NICARAGUA

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Christian Gaubert
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1988

Première chronique de l'album If... issue du voyage de Lavilliers en Amérique latine en 1987. Elle est consacrée au Nicaragua, alors en pleine guerre civile ("Une blessure sur le future fragile") entre révolutionnaires sandinistes ("Palais déserts, des aigles en pierre se signent") et contre-révolutionnaires ("Dans la sierra, c'est la contra servile"). Le propos est plutôt favorable aux sandinistes, mais sans enthousiasme excessif.

LA RÉVOLUTION MANQUÉE DES SANDINISTES
(L'Histoire n°343 ; Gilles Bataillon ; juin 2009)

Il y a trente ans, en juillet 1979, les sandinistes accomplissaient au Nicaragua la dernière révolution du XXè siècle. Une révolution « pluraliste et non alignée ». Qui se solda par une guerre civile. 

Dernière révolution du XXè siècle, la révolution sandiniste du 19 juillet 1979 a incarné l’espoir d’une « troisième voie » pour le tiers-monde et d’une nouvelle utopie révolutionnaire au lendemain des désillusions nées des découvertes des boat-people vietnamiens et des massacres commis par les Khmers rouges cambodgiens. Elle met fin à la tyrannie d’Anastasio Somoza Debayle, le rejeton d’une dynastie de présidents de la République qui a dominé la vie politique et économique du Nicaragua depuis 1936. Elle intervient dans un contexte plus général de début d’apparition de régimes démocratiques en Amérique latine (l’Equateur redevient ainsi la même année une démocratie).

Les organes de gouvernement provisoire prévoient que siègeront côte à côte marxistes, conservateurs et libéraux, ainsi que des chrétiens de toutes obédiences. L’archevêque de Managua a légitimé l’insurrection armée contre Somoza, qu’il a qualifié de « tyran injuste ». La révolution reçoit enfin un appui international sans précédent : celui des Etats-Unis de Jimmy Carter, des pays pétroliers latino-américains, le Mexique et le Venezuela, du Costa Rica, de Panama et de Cuba, et, au-delà, des internationales socialiste et démocrate-chrétienne, comme des pays non-alignés.

Pourtant, dès 1982, les tensions font voler en éclats ce projet d’une révolution « pluraliste et non alignée » et plongent le pays dans une guerre civile dont le terme est la défaite électorale des sandinistes. Comment expliquer cet échec ?

LA TRADITION DES CAUDILLOS

La révolution du 19 juillet 1979 s’inscrit dans le droit fil des pratiques politiques nicaraguayennes en vigueur depuis l’indépendance. Depuis le XIXè siècle en effet, par-delà la lettre des multiples Constitutions démocratico-libérales, les Nicaraguayens considèrent que la politique ne peut être que le fait d’un petit nombre de caudillos qui s’affrontent, au besoin violemment, puis pactisent pour se répartir le pouvoir et les richesses, tout cela avec l’appui de l’Eglise, qui a d’une certaine façon le dernier mot sur l’ordre moral, et des représentants des grands intérêts économiques nationaux et étrangers. Les élections sont au mieux une manière de convier le peuple à ratifier les accords au sommet entre les têtes de file des différentes factions en présence. Ces mœurs politiques permettent le changement de deux façons. Des nouveaux venus peuvent être admis à la table des négociations pour peu qu’ils fassent montre de leur force et de leur capacité à mobiliser des partisans. L’autre règle, implicite, veut que si les appétits de richesses et de pouvoir de l’un des concurrents menacent l’existence de ses rivaux ceux-ci se liguent contre lui pour l’éliminer du jeu politique.

La révolution sandiniste a été l’illustration parfaite de cette seconde règle. La volonté de Somoza de faire main basse sur les richesses du pays au lendemain du tremblement de terre de 1972 a peu à peu soudé les opposants contre lui, des entrepreneurs aux membres du parti conservateur, des libéraux indépendants aux syndicalistes et à l’Eglise.

