CRI D'ALARME
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Sebastian Santa Maria | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1988 |
If... se termine par la chanson la plus sobre de l'album : trois couplets parlés et deux refrains chantés pour un autoportrait en artiste qui lance "des mots d'amour" par-delà la violence de ses textes et de sa musique. Un autoportrait dans la lignée de 15è round, où l'image du gros bras qui fréquente des "endroits de malfrats" et "des frères / Qui ont fait des années de ratière" se déchire et laisse deviner un homme fragile, sensible et, pour la quatrième fois de l'album, après Santiago, R & B et Citizen Kane, en proie aux affres de la solitude.
LAVILLIERS ET SA MYTHOLOGIE DE MAUVAIS GARÇON
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
Retour au mythe et à la bagarre. retour en ville aussi, dans une cité d'urgence qui succède aux immeubles insalubres mais dont la richesse des classes sociales mélangées s'amenuise au fur et à mesure de l'accession à la propriété, une cité HLM d'un quartier extérieur de Saint-Etienne. A Montreynaud sans doute, endroit dit-on malfamé où s'agglomère la lie. Récurrente lutte pour la survie : « Dans ma banlieue nord, c'était déjà les bande des années 1957-1958. Et je suis devenu blouson noir. On a fait un peu les malfrats et, à quatorze ans, je me suis retrouvé dans une ratière pour mômes, ce qu'on appelait une maison de redressement. » (1) Voici donc l'explication d'une des pièces d'importance du puzzle Lavilliers. Mais il en existe une autre, aussi énorme que truculente : l'histoire de Tony le Stéphanois, son oncle maternel, qui chaque fois épate le petit Bernard en l'instruisant de combines - Tony fait dans la délicatesse et les qualifie de « bonnes choses » - nécessaires à la survie dans la jungle de ce monde. Tonton, « ni femme ni enfant, deux fois plus baraqué que je ne le suis devenu » (2), vit à Saint-Etienne. Mais, fibre familiale oblige, il est censé aussi voyager. En Amérique latine surtout, et à Rio de Janeiro en particulier où il habite également. Quand il réside en France, il aime à balader son neveu dans sa rutilante traction avant. Un jour, il l'emmène à Paris, dans le but avoué de le « dégourdir », de lui apprendre la vie. « C'est lui qui m'a appris cette fameuse phrase : "Dans la vie, mon garçon, t'as le choix : soit tu travailles, soit tu gagnes de l'argent." » (3) Combien de temps restent-ils ensemble ? Au bas mot six mois ! La vie nocturne, le fric, les filles, l'alcool bien sûr... le préadolescent qu'est Bernard, qui n'a pas attendu cette escapade pour se déniaiser, y découvre les charmes de la capitale. Tonton est un tendre voyou, moins turbulent que Pierrot le fou, qu'il a évidemment côtoyé. Sans penser à mal, Bernard lui file un petit coupe de main lors d'un braquage... et se fait prendre par la maréchaussée. Il se retrouve ainsi enfermé, pour une durée variable selon ses souvenirs - entre un an et trois ans (4) - dans une maison de correction nichée dans les monts du Lyonnais, entre Saint-Etienne et Roanne, près de Saint-Marcel-de-Félines, joli nom pour accueillir des fauves en cage... Considérant qu'un père communiste ne saurait élever correctement ses enfants, un juge d'un autre âge vient d'expédier Bernard au bagne. Comme Antoine Doinel (interprété par Jean-Pierre Léaud), le jeune héros du film Les Quatre Cents Coups de François Truffaut, sorti sur les écrans en 1959, à qui des petits larcins vaudront d'être enfermé dans un centre pour mineurs délinquants.
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Il avait dit j'en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents
(La Chasse à l'enfant - Jacques Prévert, 1946) (5)
Voici Saint-Jodard, une « ratière pour mômes » selon l'expression de Bernard, un endroit terrible où notre héros est censé s'initier à la pédagogie du clou : « Là-dedans, pas de cours : on plantait des clous, on les enlevait, on les replantait » (6). De telles conditions de détention en rendraient fou plus d'un. C'est l'enfer.
