SILENCES
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Mino Cinelu | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 2004 |
Quatre couplets et deux refrains, tous des quatrains, pour constater et dénoncer "l'indifférence" de l'Occident à l'égard des tragédies qui frappent le tiers monde ("Plus le soleil est dur, plus l'ombre est noire"), si proche pourtant ("Dans la rue juste à côté") mais qui a le malheur d'être "De l'autre côté de la rue des nombres impairs".
GÉNOCIDE AU RWANDA
(L'Histoire n°267 ; Joël Kotek ; juillet-août 2002)
Préméditation, désignation d’un groupe cible et extermination méthodique à la machette et au fusil : le massacre, au Rwanda, au printemps 1994, de 1 million de Tutsi est bien un génocide. Perpétré dans l’indifférence de la communauté internationale. Récit.
Le 6 avril 1994, vers 20 h 30, l’avion qui transporte les présidents rwandais et burundais est abattu par deux missiles sol-air, alors qu’il entamait sa manœuvre d’atterrissage au-dessus de l’aéroport de Kigali, capitale du Rwanda.
La nouvelle se répand comme une traînée de poudre aux quatre coins du pays. Comme si elle n’attendait que ce signal, la machine à tuer se déchaîne aussitôt. La garde présidentielle et les Interahamwe, milice hutu aux ordres du pouvoir, bouclent Kigali avant d’installer des postes de contrôle à tous les carrefours stratégiques. Les premiers coups se portent aussi bien sur les Tutsi, que sur les « Hutu modérés », appartenant à l’opposition politique.
Le génocide a commencé. Car il s’agit bien d’un génocide, c’est-à-dire, selon la définition de l’article 2 de la Convention sur le génocide de 1948, d’un acte criminel prémédité commis dans le but de détruire méthodiquement un « groupe national, ethnique, racial ou religieux » .
Au matin du 7 avril, les tueries éclatent non seulement à Kigali mais encore à Gikongoro, Kibungo, Byumba, Nyundo, du nord au sud du pays, de l’est à l’ouest, confirmant la thèse de la planification. Partout elles s’opèrent selon les mêmes procédures. Dans un premier temps, des responsables administratifs ordonnent à la population d’ériger des barrières, pour intercepter les Tutsi qui tenteraient de fuir, et d’organiser des patrouilles, pour débusquer ceux qui seraient passés entre les mailles du filet.
Dans un deuxième temps, une même tactique est mise en œuvre partout dans le pays, qui consiste à laisser les Tutsi se rendre vers les églises, dispensaires ou écoles, lieux d’accueil présumés qui constituent en réalité des souricières et se muent rapidement en abattoirs. Les militaires y répandent en effet des gaz lacrymogènes, jettent des grenades à fragmentation puis investissent les lieux et les vident de leurs réfugiés terrorisés et résignés. Des complices attendent aux sorties avec leurs machettes, leurs lances et leurs gourdins cloutés.
Des dizaines de milliers de personnes sont ainsi assassinées, souvent sous le nez des autorités locales, des casques bleus et des soldats français. Si l’on en croit le recensement du 18 décembre 2001, ces massacres ont fait près de 1 million de victimes en trois mois.
Deux outils, l’un moderne, l’autre archaïque, symbolisent ce génocide d’un genre très particulier : la radio et la machette. Le premier est mis à profit pour donner et recevoir les ordres d’un coin à l’autre du pays, le second pour les exécuter. Si les armes utilisées pour tuer semblent bien primitives - du bâton équipé de clous à la houe, en passant par l’emblématique machette -, si les méthodes d’extermination semblent également d’un autre âge - la plupart du temps la mort est donnée sur place et non dans des lieux spécialisés -, le crime ne tient en rien de l’improvisation. Méthodes d’extermination « primitives », certes, mais crime moderne car organisé, méthodique. On ne tue pas 10 000 personnes par jour sans une préparation ni une programmation très minutieuses.
Outre la préméditation, l’intention d’exterminer « un peuple de trop sur terre » est essentielle pour pouvoir qualifier une tuerie de « génocide ». Car le génocide ne se reconnaît pas à l’ampleur du massacre mais à la volonté de ne laisser, à terme, aucun représentant du groupe cible en vie.
Les chiffres des massacres donnent la mesure du degré d’accomplissement de la décision génocidaire. Toutes les études démontrent l’existence d’une véritable « solution finale » décentralisée, région par région, sous l’autorité hiérarchique des préfets, sous-préfets et bourgmestres.
