JULIETTE 70
Paroles | Edgar de Lyon (Bernard Lavilliers) | |
Musique | Edgar de Lyon (Bernard Lavilliers) | |
Interprète | Edgar de Lyon (Bernard Lavilliers) | |
Année | 1969 (inédit) |
Deuxième et dernière chanson de "l'énigme Edgar de Lyon" : une déclaration d'amour second degré à la variété.
L'ÉNIGME EDGAR DE LYON
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
De retour sur la Capitale, Alain Meilland, qui n’a pas vu Bernard depuis plus d’un an, le fait chercher. Ainsi alerté, Lavilliers rapplique illico, avec ses chansons et sa guitare, chez Meilland qui loue alors, en communauté, un grand appartement rue des Archives, dans le Marais. A l’assemblée des colocataires, Lavilliers offre alors un récital qui laisse tout le monde ébahi. Alain Meilland raconte la suite : « Je comprends, à travers ses propos, que Bernard galère et je lui propose d’établir le contact avec mes nouveaux potes de Lorraine pour qu’il aille gagner quelques sous là-bas. La suite de la Lorraine, vous la connaissez. Ça a donné quelques merveilleux titres qui faisaient parfois dire à des fans trop sûrs d’eux que Lavilliers était lorrain ». Ce soir-là, avant de prendre congé de ses hôtes, Bernard tend un disque à Alain, un 45 tours à l'élégante et noire typographie sur fond rouge vif, sans photo : « Cadeau, tu écouteras ça ! ». C’est quoi ? « Oh, rien… un truc que je viens d’enregistrer sous un faux nom pour me foutre de la gueule de tous ces minets qui font de la guimauve. Alors ça, tu vas écouter, c’est de la super guimauve ! ». « – Mais on va savoir que c’est toi… on va te reconnaître ! » proteste Alain. « A part toi et quelques autres, qui me connaît ? » lance Lavilliers, mélancolique et résigné. De ce blues-là, de cette déprime, reste ce disque, forcément un collector, introuvable, paru aux éditions As de trèfle, enregistré sous le pseudonyme… d’Edgar de Lyon : les titres en sont Camélia blues et Juliette 70.
« Le lendemain j’ai écouté le disque. J’ai ri et frémi en même temps : il en était où le Bernard ? Cinq ans après j’ai monté un spectacle très café-théâtre qui s’appelait Deux Mille Ans de chansons. Dans une scène j’y jouais Frédéric Chopin chantant (en play back, avec la voix de Lavilliers) à Georges Sand « Tu es mon amour poitrinaire… » J’ai fait en sorte que Bernard sache que j’avais utilisé son enregistrement, mais nous n’en avons jamais reparlé. De la pudeur sans doute… » conclut Meilland.
Même entendu sous l’angle du pur gag, ce disque restera une énigme. A tout le moins une pièce singulière, rare et non revendiquée, un Ovni de la discographie Lavilliers. Sur une orchestration sirupeuse à souhait, qui tire abusivement sur les cordes, dans une intonation vocale qui, là encore et de façon flagrante, fait songer à Ferrat, Camélia blues peut souffrir d’une autre lecture que celle de se moquer de la variété du moment. Et, paradoxalement, nous apparaître comme un bien bel exercice de style, qui singe et (par)achève l’héroïne d’Alexandre Dumas fils, toussant à chaque couplet et se terminant dans la folie :
Tu es mon amour poitrinaire
Mon cupidon tuberculeux
T’es mon virus héréditaire
T’es mon rhumatisme infectieux
Juliette 70 n’épouse pas non plus les formes de la sirupeuse variété. Tout au plus, cette autre et singulière chanson d’amour à la morale vénale subit une orchestration digne d’un générique d’un film de divertissement ou d’une série télé du moment : énergique, bruyante, désordonnée :
J’aime tes lectures érotiques
J’aime tes censures chroniques
(…)
J’aime tes solutions décadentes
J’aime tes 10 000 livres de rentes
Il est permis de ne pas croire au gag mais, simplement, de constater l’épisode sans suite d’un chanteur qui, alors dans l’impasse, dans la mouise, se cherche une issue. Quitte à flirter, par deux textes au demeurant fort honorables, avec la chanson dominante qu’est la variété… En faisant une variété qui n’y ressemble pas. Car comment un artiste aussi désargenté que Lavilliers peut l’être à ce moment-là, pourrait-il s’offrir le luxe d’enregistrer un disque rien que pour se moquer d’une « variétoche » qu’au mieux il se soucie comme de sa première chemise, qu’au pire il vomit ? Signalons, quand même, que les arrangements de ce disque sont confiés à Jean Claudric – par ailleurs frère de l’écrivain et journaliste au Canard enchaîné Roland Bacri –, qui est déjà l’arrangeur et chef d’orchestre des plus grandes vedettes de la chanson passées et présentes : de Maurice Chevalier à Joséphine Baker, de Fernandel à Michel Polnareff, Johnny Hallyday, Dalida, Sheila, Charles Aznavour, Mireille Mathieu, Marcel Amont et, entre autres, Michel Sardou, ce jeune trublion qui vient de faire une entrée remarquée dans la chanson avec Les Ricains, en pleine vague d’anti-américanisme due à la guerre du Viêt-Nam. Claudric est aussi le compositeur du tube d’Enrico Macias Les Filles de mon pays. Un tel « acteur » de la variété, si important et respecté dans la machine du show-biz, ne pourrait se rendre complice d’une telle farce, sauf à se tirer une balle dans le pied.
Ce 45 tours restera cependant à l’état de disque promotionnel : il ne sera jamais commercialisé et l'éphémère label As de Trèfle, idée d'une productrice mise en relation avec Bernard par le déjà radiophonique Jean-Louis Foulquier, disparaîtra avec lui. C’en sera fini aussi pour toujours d’Edgar de Lyon que, d'ailleurs, l’histoire officielle de Bernard Lavilliers fait mine de ne pas retenir.