detroit une très grande et très célèbre ville surnommée « Motor city », est intimement liée à l'automobile. Elle s'ouvre au tout début du XXe siècle, avec la fondation de Ford Motor Company en 1903 et le début de la production du modèle « T » en 1908, première automobile entièrement conçue en fonction de méthodes de production nouvelles : les pièces standardisées produites en grande série permettaient d'abaisser coûts de production et de vente.
La chaîne d'assemblage, à partir de 1913, accéléra les opérations et autorisa des volumes de production inédits (un modèle T toutes les 30 secondes en 1920). A la suite de Ford, qui ouvrait usine sur usine, dont la fameuse River Rouge qui fascina les Soviétiques, les autres constructeurs établis à Detroit (les différentes marques de General Motors, ainsi que Dodge et Chrysler) firent de la ville la capitale de l'automobile mondiale. Un million d'habitants en 1920, 1,6 million en 1930 et un pic aux alentours de 2 millions au début des années 1950, hissant Detroit au quatrième rang des villes des États-Unis.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Roosevelt appelait Detroit l'« arsenal des démocraties », tant ses usines géantes étaient essentielles à l'effort de guerre. A lui seul, Ford produisit plus de matériel militaire que l'Italie de Mussolini. Dans les années 1950, les automobiles éléphantesques, avec leurs chromes et leurs gadgets, symbolisaient la toute-puissance de Detroit. Une carrosserie rutilante qui commençait à rouiller...
Bien avant la crise de l'automobile, dans les années 1970, la ville de Detroit entama son déclin. Comme l'a montré l'historien américain Thomas Sugrue (1), l'installation d'une population noire importante à Detroit, à partir des années 1940, suscita une réaction violente des ouvriers blancs, bien payés et propriétaires de leur maison, redoutant un effondrement de l'immobilier. La lutte contre l'installation de familles noires, puis le départ vers la banlieue des familles blanches (le white flight) caractérisent les années 1950 dans les grandes villes industrielles du pays.
Le white flight, joint à l'arrivée continue de Noirs fuyant le Sud ségrégué pour trouver des emplois dans l'automobile, réduisit les ressources fiscales de la municipalité et augmenta ses dépenses. La grave émeute de 1967 (2) mit en lumière les relations exécrables entre la police et le monde noir, mais aussi l'incapacité de la ville à panser ses plaies : les quartiers dévastés ne s'en sont jamais remis.
A la crise urbaine s'ajouta, à partir des années 1970, la crise du secteur automobile, qui entraîna des fermetures d'usines et des délocalisations vers le sud, où les syndicats étaient moins implantés. Contrairement à Chicago ou New York, qui étaient aussi confrontées à de graves difficultés financières, Detroit ne pouvait pas compter sur une économie diversifiée qui lui aurait permis de compenser les pertes d'emplois industriels par des créations d'emplois de services.
La population solvable a quitté Detroit en masse (700 000 habitants aujourd'hui, dont 82 % de Noirs), laissant des dizaines de milliers de logements inoccupés car invendables, dans des quartiers appauvris, où l'économie parallèle de la drogue s'est développée, au milieu des ruines, des herbes folles et des chiens errants. La municipalité doit en outre payer les pensions de retraite et les frais médicaux des anciens employés de la ville, et rembourser les emprunts contractés pour maintenir les services publics - sans compter qu'une partie de l'argent a disparu, par gabegie et corruption.
Detroit semble enfoncée dans une spirale de crise sans fin. Pourtant, certains signes de revitalisation sont apparus ces dernières années, avec un regain de l'industrie automobile, des projets high-tech, et les liens commerciaux avec le Canada. Cela permettra peut-être à Detroit de survivre, sur un format de ville moyenne, encore striée de rocades et d'autoroutes à huit voies, témoignage d'une époque révolue.
(1) T. Sugrue, The Origin of the Urban Crisis, Princeton University Press, 1996.
(2) Pendant le « long été chaud » de 1967, la jeunesse des ghettos noirs de dizaines de villes, dont Newark et Detroit, se révolta, le plus souvent à la suite d'altercations avec la police. Plus de 200 personnes furent tuées, dont 43 à Detroit.