Aucun Tutsi ne peut échapper au massacre général, homme ou femme, vieillard ou enfant. Dans l’esprit des responsables hutu, il est hors de question de répéter l’« erreur » faite au moment des grandes tueries de 1959 (1) et de laisser survivre ou fuir les plus jeunes. Comme pour la Shoah, les enfants seront donc les premières cibles. « En 1959 et en 1972, ils tuaient les hommes, mais pas souvent les femmes ni les enfants. [...] Cette fois-ci, en 1994, c’était complètement différent. Ils tuaient même les enfants et les vieillards. Ils tuaient tous les Tutsi. » (2)
Le groupe visé par les auteurs du génocide doit être visible. Supposés reconnaissables à leur physique, les Tutsi sont identifiés grâce à leur carte d’identité, instaurée par les Belges en 1933. Cet instrument de la modernité sera leur « étoile jaune ».
Gérard Prunier, chercheur au CNRS et spécialiste de l’Afrique orientale et des Grands Lacs, a expliqué très clairement le phénomène de la constitution de listes de personnes à tuer : « Le problème des listes était une question d’urgence parce que « les génocidaires » [...] craignaient d’être interrompus dans leur tâche. Il y avait des ordres de priorité et les listes étaient très courtes. J’estime le génocide à 800 000 morts, avec une marge d’erreur très importante de l’ordre de 10 à 15 %. Il n’y avait pas 800 000 personnes sur des listes. Tout le monde n’avait pas le même ordre de priorité dans la mort. Certaines personnes devaient mourir tout de suite et à tout prix. Les personnes qui ont été tuées les 7, 8, 9, 10 et 11 avril devaient mourir parce qu’elles étaient importantes. Il y avait là un certain nombre de Tutsi mais aussi beaucoup de Hutu de l’opposition. »
La particularité du génocide rwandais est d’être un crime collectif planifié commis par les détenteurs du pouvoir d’État, que ce soit en leur nom ou avec leur consentement exprès ou tacite. De nombreux survivants des atrocités de 1994, voire certains des artisans de ces massacres, ont décrit comment les plus hautes autorités, parmi lesquelles les préfets et les bourgmestres, ont veillé à transformer leurs administrés en tueurs zélés, allant même parfois les chercher chez eux quand ils se montraient trop réticents.
Ainsi, des employés de Médecins sans frontières à Butare ont été contraints de tuer leurs collègues tutsi. Certains qui refusaient de « mettre la main à la pâte » ont été eux-mêmes assassinés. Par ailleurs, des préfets comme ceux de Gitarama et de Butare, qui avaient empêché des massacres en refusant l’entrée de leur ville aux Interahamwe, ont été démis de leurs fonctions.
Comme l’avance Colette Braeckman, la spécialiste belge de l’Afrique des Grands Lacs, l’attentat contre l’avion présidentiel, s’il fut l’élément déclencheur des tueries, ne fut en rien leur cause. Celles-ci avaient été programmées au plus haut niveau et de longue date. L’appareil qui a supervisé le génocide de 1994 était en place depuis 1992. Il impliquait une élite moderne et très organisée. L’Akazu (« petite maison »), qui en est le groupe clé, était constitué de membres de l’entourage immédiat du président rwandais Habyarimana : sa femme Agathe, ses trois beaux-frères ainsi que quelques hommes de confiance ; 200 à 300 cadres communaux et préfectoraux, la garde présidentielle et des milices Interahamwe complétaient ce premier cercle.
Le génocide fut la conséquence du choix délibéré d’un régime aux abois d’inciter à la haine et à la crainte pour se maintenir au pouvoir. Non sans pertinence, Alison Des Forges lie le processus de démocratisation entamé après 1990 aux préparatifs génocidaires : « Chez le président Habyarimana et ses proches, deux éléments ont été prépondérants : le FPR [Front patriotique rwandais tutsi] et l’opposition domestique interne. Leur souci essentiel était d’éviter l’union des deux. Un amalgame fut volontairement créé entre le FPR, les Hutu rebelles et les Tutsi qui reçurent, tous les trois, le label d’« ennemis ». »
C’est dès le début du conflit avec le FPR - en octobre 1990, ce mouvement armé, formé de descendants d’exilés tutsi de 1959, avait attaqué le Nord-Est à partir de l’Ouganda - que Habyarimana, usé par vingt années de pouvoir personnel, décida de régler une fois pour toutes les rivalités opposant Hutu et Tutsi au Rwanda. L’idée était de détourner l’opinion de ses aspirations démocratiques et des problèmes socio-économiques au profit des questions ethniques. Il ne s’agissait plus que de raviver la mémoire de la domination autrefois exercée par les Tutsi, puis l’héritage qui avait renversé ce régime en 1959 et avait contraint de nombreux Tutsi à l’exil.