« La plupart des jeunes qui comparaissaient devant les juridictions pour enfants et de ceux qui ont fait l'objet d'un placement en internat sont des enfants qui ont avant tout manqué de soins, d'affection et spécialement d'un apprentissage correct de la vie en société », nous instruit Bernard Rotte dans son mémoire sur La Délinquance juvénile dans la région Rhône-Alpes en 1964 (7). Un long chapitre y est consacré à l'Institution publique d'éducation surveillée (IPES) de Saint-Jodard où la formation professionnelle et l'enseignement général tiennent une place fondamentale, où les résidents ne sont point des taulards mais des « élèves ». On est loin de la « pédagogie du clou » narrée par Nanar, même si une discipline stricte s'impose à ces jeunes « dévoyés » qu'il faut remettre dans le droit chemin. Ce foyer accueille cent soixante garçons, de treize à dix-huit ans, par groupes de vingt. L'enseignement y est dispensé selon un fonctionnement normal et les ateliers (une IPES étant considérée comme une école professionnelle) y sont nombreux : ajustage, tournage, fraisage-chaudronnerie, serrurerie, plâtrerie-peinture, plomberie-sanitaire, etc. L'objectif étant d'amener l'ensemble des élèves à l'obtention du CAP, véritable visa pour la liberté, avant la « vingt et une » : anniversaire fatidique qui, en cas d'échec à l'examen, pouvait vous voir poursuivre le séjour en d'autres et sécurisants écrous, dans les prisons pour adultes...
L'Institution de Saint-Jodard occupe les locaux d'un ancien séminaire. Deux corps de bâtiments encadrent ce qui fut la chapelle, un clocher domine l'ensemble... sans la cloche qui, jadis, appelait les pensionnaires aux rassemblements : une main criminelle l'a un jour rendue inutilisable. Le mobilier, en guise de parrainage, vient de la redoutable centrale de Clairvaux. On ne doute pas qu'il ait fait ses preuves.
Ces murs, ces grillages
Ces portes et ces cages
Ces couloirs, ces clés.
(Betty - Bernard Lavilliers, 1981)
Témoignage de Guy Dutey, éducateur dès 1945 à Saint-Jodard : « Les dortoirs étaient aménagés dans de vastes locaux propres à recevoir de vingt à trente chambrettes. Une chambrette était constituée d'un petit parallélépipède habitable, clos par quatre murs dont un, le plus étroit, pourvu d'une fenêtre à barreaux et d'une porte en fer, le plafond était un grillage. Trente de ces éléments disposés dos à dos étaient entourés d'un couloir périphérique parcouru par l'éducateur transformé pour la circonstance en gardien de fauves en cage. L'ensemble des serrures fermait le soir les chambrettes et les ouvrait le matin, il était actionné par un système à manivelle dont on m'avait fait, dès le premier jour, la démonstration. J'avoue que je ne m'en suis jamais servi et que je lui ai préféré l'usage de la clé qui me permettait de souhaiter bonne nuit à chacun des fauves en particulier. J'ai un peu honte aujourd'hui de dire que je n'ai éprouvé aucune révolte devant cet état de fait. » Même si le soi-disant passage de Bernard Oulion a lieu au tout début des années soixante, le déroulement et la discipline y sont strictement identiques : ce n'est qu'après les événements de 1968 que, là comme ailleurs, les choses évoluent... Guy Dutey poursuit : « Nous vivions en vase clos, cellule cancéreuse et donc maligne au sein de cette campagne. Pourtant l'esprit de Rousseau planait encore dans la pédagogie officielle. Le délinquant n'était que la pauvre victime de la société urbaine. L'air pur de nos campagnes était de nature à le remettre dans sa bonne santé d'origine. » On se souviendra que le jeune Oulion vient justement de la campagne, de La Fouillouse, où l'air pur l'a, dit-il, sacrément requinqué question santé... « Je n'ai pas tout de suite compris, explique Dutey, que j'étais du côté des enfermés et que ma seule issue éducative était de faire corps avec des exclus pour lesquels on avait reconstitué, comme à la prison, un monde à part, avec tribunal (c'était l'audience du directeur, le prétoire), la prison (c'était l'isolement, le mitard), une hiérarchie très stricte. »
