LE VENIN

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1997

Parfois précédés par un court prologue parlé, cinq quatrains de quatorze syllabes pour une "chanson bizarre et maléfique" portée par une "mélodie mélancolique qui vient de La Havane" (un reggae mais avec une longue partie de violon) : dans un ghetto où "des enfants jouent à lancer leurs couteaux", Lavilliers recueille les confidences d'un "vieux conteur d'histoires, buveur de rhum hors pair / Connu à Kingston un beau soir en lui payant un verre" et qui lui parle d'un "marin fou", d'une "gypsy", "de vengeance / Du danger des vraies amoureuses, de poison et d'errance." De nouvelles variations sur L'amour et la mort donc, dans une quintessence de l'univers rêvé de Lavilliers.

LAVILLIERS EST-IL MYTHOMANE ?
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)

Nanar est un rêveur debout. Sa vie nourrit ses chansons qui, en retour, alimentent sa vie. Ses vies ? Il y a une osmose en lui dont peu d'artistes peuvent se prévaloir. Si... Cendrars, même si celui-ci n'a pas pris tous les trains, s'il est parfois resté à quai. Si... Pratt, l'homme lettré aux trois mille livres, le dessinateur-voyageur avec qui Lavilliers partage au moins deux vies particulières : une vie d'aventures, une autre de lectures. Bernard est un rêveur romanesque qui, à son tour, nous fait rêver. Un illuminé ? « Les illuminés partent de la réalité pour la transformer. Ils sont le sel de la terre : sans eux, on s'emmerde. Il faut avoir confiance dans le monde futur pour l'être ! Les gens qui n'ont pas de passé ont du mal à concevoir l'avenir » (1) le dit fort judicieusement Lavilliers.

Et toujours cette question : qui ou quoi, de son art ou de son personnage, a inventé l'autre, lui a donné naissance et légitimité ? « Je pense que c'est le fait que je chante qui m'a fait voyager à ce point » (2). Tout petit, Bernard chantait souvent La Chanson du voyageur, comme une obsession, un leitmotiv. Et chaque fois que sa mère lui demandait ce qu'il voudrait faire plus tard, quand il serait grand, il répondait invariablement : aventurier.

Personnage romanesque et figure de proue de la culture populaire, l'aventurier n'est-il pas celui qui déjoue l'implacable logique de classes le destinant pour toujours à l'usine ? Celui qui, tel Corto Maltese, du rasoir de son père se redessine dans la main une nouvelle ligne de chance à sa juste démesure « parce que celle que tu avais ne te plaisait pas ? » (3) « Partir est une jubilation instantanée. Partir comme si la terre m'avait englouti. Partir et se retrouver en pleine guerre au Salvador, où la Main blanche découpe des mômes à la machette et où les "instructeurs" américains arrosent les villages au napalm pour convaincre des bienfaits de l'american way. Partir draguer cette courtisane qu'on appelle l'aventure et dont on se dit depuis des siècles qu'elle n'existe plus. L'aventure [...] est là quand les mecs me soupèsent pour savoir ce que je vaux, ce que je veux, pourquoi je viens. Elle me chuchote à l'oreille : "T'as ce que tu voulais ?", et elle se barre pour aller faire la foire » (4).

Voilà donc, brossée à gros traits, la légende de Bernard Lavilliers, celle qui fait office de biographie, celle que les gazettes reprennent sans sourciller, avec parfois, déontologie oblige, la mention d'une possible dérive mythomane. Car Lavilliers est un bon client pour la presse. Ecrire « un papier » sur lui est objectivement un bonheur. Et quand bien même le doute subsiste, quand bien même on pourrait prendre Nanar en flagrant délit d'inexactitude, on ne le corrige pas, la légende étant toujours plus belle à imprimer que la réalité. L'auteur de ces lignes l'a fait jadis lui-même, en conscience...

