LA VÉRITÉ

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Karl-Heinz Schäfer
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1975

La vérité, insaisissable sous les coups de la censure et des propagandes, les premiers chœurs féminins dans une chanson de Lavilliers, et la deuxième chanson, après Chanson douce, dont il n'a pas écrit la musique, celle-ci étant de Karl-Heinz Schäfer, l'arrangeur de l'album Le Stéphanois, comme du précédent, Les poètes.

LAVILLIERS ET LA VÉRITÉ
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)

Flash-back. 1967. L'exil parisien a beau être volontaire, il n'en est pas moins difficile à vivre. Bernard s'y sent seul, même si, un temps, sa femme Dominique s'en vient dans la capitale, pour y séjourner, pour y accoucher. Il n'a pas ou peu d'amis. On ne sait rien de lui, il ne parle pas, ne se confie jamais. C'est une tombe. Il souffre et, pudique, ne le montre pas, n'en laisse rien paraître. Surtout pas à sa famille, à laquelle il adresse de loin en loin des nouvelles rassurantes, comme le ferait n'importe quel exilé qui, quelles que soient ses conditions de vie, va décrire avec emphase sa supposée réussite.

Quand il descend à Saint-Etienne voir ses parents, pour autant qu'il ait une actualité discographique présente ou à venir (trois 45 tours cette année-là, son premier 33 tours un an plus tard...) et même si la presse quotidienne régionale ne fait pas grand cas de la chanson, Bernard trouve toujours un journaliste à son écoute pour obtenir le papier reflétant ses succès parisiens du moment. Ainsi, à lire La Tribune-Le Progrès de janvier 1968, il est « directeur artistique de La Méthode » où « il présente, à son tour, d'autres jeunes ». Et « envisage même de monter son propre cabaret ». Affabulations ? Oui mais si peu : de simples arrangements avec la dure réalité qui, bien que prenant un important lectorat à témoin, ne sont destinés qu'à ses père et mère auxquels il cachera autant que possible une situation des plus précaire, ses affres et ses doutes, pour leur laisser croire que tout va bien, qu'il se débrouille comme un chef, tant qu'il réussit. Et si c'est écrit dans le journal, c'est que c'est vrai !

Au Dauphiné comme au Progrès - les deux titres régionaux de l'époque -, ce n'est jamais le même journaliste qui le reçoit : il n'y a ni mémoire ni suivi. Jamais personne ne prend le temps de vérifier ce qui est dit, a fortiori de contrôler la moindre information. Déjà qu'on imprime telles quelles les bios des stars aimablement fournies par les organisateurs ou par les maisons de disques, quand un artiste originaire du cru s'en vient quémander un article, il ne viendrait pas une seconde à quiconque l'idée de mettre en doute ses dires... Au gré de son imagination ou de ses besoins, on peut, c'est facile, distordre la réalité, noircir le tableau ou, au contraire, l'embellir. C'est champ libre pour reconsidérer son passé, farder la vérité, s'inventer par touches une histoire, se bâtir un début de légende. Et par là même s'appeler un destin.

Georges Rey, journaliste à La Tribune-Le Progrès dans les années 1970-1974 : « J'ai rencontré Lavilliers trois ou quatre fois, au café Le Glacier, tout à côté du journal, où se donnaient la plupart des rendez-vous. En fait le journal n'était que l'annexe du Glacier. Nanar venait d'enregistrer un disque, Les Poètes, et sollicitait un papier. C'était un garçon de bonne compagnie, au physique plus poète que baroudeur. Son "service de presse" était plus que réduit car il ne pouvait pas me donner un exemplaire de ce disque, juste me prêter le sien ! Il se disait plutôt fauché, logeant souvent dans une camionnette aménagée. J'aimais bien ses chansons, paroles avec déjà des images. Je l'imaginais plus vers une bonne carrière "circuit des MJC" et lieux alternatifs à la Graeme Allwright que vers le succès grand public qui allait suivre... »

Mais les articles parus alors à Saint-Etienne passent inaperçus au plan national. Et meublent à peine un press-book désespérément vide. Car les rares journalistes qui se déplacent dans l'environnement du Quartier latin ignorent superbement ce Lavilliers qui n'est pas dans le ton, dans le son, dans le créneau du moment.