Pour réaliser un génocide d’une telle ampleur, d’une telle efficacité et d’une telle cruauté dans un pays majoritairement catholique à 92 %, il a fallu que les masses hutu, appelées à agir en première ligne dans les massacres, soient préparées psychologiquement à la mission qu’on leur avait assignée. La logique génocidaire prit à la fois une forme brutale, fondée sur la propagande raciste, et une forme plus subtile, visant à désintégrer l’opposition intérieure.
C’est dans ce contexte que fut créé en mai 1990 le périodique Kangura, financé par l’Akazu et chargé de diffuser la bonne parole raciste. Au même moment fut lancée, dès avril 1993, la radio « libre » des Mille Collines, RTLM : le président Habyarimana en était l’actionnaire majoritaire. Son influence fut d’autant plus grande que des postes de radio seront distribués à travers le pays. La célébrité de la RTLM vient du rôle déterminant qu’elle a joué dans les massacres. Surnommée la « radio qui tue », elle fut la voix du génocide.
Non sans raison, Jean-Pierre Chrétien a insisté sur la place centrale de ces médias de la haine dans la préparation du génocide. La propagande qu’ils diffusaient était axée autour de quatre grandes lignes :
1) la diabolisation des Tutsi, identifiés comme biologiquement étrangers (ils sont de « race » hamite, c’est-à-dire originaire d’Éthiopie, donc non bantoue, ou pis encore, ce sont des cafards, des inyenzi) ;
2) la nécessité pour les Hutu de constituer un bloc homogène qui puisse garantir la perpétuation du « peuple majoritaire » - c’est la logique ethniste du Hutu power ;
3) la priorité accordée à l’identification ethnique les Bantous contre les envahisseurs éthiopiens ;
4) la légitimation de la violence absolue par l’autodéfense - le « eux ou nous » justifie le génocide préventif.
Le point d’orgue de cette « chronique d’un génocide annoncé » est sans nul doute l’appel de Léon Mugesera, vice-président du MRND (parti d’Habyarimana) pour la préfecture de Gisenyi, le 22 novembre 1992. Cet idéologue de la « solution finale » exhorte son auditoire au massacre des Tutsi « inyenzi » et à leur renvoi en Éthiopie « par voyage express via la rivière Nyabarongo ».
De même que chez les nazis, le projet génocidaire rwandais se dissimule derrière un vocabulaire spécifique. Pour l’extermination, on évoque l’umuganda, terme désignant les travaux agricoles collectifs, comme le défrichage, le désherbage. Exterminer les enfants revient alors à « arracher les herbes jusqu’à la racine ».
Enfin tout génocide nécessite un corps de tueurs spécialisés. Au début de l’année 1992, le MRND crée les milices Interahamwe « ceux qui combattent ensemble » alors que le CDR, son proche allié, donne naissance aux Impuzamugambdu « ceux qui ont un but commun ». On recrute les assassins parmi les jeunes sans travail ni avenir, supporters de football ou hooligans des collines. Ils sont, dans un premier temps, armés sur les réserves militaires nationales et entraînés au combat par des réservistes des FAR (Forces armées rwandaises), ainsi que par des officiers français du DAMI (Détachement d’assistance militaire, présent au Rwanda depuis octobre 1990), jusqu’à leur départ fin 1993.
Quand les assassins pressentis ne se montrent pas assez zélés, des Interahamwe et des soldats sont acheminés sur place par les réseaux du pouvoir hutu.
« Un jour, les Interahamwe ont déniché maman sous les papyrus. Elle s’est levée, poursuit Jeannette, elle leur a proposé de l’argent pour être tuée d’un seul coup de machette. [...] Ils lui ont coupé d’abord les deux bras et ensuite les deux jambes. [...] Elle est restée « gisante » trois jours avant de mourir, sous le regard de ses enfants. Deux ans plus tard, la sœur de Jeannette a reconnu un des assassins de sa mère : « C’était le fils aîné de notre pasteur. Un garçon long et bien instruit, pourtant. » (3)
Il faut ajouter que le réseau de complicités est d’une effarante densité : on estime que 200 000 à 250 000 hommes, femmes et même enfants ont abattu de leurs propres mains des Tutsi et des Hutu de l’opposition.
Lors du génocide, on a beaucoup parlé d’assassinats perpétrés avec des machettes. Mais les armes à feu ont également joué un rôle important. Elles ont été utiles pour faire peur, essentielles pour briser les résistances. Préméditation, là encore, évidente. En 1992 et 1993, des armes avaient été distribuées à des civils. En octobre 1992, le gouvernement rwandais a acheté 20 000 fusils et autant de grenades à main. Les nouvelles armes ont été données aux soldats et les plus anciennes distribuées aux agents communaux et à des civils.
