SOURIRE EN COIN
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Alain Antonelli | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 2010 |
Premier volet du "tétraptyque des amours" qui tempère quelque peu les ardeurs belliqueuses de l'album Causes perdues et musiques tropicales : "Un air de fête" dans un port, une nuit passée à danser serrés l'un contre l'autre, et, pour la deuxième fois, après Ma belle, dans une chanson de Lavilliers, la femme ("frêle silhouette" et "sourire en coin") qui part au matin en mer (pour de lointaines aventures ?), laissant l'homme seul et désemparé à terre.
ISABELLE EBERHARDT OU L'APPEL DU DÉSERT SAHARIEN
(L'Histoire n°293 ; Martine Ravache ; décembre 2004)
Femme de lettres et aventurière, Isabelle Eberhardt avait choisi l'évasion dans la vie nomade. Une nouvelle biographie est consacrée à ce destin exceptionnel et fascinant interrompu brutalement il y a tout juste un siècle*.
Devenue un mythe littéraire, Isabelle Eberhardt a été redécouverte il y a une trentaine d'années seulement. Lorsque les luttes féministes des années 1970 ont permis d'ouvrir un immense champ de recherches sur les figures de femmes que l'histoire avait négligées. Aventurière et femme de lettres au destin exceptionnel, elle est l'une des premières à avoir bénéficié de ce nouvel intérêt historique.
Isabelle Eberhardt est morte il y a cent ans, en octobre 1904, à l'âge de vingt-sept ans, noyée au cours d'une inondation à Aïn Sefra, dans le Sud algérien. On découvre son corps inanimé sous les décombres et, maculés de boue, mais intacts, une liasse de ses carnets intimes et de ses manuscrits. S'ensuit une série de péripéties au cours desquelles ses écrits sont publiés de façon peu scrupuleuse, édulcorés et tronqués.
Aujourd'hui, le travail de Marie-Odile Delacour et de Jean-René Huleu a permis l'édition de ses œuvres complètes (1). Quelques nouvelles à la manière de Pierre Loti qui, malgré un style un peu convenu, révèlent une réalité qui l'est beaucoup moins. Isabelle Eberhardt décrit la population algérienne, soumise à la pauvreté et à la domination des militaires français. Symbole d'une rencontre inégale entre l'Orient et l'Occident, les femmes arabes tiennent souvent, dans ses écrits, le rôle principal, emportées dans des histoires d'amour vénales ou tragiques avec des Européens.
Mais la force de son écriture, Isabelle Eberhardt la trouvera surtout dans ses « journaliers » et dans ses carnets de voyages. L'âpreté d'un destin nomade la pousse aux confins d'un style fiévreux et mystique dont le thème récurrent est l'évasion, la liberté. Isabelle Eberhardt offre une sorte de symétrie avec l'autre grande figure de l'errance qu'est Arthur Rimbaud, dont une génération à peine la sépare. Jeunes et rebelles, tous deux vont se perdre très loin, au risque de leur vie, avec l'écriture comme seul soutien contre l'attrait de la mort. Mais si l'un est parti pour oublier la littérature, l'autre l'a rencontrée au cours de ses pérégrinations : « La littérature est mon étoile polaire dans les ténèbres de la vie », écrit-elle en 1898.
Isabelle Eberhardt est née en 1877 à Genève dans un milieu de Russes anarchistes exilés. De père inconnu, elle porte le nom de jeune fille de sa mère. Celle-ci a quitté son vieux mari, un général russe, pour venir vivre, librement, sur les bords du lac Léman, avec Alexandre Trophimowski, ami de l'anarchiste Bakounine. Ce beau-père libertaire donne à Isabelle une éducation où s'éprouvent l'endurance physique et l'effort intellectuel. Le français se parle au quotidien dans la maison et Isabelle pratique six autres langues, dont l'arabe classique. Elle prend l'habitude de s'habiller en garçon et rêve d'aventures.
« Aller au seuil du grand océan du mystère »
C'est son demi-frère Augustin qui concrétise le premier les aspirations romanesques de la famille en partant pour l'Algérie, où il s'engage dans la Légion. En 1897, Isabelle et sa mère débarquent à leur tour sur « la côte barbaresque » et s'installent à Annaba (Bône). Elle a vingt ans. Séduites par l'Orient et fuyant tout contact avec la société coloniale, les deux femmes vont jusqu'à se convertir à l'islam.
