LYON-SUR-SAÔNE
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Frédéric Sicart | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1984 |
Après avoir chanté Saint-Etienne, Lavilliers s'intéresse à une autre ville où il s'est souvent produit à ses débuts dans une chanson métaphore et en partie parlée où, dans la lignée de La Zone, il évoque la révolte des banlieues ("Lyon sur Bronx des Minguettes") populaires et immigrées contre Lyon la bourgeoise, à l'époque même où ces banlieues commencent à s'enflammer en France. L'incendie est d'ailleurs à prendre ici au sens propre, et il n'est pas étonnant que Lavilliers le fasse allumer par une femme ("Barbara des rives méditerranéennes", un prénom qui n'est pas sans faire le lien avec une autre chanson de l'auteur : Les Barbares).
QU'ELLE ÉTAIT BELLE LA BANLIEUE...
(L'Histoire n°315 ; Annie Fourcaut ; décembre 2006)
Les émeutes en banlieue ont rappelé avec violence le malaise qui règne dans ces quartiers. Certains ont mis en accusation les barres et grands ensembles construits durant les Trente Glorieuses. Ces cités doivent-elles être rendues responsables de tous les maux ? Ce n’est pas l’avis d’Annie Fourcaut : elle retrace ici cinquante ans d’histoire.
Les violences urbaines de novembre 2005 ont braqué de nouveau l’attention sur les banlieues françaises. L’émotion passée, ces événements sont l’objet d’analyses contradictoires : la lecture sécuritaire du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, fait des émeutiers des délinquants ; à l’inverse, d’autres les identifient à des victimes de la crise multiforme de la société française (1). Essayons d’y voir un peu plus clair.
1. Histoire d’un mot
A l’origine était la "banlieue", qui depuis le Moyen Age désigne le périmètre d’une lieue entre la ville et la campagne sur lequel s’exerce le droit de ban, ou tutelle juridique de la ville sur le plat pays environnant. Avec la ville industrielle est venue la stigmatisation. Le mot "banlieue" est usé : comme son prédécesseur "faubourg", il traîne avec lui la déclinaison du rejet, un ensemble d’images à la fois confuses et fortes, comme celle des Barbares qui campent aux portes de nos cités, une métaphore qui s’est imposée dès le XIXe siècle, sous la monarchie de Juillet.
Cette connotation péjorative n’allait pourtant pas de soi. D’abord parce que la banlieue est diverse. Ce qui amène Patrick Braouezec, député de la Seine-Saint-Denis, à refuser l’étiquette de "crise des banlieues" à propos de novembre 2005 : "Cette crise est économique, sociale, sociétale, identitaire. Quant à la banlieue, elle revêt des réalités très différentes ; qu’ont en effet de commun Stains et Saint-Maur, Neuilly-sur-Seine et Clichy-sous-Bois, Le Raincy et Argenteuil ? Quant à Pau, Toulouse, Strasbourg et d’autres villes de province qui se sont embrasées, elles sont les banlieues de quoi ? "(2)
Cette diversité est constitutive de la banlieue. Elle est née de deux mouvements contemporains qu’on discerne déjà sous le Second Empire : le goût des bourgeoisies urbaines pour la villégiature dans les forêts et les coteaux à quelque distance de la métropole ; et le départ de la grande industrie et des activités polluantes hors de la grande ville.
Cette variété de situations s’est maintenue, y compris lorsque, dans les années 1960-1970, apparaissent des zones pavillonnaires en lisière des villes, devenues le mode de vie préféré des ménages français. Habiter en périphérie devient alors le modèle dominant dans une société française tardivement urbanisée. Certes, dans ces banlieues, l’étalement se conjugue avec une spécialisation sociale croissante (3), cet habitat étant réservé à des ménages de salariés, employés, cadres moyens ou supérieurs. On est ici proche des suburbs qui, dans le lexique nord-américain, désignent des quartiers de classes moyennes blanches pavillonnaires. Mais, en France, la banlieue a continué à recouvrir des situations sociales et des paysages urbains très divers, ce que l’opprobre jeté indifféremment sur ces périphéries ne permet pas de comprendre.