En mars 1994, un mois avant le début du drame, un homme d’affaires proche des milices Interahamwe importe 50 000 machettes de chez Chillington, une entreprise anglaise implantée au Kenya. Gérard Prunier précise : « Il n’avait absolument aucun usage de ces machettes. Il pouvait simplement les distribuer à ses miliciens. [...] Vous me demandez s’il ne s’agissait pas d’un simple achat de matériel agricole. La réponse est non. Tout d’abord, l’acheteur n’était pas un agriculteur et, ensuite, la quantité était trop importante. Un marchand aurait pu effectuer un achat raisonnable de 500 ou 1 000 machettes, mais il aurait tout de même mis un certain temps à les revendre. Le nombre de 50 000 est complètement fou. »
Des chercheurs établiront qu’une partie de l’aide directe à la balance des paiements avait été utilisée pour des achats d’armes et de machettes.
Pire que le génocide en tant que tel : la conviction qu’il aurait pu ne pas avoir lieu. Selon un expert, « on ne peut imaginer de génocide plus facile à éviter » (4). Les chefs du complot étaient peu nombreux (5) : le commandant des forces onusiennes, Roméo Dallaire, a insisté sur le fait que, avec un effectif de 5 000 hommes et un mandat approprié, la Mission d’assistance des Nations unies au Rwanda (MINUAR, unité de maintien de la paix établie le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité, forte de 2 500 casques bleus dont 440 Belges) aurait pu empêcher la plupart des tueries.
En 1998, plusieurs institutions américaines voulurent vérifier la validité de cette affirmation. La Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, l’Institute for the Study of Diplomacy de l’université Georgetown à Washington DC et l’armée américaine entreprirent d’examiner dans quelle mesure une force militaire internationale aurait pu être dissuasive. La conclusion était catégorique : « Une force moderne de 5 000 hommes [...] envoyée au Rwanda à un moment quelconque entre le 7 et le 21 avril 1994 aurait modifié de façon importante l’issue du conflit. [...] Des troupes convenablement entraînées, équipées et commandées auraient pu endiguer la violence et créer les conditions menant à la cessation de la guerre civile... » (6)
Le génocide aurait pu être évité si la communauté internationale avait eu la volonté d’assumer les coûts d’une force d’intervention. Or cette volonté, plutôt molle avant le 6 avril, disparut dès le 7 avec le massacre du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana et de 10 casques bleus qui tentaient de la protéger. La résolution du 21 avril 1994 réduisit le mandat de la MINUAR, ramenant la force de l’ONU à 270 hommes, et exigea le retrait par la Belgique de son contingent. C’est en fin de compte la victoire du FPR tutsi qui mit fin au génocide et sauva les rares survivants.
Bien sûr, les Rwandais qui organisèrent le génocide et le mirent à exécution doivent aujourd’hui en assumer l’entière responsabilité. D’où la création, en novembre 1994, du Tribunal pénal international d’Arusha.
Mais l’ONU, la Belgique, les États-Unis et la France ne peuvent nier leur implication dans ces massacres. Alison Des Forges affirme : « Le personnel des Nations unies pour avoir manqué de fournir des informations adéquates aux membres du Conseil de sécurité et de s’être abstenu de les conseiller, la Belgique pour avoir retiré précipitamment ses troupes et avoir vivement préconisé le retrait total de la force des Nations unies, les États-Unis pour avoir préféré faire des économies plutôt que de sauver des vies humaines et pour avoir ralenti l’envoi d’une force de secours, et enfin la France pour avoir continué à soutenir un gouvernement engagé dans le génocide. »
L’histoire du génocide des Tutsi démontre en quoi ce crime appartient à la modernité et n’est en rien naturel ou culturel. Lors de son audition devant le Sénat français, Jean-Pierre Chrétien a cité Alfred Grosser écrivant dès 1989 : « Trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ? » La tragédie qui s’est déroulée n’est pas sortie des profondeurs d’un atavisme, pas plus qu’elle n’a surgi dans un ciel serein.
(1) Tueries qui ont suivi la prise de pouvoir de Kigeli V et du Parti pour l’émancipation des Hutu. Les Tutsi représentaient auparavant la classe politique dominante.
(2) Audition d’Alison Des Forges au Sénat de Belgique, 6 décembre 1997.
(3) Cf. Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Le Seuil, 2000.
(4) Cf. Howard Adelman, « Genocidists and Saviour in Rwanda », Other Voices, février 2000, université de Pennsylvanie.
(5) Cf. le rapport de l’OUA, Rwanda, le génocide évitable, 1998.
(6) Cf. Scott R. Feil, Preventing Genocide, Carnegie Commission on Preventing Deadly Conflict, Washington DC, 1998, p. 39.