Dès lors, Isabelle adopte « l'habit bédouin, commode et imposant, qui [lui] permet d'éviter la société fastidieuse des femmes arabes et de [se] mêler aux hommes ». Le goût du travestissement ne la quittera jamais. Isabelle pose souvent devant l'objectif du photographe arborant des tenues recherchées. La première photo d'elle à dix-huit ans la présente en marin ; par la suite elle inventera toutes sortes de variations à partir du costume de spahi, de la gandoura et du burnous.
Isabelle découvre les courses à cheval dans le Sahara. Déjà, son âme s'envole, dit-elle, au cours de ses premières folles chevauchées. Six mois après leur arrivée, la mère d'Isabelle décède brutalement. Obligée de rentrer en Europe pour régler un héritage qu'elle n'arrivera jamais à toucher, désormais seule et désargentée, Isabelle commence une longue vie d'errance.
En 1900, elle est à Paris dans l'espoir de devenir journaliste. Puis une rencontre lui donne un formidable « prétexte » pour repartir en Afrique du Nord : la marquise de Morès la charge d'une enquête sur le mystérieux assassinat de son mari, un proche de l'antisémite Édouard Drumont, dans le Sud tunisien. Ce qui lui assurera de substantiels revenus. Isabelle ne contient plus sa joie : « Aller là-bas [...] au seuil du grand océan de mystère qu'est le Sahara et m'y fixer, y fonder ce foyer qui me manque... une petite maison en toub à l'ombre des palmiers. Vivre d'une existence double. Celle souvent aventureuse du désert et celle calme et douce de la pensée. »
L'amazone s'arrête à El-Oued, « la ville de sable aux mille coupoles », à la frontière entre l'Algérie et la Tunisie. Mais elle en oublie sa mission et la marquise lui coupe les vivres. A El-Oued, Isabelle reprend ses courses à cheval dans le désert : « Nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés, car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration. »
Elle rencontre un sous-officier spahi, musulman de nationalité française, Slimane Ehni, qui saura être d'emblée « l'amant et le camarade » idéal. Puis elle se fait initier à la confrérie soufie des Quadrya. Habillée en homme, vivant librement avec un Arabe, suspectée d'espionnage ou d'anticolonialisme, Isabelle Eberhardt ne renie rien d'elle-même car « toute cette boue [lui] est indifférente ».
Pourtant sa liberté en exaspère plus d'un : un fanatique d'une confrérie adverse tente de l'assassiner à coups de sabre. Il la blesse et les autorités françaises, qui n'attendaient que l'occasion de se débarrasser de ce trublion étranger, expulsent Isabelle du territoire algérien. Elle se retrouve en exil à Marseille, où elle survit grâce à un petit travail de trimardeur sur les quais du Vieux-Port.
« Personne ne comprend l'Afrique comme elle »
Convoquée au procès de son agresseur, elle revient à Constantine et plaide pour l'indulgence envers celui qui a essayé de la tuer. Son mariage avec Slimane Ehni, en 1901, en lui donnant la nationalité française, la sauve définitivement de toute menace d'expulsion. Le couple s'installe d'abord à Alger, où Isabelle fait la connaissance de Victor Barrucand, le rédacteur en chef d'Akhbar, qui lui propose de collaborer au journal.
Correspondante de guerre dans le Sud algérien en 1903, elle témoigne de la situation troublée à la frontière marocaine et des mouvements séditieux contre l'armée française. A la garnison d'Aïn Sefra, elle noue une amitié immédiate avec le futur général Lyautey. « Personne ne comprend l'Afrique comme elle », écrira-t-il. Isabelle disparaît sans avoir le temps de remplir la mission de reconnaissance auprès des tribus non pacifiées que Lyautey lui réservait.
« Trouver quelqu'un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout que l'oiseau dans l'espace, quel régal ! Je l'aimais pour ce qu'elle était et ce qu'elle n'était pas. J'aimais ce prodigieux tempérament d'artiste et aussi tout ce qui, en elle, faisait tressauter les notaires, les caporaux et les mandarins de tout poil. » C'est avec ces mots que Lyautey rendit un dernier hommage à cette invraisemblable héroïne.
(1) Écrits sur le sable, Paris, Grasset, 1988 et 1989 ; Lettres et journaliers, présentation et commentaires par Eglal Errera. Arles, Actes Sud, 1987.