Que diantre faut-il faire pour attirer et retenir leur attention, quand on n'évolue ni dans la variété la plus insipide qui occupe les ondes ni dans la très orthodoxe rive gauche qui prévaut alors dans les cabarets ? A force, Bernard finit par détester cette chanson « intello » qu'il a jadis prise en exemple, qu'il a un temps côtoyée à son arrivée à Mouffetard. Il méprise tout autant la variété. Et le rock, au moins pour l'heure, l'indiffère : ni Elvis Presley, ni Johnny Hallyday, ni les Doors ni les Chaussettes Noires n'ont jamais été sa tasse de thé. Il est ailleurs : intuitivement il pressent qu'il lui faut se trouver une nouvelle voie, créer un genre qui - grande prétention - n'existe pas encore. Quitte, s'il le faut, à s'inventer le personnage et la tenue qui vont avec. C'est ce qu'il va s'employer à faire...

Pourquoi pas se recomposer un passé entre tous idéal, si peu commun, qui cultive une dramaturgie de feuilletons populaires, avec ses coups du sort et ses actes de bravoure, une mythologie personnelle qui vous tiendra lieu pour toujours au mieux de cursus, au pire de bouclier ? On le sait, ils sont légion les artistes à s'arranger avec la réalité d'une biographie manquant par trop de relief : en particulier les rockeurs et yé-yé des années soixante qui rivalisent d'épate dans les gazettes. Souvent, ce sont les maisons de disques qui vous inventent un passé, tel celui d'un certain Johnny Hallyday, fils adoptif d'un Américain, qui a vécu toute son enfance dans un ranch des Amériques (1) : les préposés aux bios sont, n'en doutez pas, d'une grande capacité d'imagination... Sauf que personne n'est dupe ; cela participe d'un jeu entre l'artiste et le public. Certaines carrières, on le sait, font peu de cas de chanteurs marionnettes pour lesquels on invente amours et peines à profusion, pourvu que leur nouvelle vie s'étale complaisamment en pleines pages quadri dans la presse pour jeunes ou à la « une » des journaux à scandale, en totale synchro avec leur actualité discographique. Ainsi carbure ce chaud business...

On sait le mythe tenace accolé à la même Moineau, notre Piaf nationale, censée naître le 19 décembre 1915 dans la rue, sous un réverbère parisien, à la hauteur du 72, rue de Belleville (2). On sait l'enfance d'Edith, fille de misère, d'une chanteuse de rue et d'un contorsionniste antipodiste, trimbalée d'un parent à l'autre, d'une grand-mère à l'autre, pour atterrir chez Madame Louise, tenancière d'un bordel. On sait la cécité qui s'empare de la gamine, que seules les prières des prostituées parties en pèlerinage à Lisieux parviendront à guérir. On sait, oui, on sait... Quand la légende est plus belle que la réalité, c'est elle qu'on imprime, surtout si l'intéressée n'est pas la dernière à l'alimenter, y rajoutant au passage une couche et pas mal de flux lacrymal.

Il existe un autre mythe tout aussi fort dans la chanson française, plus élaboré encore : celui de Lavilliers. Et là, nul besoin de brainstorming, de complices de plume ou de journalistes zélés pour réécrire sa vie et créer de toutes pièces le héros que l'on sait ; nul besoin de marketing pour en assurer la communication : Nanar fut bien assez grand pour s'en charger.

Reste à savoir qui, de son art ou de son personnage, a inventé l'autre ; lequel a donné naissance et légitimé l'autre ?

