SAINT-ETIENNE

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1975

Première chanson où Lavilliers se présente en ancien ouvrier métallurgiste ("Les forges de mes temps ont pilonné les mots / J'ai limé de mes mains le creux des évidences / Les mots calaminés crachent des hauts-fourneaux / Mes yeux d'acier trempé inventent le silence"), un  personnage largement mythique qu'il reprendra souvent par la suite (ex.Les Barbares Les mains d’or). Que Saint-Etienne se trouve sur le même album (Le Stéphanois) où apparaît également pour la première fois un autre personnage de sa mythologie personnelle, le poète aventurier (cf. San Salvador), n'est certainement pas un hasard. Les deux chansons permettent en effet de comprendre la formation de l’univers de Lavilliers : les aventures brésiliennes sont l’aboutissement du désir d’échapper aux "cheminées d’usine" et à "la misère" qui ont marqué, selon la légende que l'auteur est en train de se forger, son enfance dans sa ville natale, ces images semblant venir tout droit de celles des villes ouvrières du dix-neuvième siècle, comme pour accentuer le contraste entre le rêve et la réalité.

OUVRIER OU CHANTEUR ?
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)

Est-ce pour faire la rituelle tournée des autres industries, est-ce pour persuader les apprentis « manuchards » que les conditions de travail à la Manufacture des armes de Saint-Etienne sont plus avantageuses et plus agréables qu’ailleurs, toujours est-il que les élèves visitent souvent les grosses usines sur Saint-Etienne et dans les vallées qui jouxtent la ville : celle du Gier, celle de l’Ondaine. Ainsi la Compagnie des Aciers et Forges de la Loire, usine tentaculaire qui mange en partie les communes de Firminy et d’Unieux et que domine outrageusement une tour de trempe, noircie par l’usage, de ses soixante-dix mètres de haut sur vingt-quatre de large, immense et sombre parallélépipède rectangle que n’aurait pas renié Stanley Kubrick. La CAFL fabrique, elle aussi, de singulières pièces d’armement. C’est un choc que cette visite-là, l’horreur absolue que de voir des hommes et des femmes travailler dans des conditions qu’on pensait définitivement révolues : le bruit, la chaleur, les cadences, ces femmes qui, inlassablement, transportent des moules remplis de fer en fusion… « Du Zola ! » se souvient encore Raymond* pour qui « toute la classe en a été durablement marquée ». Comment s'étonner si l'œuvre du futur Lavilliers est empreinte de ce souvenir, de ce lieu ?

Viens dans ce pays viens voir où j'ai grandi
Tu comprendras pourquoi la violence et la mort
Sont tatouées sur ma peau comme tout ce décor.
(Fensch Vallée - Bernard Lavilliers, 1976)

Certes, la Fensch vallée, en Lorraine, est pour le moins éloignée géographiquement de la vallée de l'Ondaine, mais la réalité du travail est la même, les outils identiques, la fumée aussi noire qui sort de ces « cheminées qui hululent à la mort ». La terreur et l'émotion pareilles. « J'ai écrit Fensch Vallée parce que ça ressemblait de façon incroyable à Saint-Etienne : laminoirs, mines, immigrés polonais, italiens, arabes. » (1) Qui est alors le jeune Oulion dans cette usine tentaculaire : le « manuchard » en formation ou l'artiste en gestation ? « J'avais l'impression qu'un artiste entend des choses que les autres n'entendent pas, voit des choses que les autres ne voient pas : c'est ma notion de la sentinelle. Il y a une idée obsessionnelle du travail dans le monde ouvrier de mon époque. Celui du mystère des galeries de fond avec l'arrivée du poste de nuit au petit matin sur le carreau des mines dans le brouillard stéphanois ou l'odeur du soufre de Roche-la-Molière, quand ceux qui se battent avec les intestins de la terre sortent calmes et maîtres de la situation, gueules noires et regards bleus. Ceux des laminoirs de Schneider (Sacilor) qui, en mélangeant dans une gerbe de flammes le charbon et le minerai d'acier, en tiraient, comme les premiers alchimistes, une mystérieuse substance aveuglante qui servait à tout et surtout à ciseler avec une trempe habile des épées florentines qui pouvaient se plier jusqu'au pommeau. » (2)

A ces studieuses et impressionnantes sorties scolaires en succèdent d'autres, d'une autre trempe, d'une tout autre veine. L'école est, à tous les titres, privilégiée. Des camps sont régulièrement organisés, en périodes de vacances scolaires, qui rassemblent les élèves des différentes écoles d'armement de l'Hexagone. Dès la première année, on va ainsi - luxe insensé en terre prolétaire - en classe de neige, aux Rousses, dans le Jura ; en fin de deuxième année, ce sera un camp de ski nautique et de canoë, à Vassivière, dans le Limousin... Lors de ces rassemblements, chaque école se doit de défendre ses couleurs, notamment et surtout lors de soirées « spectacles » qui son tout sauf improvisées. Car on accorde grande importance à ces joutes culturelles en prévision desquelles les professeurs laissent largement le temps aux élèves, en lieu et place des cours, pour répéter. Les spectacles sont généralement composés de saynètes et de sketches : ceux de Fernand Raynaud s'y taillent toujours un confortable succès. La chanson est autre mets de choix et l'école de la Manufacture stéphanoise trouve en Bernard Oulion un atout de poids, pièce maîtresse de toute prestation scénique. L'élève a du coffre, il s'accompagne à la guitare et chante tant du negro-spiritual que du Brassens, notamment La Prière, un texte de Francis Jammes que le chanteur à la pipe a mis en musique. C'est à Vassivière que Bernard rencontre son premier public ; c'est vraisemblablement là que se produit le déclic qui fera du jeune Oulion le futur Lavilliers. « Il avait une présence sur scène. Nous, on était derrière. On l'accompagnait mais la vedette c'était lui » (3), se rappelle Emile Mouget*.