Ce qui s’est passé depuis trente ans, c’est que le mot "banlieue" en est venu à désigner l’inscription territoriale de la question sociale à la fin du XXe siècle - un peu comme le thème du "taudis" au XIXe siècle. A partir des années 1980, avec l’institutionnalisation de la politique de la ville, la publication de multiples rapports sur la relégation, le mot sert à assigner à résidence dans des lieux périphériques la crise globale de la société française. Cette simplification camoufle un problème social derrière une question d’architecture et d’urbanisme. L’urbanisme ségrégatif et déshumanisé des barres et des tours mais aussi la faillite de la politique de la ville ont été invoqués pour expliquer la localisation des troubles dans les quartiers d’habitat social construits pendant les Trente Glorieuses.
Revenir sur l’histoire de la constitution des banlieues populaires permet de montrer que ces territoires prétendument abandonnés ont été façonnés par un demi-siècle de politiques publiques, aujourd’hui mal comprises.
2. Années 1950 : le jour se lève sur la banlieue
Les prêtres-ouvriers qui tentent d’évangéliser les masses (4) et les gentils enfants que filment Jacques Prévert et Eli Lotar dans le documentaire Aubervilliers sorti en 1946 témoignent de la dureté des conditions de vie dans les banlieues populaires de l’après-guerre. Dans le contexte du baby-boom, du début de la croissance économique et de la reprise de l’immigration provinciale et étrangère, la population urbaine augmente : la région parisienne s’accroît de 2 millions entre le recensement de 1954 (7,2 millions) et celui de 1968 (9,2 millions). Au cours des années 1950, on enregistre jusqu’à 180 000 nouveaux venus par an, moitié par accroissement naturel, moitié par immigration de province ou de l’étranger : toutes les quatre minutes, un provincial débarquait à Paris pour trouver un emploi.
Cet afflux de population aggrave le déficit séculaire d’habitations populaires ; la fin de la reconstruction proclamée en 1954 (460 000 immeubles ont été détruits pendant la guerre et 1,9 millions endommagés) n’y met pas un terme. Alors que le retour de la croissance économique permet d’entrevoir la fin des années noires, la crise du logement devient intolérable : squats, garnis, hôtels meublés, wagons de réforme (anciens wagons que la SNCF a "réformés", c’est-à-dire transformés en habitation), bicoques devenues des habitats permanents accueillent les nouveaux venus et les familles nombreuses, tandis que bien des jeunes ménages doivent cohabiter avec leurs parents.
Rares, surpeuplés, les logis anciens sont sous-équipés, comme le montre le recensement de 1954 : ni sanitaires, ni WC intérieurs dans la plupart des cas, et l’eau courante dans à peine la moitié des logements. Le surpeuplement en atteint un sur quatre en 1962. La crise du logement devient pour la première fois une affaire d’État. La médiatisation de la crise par l’abbé Pierre en 1954 aidant, l’idée du droit à un toit décent pour tous émerge de la misère urbaine des années 1950.
Les banlieues sont alors un magma de lotissements pavillonnaires, de bidonvilles, de zones industrielles et de petits immeubles de rapport populaires, construits avant 1914 et mal entretenus. Ni autoroute ni RER (le premier tronçon sera inauguré en 1969), quelques rares lycées, pas de théâtre, peu d’équipements sportifs. Les lotissements, ces quartiers de pavillons, improvisés à partir des années 1920 sur des terrains bon marché découpés au hasard de la spéculation et des opportunités foncières, incarnent le rêve populaire d’accès à la propriété.
Les bidonvilles qui logent les travailleurs étrangers depuis les années 1920 - ainsi la "Petite Espagne" à la Plaine-Saint-Denis - se développent à partir des années 1950 avec l’afflux des Algériens puis des Portugais. Autour de Paris, une centaine de bidonvilles logent 40 000 personnes à partir du milieu des années 1960 et jusqu’à la fin des années 1970. Même chose autour de Lyon.
De ce chaos émergent de rares îlots d’urbanisme, les cités-jardins (constituées de pavillons ou d’immeubles collectifs comme à Drancy) construites au temps du socialisme municipal, durant l’entre-deux-guerres, dont Suresnes, Châtenay-Malabry et Villeurbanne sont les fleurons.