Un petit arrangement par-ci, un gros bobard par-là, des envolées verbales qui, d'abord désordonnées, prennent consistance en rentrant dans une chronologie cohérente, et voilà qu'au fil des années se construit le héros que l'on sait, l'aventurier né dans la quasi-misère, le fils chétif qui va presque canner à sept ans d'une double congestion pulmonaire et d'une pleurésie, le gamin turbulent dont une ratière pour mômes viendra à peine à bout, le blouson noir et boxeur pour qui le monde s'ouvre par sa grande porte amazonienne.

Pour Bernard, les années 1966-1975 sont une décennie de galère. Mais aussi une période de fécondation, des années de cocon au bout desquelles, tel un papillon se libérant de sa chrysalide, il va surgir, nouveau et puissant, à la face du monde. A tort ou à raison, Nanar semble croire que l'artiste ne peut se suffire à lui-même, qu'il lui faut créer un environnement, une ambiance spécifiques. Et Lavilliers d'imaginer ce « concept » d'aventurier de la chanson, littéralement extraordinaire, presque un surhomme, chargé d'un passé qui va entrer en résonance avec moult éléments de notre culture populaire, de nos désirs, de ces rêves qui nous hantent, même secrètement, et qu'on sait d'avance ne jamais pouvoir réaliser. Lavilliers sera donc, par procuration, un peu, beaucoup de nous-mêmes. Il invente le marketing avant l'heure.

Il restera ainsi ce gamin turbulent, ange et démon, toujours en lutte pour sa survie, dans la maladie comme dans la société, à la campagne comme au cœur des cités. Ouvrier devenu artiste, taulard récurrent, boxeur et baroudeur, témoin des soubresauts du monde, envoyé spécial partout où s'arme la folie des hommes, grande gueule et poète, il se verra l'égal de Cendrars, le double de Corto Maltese, gentilhomme de fortune et d'infortune. De quoi nourrir à profusion une ribambelle de chansons... Et susciter néanmoins la suspicion, quelques doutes et des questions. Parfois même chez certains de ses confrères, comme Gilbert Laffaille avec Neuilly blues (3), séduisant brûlot qui, à sa création, visait autant Bernard Lavilliers que Renaud, l'ouvrier baroudeur et le vrai-faux loubard du périph'. Laffaille y pleure son triste sort : celui de n'être que trop bien né, à Neuilly, alors qu'il aurait pu naître dans la zone ou au moins en banlieue. Il a beau ressasser sa vie par le menu, elle demeure dramatiquement sans relief, désespérément sans histoires à se mettre sous la plume. Même pas souffert durant l'enfance, même pas bossé en usine, il y en a qui ont de la chance, mais lui non, rien qui puisse lui être utile !

J'ai rien à chanter [...]
J'ai jamais été soudeur ni mineur ni taulard
Le destin tu peux pas lutter contre.
(Neuilly blues - Gilbert Lafaille, 1980)

Lavilliers tricoteur d'histoires ? Pas seulement, ou beaucoup plus que cela. Car ces histoires, Bernard les vit vraiment, intensément, au plus profond de son être. Ce n'est pas un scénario dont il s'appliquerait ensuite à écrire les paroles, les dialogues. Ces parts d'histoire sont en lui, comme un double, comme l'Autre qui, peu à peu, va s'imposer et se substituer au banal et fade Bernard Oulion de jadis. Le personnage de « Lavilliers » s'impose, rayonnant, truculent, fort de savoirs et d'expériences, riches d'aventures qui ne peuvent cohabiter avec un passé finalement trop commun, banal à mourir. Qui vont se substituer totalement au passé. Comme des vies un temps liées dont l'une va définitivement prendre le pas, reléguant l'autre aux oubliettes.

(1) Anecdote relatée par le journaliste Fred Hidalgo.

(2) Lors d'une enquête de proximité, le journaliste Marc Robine découvrira que sa mère lui avait donné banalement le jour à la maternité Tenon, registre des naissances faisant foi et nom de la sage-femme et de l'interne de service à l'appui (in Paroles et Musique n°31 daté de juillet-août 1983).

(3) Sur l'album Kaléidoscope, chez Musidisc.

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