L’assassinat en janvier 1978 de leur chef de file, le journaliste Pedro Joaquin Chamorro, directeur du quotidien La Prensa, a donné crédit aux thèses de ce dernier qui exigeait le départ de Somoza, qu’il qualifiait de « barbare ». Il a aussi favorisé le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), qui, alors qu’il menait depuis les années 1960 des actions de guérilla contre le pouvoir, a su modérer son langage et en appeler à une révolution pluraliste respectueuse de l’Eglise et de la propriété privée. Dès lors l’ensemble des concurrents pour le pouvoir, tout en rivalisant dans les démonstrations de force à l’encontre du tyran, ont pris langue pour négocier la mise en place d’instances provisoires chargées de remettre en ordre le pays au lendemain de la chute de Somoza. Ces instances sont une Junte de gouvernement de reconstruction nationale (JGRN), où les sandinistes sont en majorité ; un cabinet ministériel, où ceux-ci occupent un poste stratégique – le ministère de l’Intérieur placé sous l’autorité de Tomas Borge ; un Conseil d’Etat, où sont représentées l’ensemble des forces antisomozistes et où les sandinistes se trouvent en minorité. L’opposition à Somoza s’est aussi engagée à organiser des élections générales, sans pour autant en fixer la date.

Toute la capacité du Front sandiniste à imposer son hégémonie aux autres composantes de la révolution repose sur sa capacité à jouer à la fois de la logique de démonstration de force et de celle de la négociation. Dès lors, tout le jeu politique est dominé par le souci de placer ses gens aux postes clés des nouveaux appareils de pouvoir, sans pour autant passer par des élections démocratiques.

Dès les premiers jours de la révolution, les sandinistes s’emparent ainsi des installations de Novedades, le journal autrefois propriété de la famille Somoza. Ce journal qui devait devenir le journal officiel du nouveau gouvernement est désormais le quotidien du Front, Barricada. De même constituent-ils un pouvoir de fait en organisant des Comités de défense sandinistes (CDS) dans tout le pays, tantôt en réorganisant des comités de base surgis durant la lutte contre Somoza, tantôt en créant de toutes pièces ce qu’ils qualifient d’« organes du pouvoir populaires » qui sont de fait subordonnés au FSLN. Par ailleurs, les locaux des syndicats somozistes sont donnés à la toute nouvelle centrale syndicale sandiniste (CST) au détriment de syndicats plus anciens, la CAUS et la CTN, qui avaient pourtant joué un rôle décisif dans l’opposition à Somoza. Les dirigeants sandinistes se veulent les défenseurs et l’incarnation par excellence des classes populaires et ce faisant de la nation nicaraguayenne. La liberté de la presse, disent-ils, « doit être au service de la révolution ». De même ont-ils à cœur de réorganiser l’armée : dès le 28 juillet est créée la nouvelle armée (l’Armée populaire sandiniste, EPS) dont Humberto Ortega, un dirigeant sandiniste, devient le commandant en chef.

Cette montée en puissance du Front sandiniste s’accompagne d’une persécution de certains de ses concurrents directs, syndicalistes, groupes marxistes indépendants. La CST pratique des expropriations qui ont tout de confiscations abusives. Des accusations montées de toutes pièces sont lancées contre les maoïstes du journal El Pueblo, bientôt interdit. Tandis que les internationalistes de la brigade Simon Bolivar sont rapidement expulsés.

Au sein de la JGRN, les deux personnalités non sandinistes, Alfonso Robelo, le leader du Mouvement démocratique nicaraguayen (MDN), et Dona Violeta Chamorro, la veuve de Pedro Joaquin, ont moins à cœur d’exposer sur la place publique les désaccords surgis au sein de la junte ou du cabinet ministériel que de garantir des positions d’influence à leurs proches. Ainsi consentent-ils à la mainmise sandiniste sur les installations de Novedades, sur la nouvelle armée, tout comme le rôle grandissant des CDS et de la CST. De même acceptent-ils début octobre 1979 que la mise en place du Conseil d’Etat soit repoussée à la fin du mois d’avril de l’année suivante.

LA RÉVOLUTION PLURALISTE AVORTE

En décembre 1979, plusieurs ministres, tous non sandinistes, cèdent la place à des hauts dirigeants du Front. Henry Rioz devient ministre de la Planification. James Wheelock est nommé ministre de l’Agriculture. Luis Carrion accède au rang de vice-ministre de la Défense au côté de Humberto Ortega. Quatre mois plus tard, à la mi-avril 1980, les sandinistes décident qu’une amplification du nombre des membres du Conseil d’Etat est nécessaire pour faire place à de nouvelles organisations populaires surgies depuis le triomphe de la révolution, toutes peu ou prou organisées à leur initiative : ils s’y octroient de la sorte une majorité. Face à cette nouvelle donne, Violeta Chamorro et Alfonso Robelo démissionnent. Dès lors, le Front se définit comme le seul interprète autorisé du mouvement révolutionnaire et cantonne ses rivaux à des rôles de comparses. Ceux-ci n’existent que dans leurs capacités à accompagner un processus que les sandinistes prétendent incarner seuls. Commence alors une campagne politique assimilant toute opposition au FSLN à une connivence avec l’ancien régime somoziste ; Robelo serait un nouveau Somoza. Le discours officiel affirme néanmoins qu’ « il n’y a pas de crise au sein de la révolution ».