Ainsi le mythe s'est-il peu à peu substitué à la réalité. Ainsi est-il devenu « la » réalité ! On raconte que, questionné un jour sur une chaîne de télévision, entre autres sur la maison de redressement de son adolescence, Nanar vilipende un individu censé l'avoir malmené à l'époque et dans ce lieu. C'est alors branle-bas de combat et très forte émotion dans l'institution de la protection judiciaire de la jeunesse de la Loire, particulièrement chez les éducateurs, actifs et retraités - les matons, si l'on préfère. Ancien pensionnaire ou éducateur d'alors, on ne sait qui Lavilliers visait, mais la peur s'est insinuée... sans que nul ne songe seulement à vérifier la véracité de ses dires, tous tenant pour vrai son passage à Saint-Jodard ! Que cette anecdote soit vraie ou fausse importe alors peu : elle éclaire notre perception du personnage. Car, et c'est bien cela qui est fascinant, on a beau en douter un peu, être persuadé que l'intéressé en fait trop, on prend cependant le mythe Lavilliers pour argent comptant. Nous l'avons constaté en permanence par cette enquête sur les lieux même de la jeunesse de Bernard Oulion : nombre de Stéphanois peuvent jurer en toute bonne foi connaître quelqu'un qui connaît quelqu'un qui a croupi « en redresse » avec Lavilliers, ou qui a travaillé avec lui dans la sidérurgie, à Firminy ou à Rive-de-Gier... voire en Lorraine ! Plus qu'un personnage, Lavilliers est une représentation une icône vivante qui personnifie mieux que quiconque un lieu, l'émotion d'un moment, le souvenir d'un travail. Il est sinon une partie de nous-mêmes, au moins notre reflet. A la fois palpable et irréel, le lien entre notre monde triste à vivre et à mourir et un ailleurs si joliment rêvé... Bernard Lavilliers n'est pas, n'est plus depuis longtemps Bernard Oulion : c'est un personnage en soi, un avatar incarné. Notre avatar.

Qu'importe finalement qu'il se soit rendu ou non au Brésil dès l'âge de dix-neuf ans, puisqu'il a su nous y transporter comme Cendrars dans son Transsibérien. Qu'importe qu'il ait fait ou non de la prison, puisque bien rares sont ceux qui ont chanté l'incarcération avec autant de force et d'émotion : La Grande Marée, QHS, Betty... Qu'importe qu'il ait fréquenté ou non Hugo Pratt, autre gentilhomme de fortune, qu'il ait baptisé un voilier du nom de son fabuleux héros  de papier, puisqu'il en est devenu de fait le meilleur adaptateur...

Lavilliers est l'Autre, qui se pare à l'envi du tragique et du merveilleux, de tous les ressorts du théâtre de la vie. Cet Autre, qui l'a définitivement emporté sur Bernard Oulion, est un personnage truculent, haut en couleurs, un Indiana Jones bien avant la lettre. Il s'inscrit de plain-pied dans une illustre filiation qui mêle rêves et voyages, aventure et littérature, celle hantée par Cendrars, désormais chantée par Lavilliers. « J'ai toujours été fasciné par Cendrars, parce que c'est un grand menteur. Enfin, on ne sait pas vraiment : moi je pense que tout est faux... Le faux grand voyageur, ça, c'est pas mal. Il a généré des gens comme Lavilliers, par exemple. J'aime bien la mythomanie dans les récits de voyageurs. C'est ce qu'il y a de plus intéressant », confie le musicien catalan Pascal Comelade (5).

Du reste, Bernard nous instruit lui-même sur sa démarche : « Je vends une image mais ce n'est pas moi. » (6) « Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée. Je la regarde, je l'écoute, je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs ou vient d'un bond sur la scène », semble répondre Arthur Rimbaud (7).

Et Léo Ferré de presque conclure : « Contre la réalité, un artiste a tous les droits. Le seul mensonge est celui de la vie. Le rêve, l'imagination ont tous les droits [...] Un mythe, ça se fabrique. C'est ça, la magie de l'artiste. La réalité ne fait pas rêver et emmerde tout le monde. Si Lavilliers est mythomane, tant mieux ! C'est ce qui fait voyager son imagination. Sinon il bosserait en usine ou, pire, il serait employé de banque. » (8)

(1) L'Humanité, 9 février 1995, propos recueillis par Zoé Lin.

(2) Le Soir, 7 février 1998.

(3) Corto Maltese in Sous le signe du capricorne d'Hugo Pratt, Casterman, 1979, page 38.

(4) Extrait d'un texte de Lavilliers paru dans Le Monde du 2 avril 1981.

(5) Routard.com/mag, propos recueillis par Michel Doussot.

(6) La Tribune-Le Progrès, 21 mai 1983, propos recueillis par Loïc Le Sauder.

(7) Lettre d'Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.

(8) Bernard Lavilliers - Itinéraires d'un aventurier, Editions du Rocher, 1998, propos recueillis par Dominique Lacout.

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