Souvenirs d'Alain Créach, ancien pensionnaire de Saint-Jodard, de 1957 à début 1960 : « C'était toujours lever en fanfare : tous virés du lit. Il y avait une colline en face de l'établissement : on y faisait chaque jour nos deux kilomètres en courant, quel que soit le temps, neige ou pluie, avant toute chose, avant de se laver à l'eau froide, été comme hiver. Des grands lavabos, pas de douche. Puis l'appel, immuable rituel dans la cour, devant le directeur. Nous étions habillés en drap bleu, la chemise bleu marine. Et des brodequins comme à l'armée. Nous étions menés à la dure, fallait se tenir à carreau ! Le réfectoire était composé de tables en fibrociment. Des tables de six. C'était le premier servi, le caïd, qui en prenait le maximum. Il n'y avait parfois plus rien pour les derniers. Les jours de repos étaient consacrés à nettoyer les locaux, à encaustiquer. Parfois, certains faisaient le mur pour aller au bar-tabac sur la place du village : les habitants avaient peur de nous et nous accusaient de tous les maux. Le prêtre qui nous visitait nous appelait parfois à tirer la cloche à l'église de Saint-Jodard, le dimanche matin. Si nos notes étaient convenables, on avait l'occasion de sortir à Roanne le dimanche : vous rendez-vous compte, toute une après-midi de liberté ! Mais c'était rare, exceptionnel. Avec mon fadeur - c'est comme ça qu'on nommait son camarade, avec qui on partageait tout, je me suis évadé. J'avais mouillé une serviette pour faire exploser les carrés de grillage au-dessus de ma piaule, entre deux rondes. On a été repris par la gendarmerie à vingt kilomètres de là, à la gare de Roanne et aussitôt reconduits à Saint-Jodard dans un panier à salade. A compter de ce moment, notre éducateur nous a dit : "Vous êtes des taulards !" Toute la section a été punie. Qui s'est vengée à notre retour du cachot : on a reçu une rouste mémorable par tout le monde ! Quand il y avait un conflit entre deux élèves, ils étaient envoyés chez le directeur qui avait toujours, dans son bureau, deux paires de gants de boxe. Il les leur faisait mettre puis s'absentait un bon quart d'heure, le temps de leur laisser ainsi régler leur compte. Je suis resté deux ans à Saint-Jodard. Vous savez, pour moi, l'armée fut ensuite un vrai bonheur, de la rigolade ! » (8)
Si la dure réalité de Saint-Jodard, tant dans la visée professionnelle que dans la stricte et impitoyable discipline, ne peut être niée, tel n'est pas le cas des souvenirs de Lavilliers. Un mythe ? Le dossier scolaire de Bernard reste désespérément vide de la moindre infraction qui ferait tache : rien n'y est annoté à l'encre rouge, aucun document de justice n'y est agrafé (9). De toute sa scolarité, Nanar ne s'est absenté à aucun moment. Ni durant ses cinq années de collège, ni durant les trois années de CAP à l'école de la Manufacture d'armes. Ni pour faire un brin de tourisme à Paris, ni pour goûter prématurément aux joies de l'internement. Au demeurant, les « élèves » de Saint-Jodard venaient tous de l'extérieur du département, sans exception aucune, la plupart du temps de la région parisienne. Mais à cette petite divagation innocente, qui fait bien dans le décor, qui est bonne pour la légende, feront singulièrement écho les séjours futurs dans les geôles dictatoriales brésiliennes comme à la « forteresse militaire de Metz », tout aussi légendaires d'ailleurs...
(1) Chorus, Les Cahiers de la chanson n°10, hiver 1994-1995, propos recueillis par Jean-Claude Demari.
(2) Propos rapportés par Gert-Peter Bruch dans Bernard Lavilliers, Escales, 2005, Flammarion.
(3) Lavilliers lors de l'émission télé Tout le monde en parle, de Thierry Ardisson, 20 janvier 2001.
(4) « Un an de maison de redressement » dit-il en 1981 à Paroles et Musique. « Deux ans de pédagogie du clou » lit-on dans le dossier Lavilliers de Chorus en 1994 (qui deviendra la bio quasi officielle de Bernard au sens que c'est elle que BBC, la maison de production de Lavilliers, remettra longtemps aux organisateurs et journalistes). « Trois ans ! » affirme Bernard en janvier 2006 lors du Vivement Dimanche qui lui est consacré sur France 2.
(5) Extrait de Paroles de Jacques Prévert, 1946, Le Point du jour.
(6) Chorus, Les Cahiers de la chanson n°10, propos recueillis par Jean-Claude Demari.
(7) Mémoire aimablement fourni à l'auteur par l'administration de la Protection judiciaire de la jeunesse.
(8) Témoignage spontané recueilli par l'auteur, juin 2009.
(9) Dossier communiqué par l'administration du collège Claude-Fauriel de Saint-Etienne.