L’architecte Paul Chemetov, qui a beaucoup construit en banlieue, rappelle à quoi elle ressemblait avant les grands ensembles : "Alors qu’on dénigre le béton des grands ensembles, on oublie qu’en 1941 l’essentiel de la banlieue avait à peine dix ans. Les ronds-points n’étaient pas encore fleuris : ils n’existaient pas et les rues étaient à peine goudronnées. Les arbres rabougris cachaient mal la marée des bicoques, qui aujourd’hui nous paraissent charmantes parce que surannées. Ce sont elles que Corbu [Le Corbusier] barrait de croix rageuses dans ses démonstrations. Le repoussoir des lotissements Loucheur (5) servira de prétexte à l’émergence d’une politique étatique planifiée (6)."
3. Le temps des grands ensembles
La crise du logement est pensée comme une impossibilité conjoncturelle pour les familles solvables de trouver une habitation hygiénique et confortable. Pour la résoudre, le choix est fait de privilégier la construction de masse. Ce qui conduit à nombre d’innovations.
La politique publique du logement est pilotée avec les instruments de modernisation dont se dote la France d’après-guerre. Le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme mis en place en 1944 et ses successeurs inventent des procédures indispensables à des constructions d’aussi grande ampleur. Le commissariat au Plan met à partir de 1952 l’accent sur le secteur du bâtiment. La Caisse des dépôts et consignations, jusqu’alors financeur passif et réticent du logement social (7), s’adjoint en 1954 la SCIC (Société civile immobilière centrale de la Caisse des dépôts) et devient un maître d’ouvrage de premier plan surtout en banlieue parisienne, lançant elle-même l’édification d’ensembles comme à Sarcelles ou à Sceaux Les Bas-Coudrais. A quoi s’ajoute en 1953 l’invention du secteur aidé qui offre un système de primes et de prêts aux ménages et aux maîtres d’ouvrage.
La solution à la crise du logement est aussi liée dans l’esprit des décideurs publics à la modernisation de l’industrie du bâtiment. Le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, dans sa volonté de pousser à l’industrialisation croissante de la construction, fixe des objectifs quantitatifs et propose des chantiers de plus en plus importants.
Déjà dopées par la reconstruction, les entreprises du bâtiment et des travaux publics se lancent avec ardeur dans la construction d’habitations. La production fait un bond considérable : 100 000 logements par an dans les années 1950, 300 000 en 1958 au début de la Ve République, 550 000 dans les années 1970. De 1953 à 1975, le parc immobilier français est passé de 13 millions de logements à 21 millions. Sur ces 8 millions de logements neufs, près de 80 % ont été construits, à un titre ou à un autre, grâce à une aide publique.
L’usage de la préfabrication lourde et légère d’éléments en béton permet d’augmenter la productivité et de remplir les objectifs. De même, pour répondre aux commandes, les architectes concurrents doivent s’associer avec des entreprises et des ingénieurs, respecter des délais très courts, avec un budget limité.
C’est dans ces conditions que le centre-ville ancien de Pantin est entièrement modernisé par des tours et des immeubles bas. Un exemple parmi tant d’autres de cette poussée de constructions. Il y avait en 1946 en France moins de 500 000 logements sociaux ; trente ans plus tard, on en compte près de 3 millions, dont un tiers sous forme de grands ensembles. Ceux-ci sont au nombre de 350 environ, 43 % se concentrant dans la région parisienne, où la demande est la plus forte.
Il n’était pourtant pas écrit d’avance que la réponse à l’urgence de la crise prendrait la forme des grands ensembles banlieusards. Sans débat public ou technique sur la forme urbaine, le consensus autour de cette production massive s’est établi sur quelques représentations partagées : la ville ancienne et dense n’est plus réformable - les îlots insalubres, délimités dès la fin du XIXe siècle, seront éradiqués entre 1960 et 1970 ; l’hygiénisme exige de séparer l’habitat des usines ; il faut que la classe ouvrière puisse accéder pour la première fois à du neuf - quitte à édifier des logements seuls, sans équipements collectifs (8).
Cette position est partagée par les maires qui doivent faire face au mécontentement de leurs administrés mal logés, par les responsables politiques, par les fonctionnaires du ministère et par les préfets responsables des ZUP (zones à urbaniser en priorité), définies par un décret du 31 décembre 1958, par les architectes et les maîtres d’ouvrage. Un mélange d’idéaux sociaux issus de la Résistance - le préambule de la Constitution de 1946 fait du nouveau régime une démocratie sociale -, de ferveur modernisatrice et de refus du laisser-faire de la IIIe République inspire les responsables de la IVe et de la Ve Républiques en charge du logement, Eugène Claudius-Petit, Pierre Sudreau ou François Bloch-Lainé.