C'est presque au terme de ces années d'apprentissage à l'école des « manuchards » que Bernard devient parallèlement l'artiste que l'on sait. Et le fait savoir, en premier lieu à ses camarades de classe. C'est bien, simple : il ne cesse de parler de son ambition. Et de ses concerts, sans pour autant réussir à les convaincre d'y assister. Seul Raymond, un soir, retournera très tard pour Rive-de-Gier, où il habite, par le dernier train : il s'en est allé applaudir son copain tourneur au lycée Mimard, en avril 1965, pour une soirée mémorable. « Le lendemain, nous avions un devoir de législation. Bernard n'avait évidemment rien révisé du tout : il s'est ramassé une des bâches ! » se souvient-il encore, avec une rare précision. Pour autant, en juin de cette année-là, Oulion obtient, comme ses camarades, son certificat d'aptitude professionnelle de tourneur ainsi que le diplôme délivré par le ministère des Armées.

Après les vacances d'été, tous retournent à la Manufacture d'armes, cette fois-ci en tant qu'ouvriers, non au grade d'OS mais à celui de P1, récompense automatique pour qui vient d'effectuer ses années de CAP dans l'établissement. « Pour ma mère je suis devenu un homme quand je suis devenu un travailleur, quand je suis entré à l'usine et que j'ai rapporté des ronds à la baraque. » (4) Premiers salaires d'ouvrier tourneur mais mauvaise pioche pour Bernard qui se retrouve dans le pire des ateliers, « le MS 33 », insalubre et bruyant, à travailler presque à la chaîne sur des tours semi-automatiques : on n'y fabrique que des pièces de moyenne série, en un temps chronométré.

Devant ton tour
Tu rêves pas d'Eve
Toi t'es la pomme
Et t'as une dent
Contre le bonhomme
Qui a nom Adam.
(L'homme en bleu - Bernard Lavilliers, 1965)

Oh bien sûr, il y a cette carotte qu'est la prime et ce n'est pas rien. Mais on ne l'obtient que si on arrive quotidiennement au bout de sa production. Oulion ne la touchera jamais, désertant trop souvent son poste de travail, occupé qu'il est à démarcher in situ ses concerts. Car, hasard ou faveur, compétence ou piston, dans cette entreprise de près de trois mille salariés, on dénombre pas mal de présidents d'associations, de responsables de foyers laïcs, de presque notables du maillage socioculturel de la ville : autant de clients potentiels pour celui qui, dès la sortie du boulot, retrouve sa vraie identité d'artiste de variétés. Il faut être vraiment distrait pour ne pas savoir que le fils Oulion est aussi artiste. Ne vient-il pas au boulot avec son instrument, ce qui fera dire à son chef d'atelier un tantinet irrité : « Moi ça ne me dérange pas qu'il joue de la guitare, mais de là à ce qu'il l'amène dans l'atelier... » Bernard est si souvent absent de sa machine qu'on l'affuble d'un surnom qui en dit long sur l'énergie qu'il met au travail, à la Manu : celui de « lime sourde », tant il semble ne pas faire beaucoup de bruit avec cet outil. D'atelier en atelier, il s'en va faire la retape auprès de ses collègues ouvriers pour écouler sur place ses billets de concerts : « J'ai commencé à chanter quand je travaillais à l'usine. C'était des fois dans des amicales laïques, ou alors je louais un cinéma. Et le dimanche après-midi, je faisais des concerts. Enfin, des concerts, si on peut dire ! Je vendais les billets à l'usine. Les mecs se disaient : "Allez, on va lui faire plaisir. C'était pas cher. - Tu chantes quoi ? - Mes chansons. - Oh la la, merde !" Et ils venaient : c'est comme ça que j'ai commencé. mais c'était pas terrible, ce que je faisais. » (5)

[...]

« A quinze-seize ans, j'avais rêvé de partir mais, en même temps, j'étais en usine [...] et je me disais : "Dans la trajectoire où tu es, si tu restes encore deux-trois ans de plus, tu es cuit, tu vas avoir peur." Je peux avoir peur mais je me provoque. J'ai repoussé les limites de ma peur de plus en plus loin. » (6) Il était dit que Bernard ne ferait pas de vieux os à la Manufacture d'armes. Notre jeune homme demande son compte et laisse son bleu au vestiaire : il a amplement respecté le contrat passé avec son paternel.

* NDLR : Raymond Arcos et Emile Mouget, apprentis à l’école de la MAS et camarades de classe de Bernard Oulion.

(1) Paroles et Musique n°64, novembre 1986, propos recueillis par Jacques Vassal.

(2) Solidaritude, texte de Bernard Lavilliers pour L'Humanité, février 1995.

(3) Entretien avec l'auteur, juin 2007.

(4) Dans France nouvelle, publication du Parti communiste français, 1979.

(5) Forum FNAC Saint-Etienne, septembre 2004, propos recueillis par l'auteur.

(6) Cosmopolis n°20, avril 1984, propos recueillis par Patrick Geay et Catherine Roubaud.

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