Ainsi les sandinistes ont-ils bouleversé le jeu des concurrents pour le pouvoir. Ils ne sont pas seulement devenus un partenaire incontournable avec lequel tous sont tenus de négocier en position subordonnée. Ils se sont octroyé une légitimité nouvelle. Ils sont à la fois les guides du peuple nicaraguayen, indissociablement confondus avec la révolution qui a mis fin au régime de Somoza, et ceux qui interprètent ses désirs et ses besoins puis leur donnent forme. Qui n’est pas avec eux n’est pas seulement un adversaire politique, un concurrent, susceptible de l’emporter contre eux dans la compétition pour le pouvoir, mais un ennemi du peuple et un agent du chaos social.

Au lendemain du premier anniversaire de la révolution (août 1980), Humberto Ortega déclare que les élections ne sont pas une priorité de la révolution et qu’elles sont ajournées à 1985. Peu après on proclame plusieurs décrets (511, 512 et 513) instituant une censure de la presse : sont interdites la « désinformation » sur les sujets économiques ou en matière de sécurité et l’évocation avant 1984 de la campagne électorale. Enfin, en novembre 1980, Le Mouvement démocratique nicaraguayen voit non seulement un de ses rassemblements interdit en raison de sa collusion avec « l’agression extérieure » mais ses locaux être la cible des attaques des groupes de choc sandinistes.

Durant les dix-huit premiers mois de la révolution, les Etats-Unis de Jimmy Carter et leur ambassadeur à Managua, Lawrence Pezzullo, n’ont de cesse de pousser une partie des conservateurs comme des membres du MDN à composer avec le Front et d’apporter leur appui économique à la révolution. En octobre 1980 cependant, le Département d’Etat formule des critiques à l’encontre du soutien des sandinistes à la guérilla salvadorienne ; en février 1981 il suspend son aide au Nicaragua.

De même, le durcissement croissant du Front soude dans l’opposition armée aux sandinistes des groupes hétérogènes : partisans du dictateur déchu, paysans et Indiens déçus par la politique agraire de la révolution, révolutionnaires indépendants et sandinistes entrés en dissidence. Leur unité au sein de la Contra est facilitée par l’aide financière et militaire que leur fournissent les Etats-Unis de Ronald Reagan à partir de 1982. Non seulement cette opposition armée, qui lance ses attaques depuis le Honduras et le Costa Rica, est appuyée par de larges secteurs des populations rurales des régions où elle opère, mais son recours aux armes est perçu comme légitime par la hiérarchie de l’Eglise catholique et toute une partie de l’opinion publique nicaraguayenne et centraméricaine.

Si les élections de 1984, remportées par les sandinistes (Daniel Ortega est élu président), permettent à ces derniers de se donner une légitimité démocratique aux yeux d’une bonne partie de l’opinion publique, elles ne mettent pas un terme à la guerre civile. Appuyée par le gouvernement des Etats-Unis, le plus gros de l’opposition a jugé inutile de participer à la compétition. L’opposition armée a affirmé d’emblée que les élections ne sauraient être pluralistes et qu’elles n’étaient qu’une manière de les désarmer. Toute une partie de l’opposition civique a fait peu ou prou le même raisonnement : la possibilité de faire campagne librement n’était nullement garantie malgré la levée de l’état d’urgence et, quand bien même elle l’emporterait, les sandinistes truqueraient les élections en leur faveur ou refuseraient de céder le pouvoir.

Cette guerre de cinq ans (1982-1987), marquée par l’instauration d’un service militaire très impopulaire, des pénuries de toutes sortes et où aucun camp ne parvient à l’emporter, oblige le gouvernement sandiniste à entrer en négociation avec l’opposition. Fin 1987, il rétablit les libertés suspendues au lendemain des élections de novembre 1984, et organise pour 1990 des élections générales qu’il perd et à la suite desquelles il abandonne le pouvoir.

En confisquant le pouvoir à son profit et en s’alignant sur le bloc soviétique, le Front sandiniste a indubitablement gâché les chances qui s’offraient à lui de construire une révolution pluraliste et non alignée.

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