Malgré des constructions faites apparemment au hasard des occasions foncières, les grands ensembles relèvent aussi à l’échelle nationale d’une volonté politique d’aménagement du territoire. La Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale), créée en 1963 et les commissions du Plan favorisent les constructions en dehors de la région parisienne, qu’il faut déconcentrer au profit de la province ; les projets urbanistiques sont également lancés sur les sites neufs de l’industrialisation : à Dunkerque, en liaison avec l’installation du sidérurgiste Usinor, à Mourenx (Pyrénées-Atlantiques) pour loger les travailleurs du gaz de Lacq, à Poissy pour abriter les salariés de l’usine Simca délocalisée de Nanterre.
Les banlieusards avaient montré dans l’entre-deux-guerres un goût irrépressible pour le pavillon individuel isolé sur sa parcelle, malgré tous les obstacles mis à sa construction. En 1947, une des premières enquêtes par sondage de l’Institut national d’études démographiques sur le sujet révèle qu’une écrasante majorité de Français souhaitent être propriétaires d’une maison avec jardin (9), et d’ailleurs les lotissements de l’entre-deux-guerres continuent de se remplir dans les années 1950. Mais le souvenir de la crise des lotissements défectueux, ces quartiers de pavillons édifiés sans aucun aménagement urbain dans l’entre-deux-guerres, pèse sur la mémoire des aménageurs, qui veulent à tout prix l’empêcher de se reproduire : le choix du collectif est aussi un refus du pavillonnaire anarchique.
Les banlieues françaises se couvrent à partir du milieu des années 1950 de cités nouvelles, édifiées rapidement, d’au moins 1 000 logements, voire plus de 10 000 aux Minguettes, à Vénissieux, ou à Sarcelles. L’industrialisation du bâtiment, l’avance de l’industrie française du béton armé, l’imposition de normes et de plans types pour les appartements conduisent à privilégier des formes simples, des barres et des tours sur des grandes parcelles de terrain. "Cités-dortoirs", elles ne comprennent que des logements, et sont généralement construites sur des terrains agricoles ou maraîchers, faute de réserves foncières. La rapidité de leur édification et la complexité des modes de financement, souvent réservés au logement seul avant 1958, expliquent l’absence d’équipements collectifs, à l’exception des écoles primaires ; ceux-ci suivent tardivement, ainsi que les moyens de transport en commun, ce dont se plaignent les banlieusards.
Les populations des grands ensembles varient évidemment suivant les cités, mais les sociologues qui les étudient alors retrouvent des caractéristiques communes : ces familles françaises chargées d’enfants du baby-boom viennent souvent de province et sont locataires ; les rapatriés de la décolonisation de l’empire français les rejoignent ; pas de personnes âgées, ni d’adolescents les premières années.
Ces familles de salariés sont sélectionnées par les gestionnaires des cités de logement social, et non par le libre jeu du marché immobilier : autour d’une majorité d’employés et d’ouvriers, des cadres moyens et supérieurs en nombre variable suivant la politique du gestionnaire forment ce qu’Alain Touraine appelle en 1966 "une société petite-bourgeoise" (10).
Derrière cette homogénéité apparente du peuplement, deux types de ménages se distinguent cependant : d’une part, les familles de manœuvres et d’ouvriers non qualifiés, issues d’un habitat très vétuste, qui considèrent le grand ensemble comme le terme de leur itinéraire résidentiel et s’y installent définitivement, faute d’ailleurs de pouvoir envisager autre chose ; et d’autre part les familles, souvent plus jeunes, d’ouvriers qualifiés, de cadres et d’employés, qui considèrent au contraire le grand ensemble comme une étape temporaire avant d’emménager ailleurs (11). La cohabitation des deux types de familles, aux aspirations différentes, produit des conflits dans l’usage des espaces privés et publics et un départ précoce à la fin des années 1960 des plus dynamiques. La présence bruyante des jeunes issus des milieux populaires importune les habitants des classes moyennes.
Reste que, jusque dans les années 1970, les plus pauvres, les familles très nombreuses, les populations étrangères et immigrées sont logés ailleurs : taudis des villes anciennes, bidonvilles, foyers pour célibataires immigrés, hôtels meublés, cités de transit ou d’urgence. Ces logements spécifiques, où existe parfois un fort encadrement de travailleuses sociales (qui suivent les familles, prodiguent un enseignement ménager aux femmes et participent à la lutte contre l’alcoolisme), sont explicitement destinés aux "inadaptés sociaux", qu’il faut éduquer avant de les accueillir dans les cités nouvelles construites pour les salariés français.
Les documentaires de propagande du ministère de la Construction et les premières émissions de télévision, comme "40 000 voisins" (1960) de Pierre Tchernia, sur Sarcelles, ou "Ils ont trouvé un appartement" (1965), série de François Gir et Henri de Turenne, montrent le bonheur des mères de famille françaises qui quittent le taudis insalubre pour accéder au confort domestique moderne alors peu courant en France : eau courante, chauffage, salle de bains, chambres séparées pour les parents et les enfants, dans la blancheur des premiers grands ensembles, loin de la ville ancienne, de ses fumées et de ses miasmes.
Un optimisme partagé par les responsables. Adrien Spinetta, directeur de la construction au ministère de la Reconstruction et du Logement, écrit ainsi en 1954, à propos de la construction par l’office HLM de Saint-Étienne de l’ensemble de Beaulieu le Rond-Point : "La rue traditionnelle fait place à un aménagement d’unités largement ouvertes, sur des espaces libres où la nature fournira le cadre nécessaire au développement de la personne humaine. Les espaces verts représentent à eux seuls 72 % de la surface du terrain utilisé. [...] Dans cet ensemble baigné de lumière où la liberté de vie reste entière, la densité d’occupation sera plus forte que dans certaines de nos villes où le contour au sol des immeubles s’aligne sur les irrégularités de forme des îlots. Et cependant la famille y trouvera le cadre le plus propice à son épanouissement. Tels sont les signes tangibles d’un urbanisme moderne (12). "
Au total, à l’issue de ces vingt ans de construction, le recensement de 1975 montre que cet effort colossal a porté ses fruits : la quasi-totalité des appartements ont l’eau courante, les trois quarts l’eau chaude et une installation sanitaire complète, WC intérieurs compris, et moins de 5 % des logements sont désormais en état de surpeuplement.
Reste que la France est le seul des pays capitalistes occidentaux à avoir choisi massivement les barres et les tours pour résoudre la crise du logement ; la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, les pays scandinaves ont construit, à côté de rares grands ensembles, des cités-jardins, des immeubles bas, des maisons individuelles isolées ou en bandes. Seuls les pays du bloc socialiste donnent l’exemple des mêmes choix, comme en URSS avec l’habitat khrouchtchevien à partir de 1955, ce qu’explique la circulation des modèles et des techniques entre l’Est et l’Ouest - malgré le rideau de fer.
4. Les crises des années 1970
L’entrée dans la crise économique, ici comme ailleurs, est un tournant. D’abord parce qu’elle accélère la désindustrialisation des banlieues, surtout dans la région parisienne, où une politique de décentralisation continue a été menée depuis 1955, sous l’influence des thèses de Jean-François Gravier (13). Dans la Plaine-Saint-Denis, en 1960, le secteur industriel représente 46 % des emplois contre 44 % dans le tertiaire ; en 1990, le secteur industriel représente 21 % des emplois et le tertiaire 72 %. Des pans entiers d’activité disparaissent, comme la métallurgie ou la machine-outil, remplacés par des friches industrielles.
Les critiques contre la politique urbaine sont anciennes. Dès les années 1960 on parle de "sarcellite", la maladie des grands ensembles.
Mais c’est surtout après les événements de Mai 68 que les mises en garde se développent, en particulier la critique marxiste d’un urbanisme jugé ségrégatif : "Le capitalisme ne loge pas les travailleurs, il les stocke", dit un slogan de 68.
Les responsables politiques s’interrogent eux aussi sur le type de société urbaine qui s’édifie dans les périphéries : comment donner une âme à ces nouveaux ensembles ? Comment recréer une communauté avec ces habitants venus de partout ? La construction d’équipements collectifs gérés par des animateurs et des professionnels du travail social ne satisfait personne.
De plus, les premières cités, construites dans l’urgence pour répondre à la demande pressante de logements, ont souvent été conçues comme provisoires et se dégradent très vite : l’isolation phonique et thermique est inexistante ; mal entretenues, les constructions s’abîment avant même que tous les équipements soient terminés.
A partir de 1965-1970, les investissements publics privilégient les villes nouvelles, imaginées comme l’antithèse des grands ensembles par Paul Delouvrier, inspecteur des Finances chargé par le général de Gaulle de mettre de l’ordre dans la région parisienne en définissant le premier schéma directeur d’Ile-de-France.
Dans un important discours à l’Assemblée nationale le 17 mai 1973, le ministre de l’Équipement Olivier Guichard analyse sévèrement le divorce croissant entre la société française et ses villes. Critique esthétique des barres et des tours et critique sociale de la ségrégation conduisent à l’arrêt de la construction des grands ensembles par la circulaire du 21 mars 1973 : les opérations les plus massives sont interdites et on tente d’insérer les nouveaux immeubles dans les villes anciennes. Élu en 1974, Valéry Giscard d’Estaing prône le libéralisme avancé et réfléchit à un urbanisme à la française.
De fait, à partir des années 1970, l’État réoriente sa politique et ses crédits vers l’aide aux ménages qui veulent accéder à la propriété individuelle de leur pavillon : les banques rentrent sur le marché immobilier et la promotion publique s’effondre à partir de 1976. Des concours visant à abaisser le coût de la construction (Villagexpo en 1964 et "chalandonnettes" en 1969) sont lancés sur l’initiative du ministère de l’Équipement et du Logement. L’ère de l’urbanisme pavillonnaire prend le relais.
Raymond Barre, alors économiste et expert auprès du gouvernement, suggère dans un rapport présenté en 1975 une réforme du financement du logement. Elle est appliquée à partir de 1977, une fois Raymond Barre devenu Premier ministre. Destinée à faciliter l’accession à la propriété, promouvoir la qualité des constructions, améliorer l’habitat existant et adapter les dépenses de logement à la situation des ménages, elle rend solvables les familles les plus modestes (14) et pose les bases d’une nouvelle politique du logement, refermant ainsi la page de l’après-guerre.
Parallèlement, le gouvernement opte, à partir de 1974, pour une attitude nouvelle à l’égard de l’immigration : la fermeture des frontières aux nouveaux immigrés s’accompagne de mesures de regroupement familial. Poursuivie en gros depuis trente ans, cette politique vise à intégrer dans la société française les étrangers qui sont autorisés à rester, par le biais de l’école, de la vie familiale, du travail et des conditions de logement semblables à celles des travailleurs français.
Il en résulte d’importantes modifications du paysage des banlieues populaires : les bidonvilles, où habitaient les Portugais et les Algériens dans des conditions indignes, sont éradiqués par une politique vigoureuse à partir de 1971, et leur population relogée dans des grands ensembles sociaux ; le logement social s’ouvre de façon très volontariste, sous la pression des préfets, aux étrangers, qu’on espère ainsi conduire aux normes de vie urbaine de la société française ; les employeurs paient à partir de 1975 une taxe sur les salaires de leurs travailleurs étrangers pour construire de nouveaux logements sociaux ; les migrants africains célibataires, qui vivaient dans des foyers, les quittent maintenant qu’ils sont rejoints par leurs familles, souvent nombreuses.
L’idée est alors de répartir les familles immigrées au milieu des ménages français, suivant des quotas d’environ 15 %, chiffre discrètement évoqué dans les circulaires administratives : "Entre les ghettos et les quotas, on choisit les quotas (15)." Mais la pression des besoins locaux entraîne, parfois, la spirale de la ghettoïsation : ainsi Paris loge massivement dans les barres des 4 000 à La Courneuve, pourvues de très grands appartements, les familles chargées d’enfants des Africains salariés de la Ville de Paris.
Un phénomène d’autant plus lourd de conséquences que le logement des étrangers et des immigrés se fait dans les parties les plus dégradées et les plus périphériques du parc, au moment où les nationaux qui le peuvent les quittent pour l’achat d’une maison individuelle en grande banlieue. Le souci, louable, d’intégrer les immigrés dans l’habitat social construit pour les Français pendant les Trente Glorieuses conduit à des logiques territoriales de regroupement communautaire qui n’ont été ni pensées ni anticipées.
5. Premières violences
Les premières violences imputables aux jeunes se produisent dans la décennie 1970-1980 : à La Courneuve en 1971, un jeune est tué au café Le Narval ; dans la même cité, en juillet 1983, un enfant algérien de 10 ans est assassiné d’un coup de fusil par un habitant, et le quartier s’embrase ; en banlieue lyonnaise, premiers incidents en 1971, à Vaulx-en-Velin, dans une cité construite pour accueillir des harkis ; 1975, premières mises à sac de locaux scolaires ; en 1978, premiers "rodéos" , généralisés aux Minguettes à Vénissieux en 1981, où la presse nationale rend compte du phénomène pour la première fois, avec des reportages télévisés montrant les voitures qui brûlent au pied des tours.
Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur une violence sociale qu’il ne serait pas raisonnable d’expliquer uniquement par les défaillances de l’urbanisme.
Les quartiers qui brûlent n’ont pas été abandonnés par la République ; au contraire, ils sont le produit de l’État dirigiste et centralisé des Trente Glorieuses qui a urbanisé les périphéries, mis fin à la séculaire crise du logement et fourni une habitation aux salariés de la croissance. Les grands ensembles sont un concentré d’investissements publics et de savoir-faire institutionnel.
De lucides diagnostics de crise ont été posés il y a plus de trente ans par Pierre Sudreau en 1959 ou Olivier Guichard en 1973, mais le temps de la ville n’est pas celui de la décision politique. Une nouvelle forme d’intervention publique, la politique de la ville, naît en 1981 pour juguler la crise des quartiers difficiles, en alternant priorité donnée à la réhabilitation du bâti et mesures d’accompagnement social.
Il serait faux de dire que l’État a laissé ces quartiers à l’abandon. En Seine-Saint-Denis, département le plus touché par les violences urbaines, les effectifs des agents des services publics sont restés stables : 45 000 en 1982, 44 836 en 1999, malgré la décentralisation. Il serait également faux de penser que les banlieues sont le produit de politiques ségrégatives visant à parquer les immigrés dans des ghettos loin de la grande ville. Ce sont les mutations conjointes du milieu des années 1970 et une gestion à vue du logement des immigrés qui ont conduit à des situations localement ingérables, aggravées par la crise économique et le chômage.
Les technocrates qui ont construit les banlieues des années 1950-1970 ont répondu aux attentes de la société française de la croissance. Les critiques dont ils sont aujourd’hui l’objet, notamment de la part de leurs successeurs, apparaissent, à cette aune, bien injustes.
(2) P. Braouezec, Banlieue, lendemains de révolte, op. cit., p. 43.
(3) Cf. M. Berger, Les Périurbains de Paris, CNRS Éditions, 2004.
(4) Cf. H. Queffélec, Le jour se lève sur la banlieue, Grasset, 1954.
(5) La loi Loucheur de 1928 favorise l’accès à la propriété de maisons individuelles.
(6) P. Chemetov, "D’Athènes à La Courneuve, à qui la faute ?", Urbanisme, janvier-février 2002, p. 50.
(7) La loi Siegfried de 1894 prévoyait le financement des HBM (habitations à bon marché), ancêtres des HLM par des prêts de la Caisse des dépôts.
(8) Cf. F. Tomas, J.-N. Blanc, M. Bonilla, Les Grands Ensembles, une histoire qui continue..., Publications de l’université de Saint-Étienne, 2003.
(9) A. Girard, Une enquête par sondages ; désirs des Français en matière d’habitation urbaine, Ined, PUF, 1947.
(10) A. Touraine, N. Cleuziou, F. Lentin, Une société petite-bourgeoise : le HLM, rapport, Centre de recherche d’urbanisme, 1966.
(11) Cf. R. Kaës, Vivre dans les grands ensembles, Les Éditions ouvrières, 1963 ; J. Duquesne, Vivre à Sarcelles ? Le grand ensemble et ses problèmes, Cujas, 1966.
(12) A. Spinetta, "Beaulieu Saint-Étienne, un ensemble pensé pour l’homme", Annales de l’Institut technique du bâtiment et des travaux publics n° 78, juin 1954, p. 542.
(13) En 1947 est publié Paris et le Désert français, qui met en cause de façon radicale la centralisation des activités autour de Paris.
(14) La loi Barre prévoit une aide personnalisée au logement (APL), que l’État verse directement aux organismes qui logent les familles les plus modestes.
(15) P. Weil, La France et ses étrangers. L’aventure d’une politique de l’immigration, 1938-1991, Calmann-Lévy, 1991.