LE MÉTIER
Paroles | Bernard Lavilliers | |
Musique | Bernard Lavilliers | |
Interprète | Bernard Lavilliers | |
Année | 1968 |
Après Petit boulot, la deuxième des nouvelles chansons de l'album Bernard Lavilliers à s'attaquer au "petit fauteuil charmant" de la Rive gauche et à faire part des doutes de l'auteur sur son avenir dans "le métier". Il est vrai qu'il est alors très loin du succès d'Aznavour, qui essuie ici, comme dans La frime, ses sarcasmes en tant que prototype honni du chanteur de variété.
DES DÉBUTS DISCOGRAPHIQUES DISCRETS
(Les vies liées de Lavilliers ; Michel Kemper ; 2010 ; Editions Flammarion)
Même s'il connaît nombre de déceptions, s'il vit nombre de déconvenues, si le métier ne lui semble pas être tout à fait ce qu'il espérait, Bernard tombe néanmoins assez vite sur des professionnels à l'affût de nouveaux talents, prêts à l'auditionner. Ainsi, c'est en chantant dans un bistrot « pour gagner trois sous » qu'il rencontre, début 1967, Jean-Pierre Hébrard, de chez Decca : « Passez me voir à mon bureau », lui dit l'avisé directeur artistique, en lui tendant sa carte. Notre chanteur s'y rend dès le lendemain et entend Hébrard lui offrir la possibilité d'enregistrer un 45 tours, avec cependant l'exigence de chansons inédites. Bernard écrira pour ce premier disque deux titres. L'un raillant Saint-Germain ; l'autre, Chanson pour ma mie, vraisemblablement hommage à sa jeune épouse, Dominique, qui s'apprête en ce moment précis à lui donner son premier enfant. Un titre dans lequel on trouve en filigrane d'autres préoccupations et obsessions récurrentes : Nanar a beau dessiner, chanter et crier le nom « amour », il n'en oublie pas pour autant la condition d'ouvrier et la lutte antifranquiste qui, toujours, l'obsède :
Sur les murs prisonniers de mon usine bagne
Sur les chemins de feu qui mènent à l'Espagne
[...]
Je veux chanter ton nom : amour.
(Chanson pour ma mie ; Bernard Lavilliers ; 1967)
Dans la précipitation, il reprend deux chansons tirées de l'époque stéphanoise (Le Marché blanc et Rose-rêve) pour compléter ce premier quatre titres. « Il a à peine vingt ans. Né à Saint-Etienne, il y grandit et c'est devant son tour d'ouvrier métallurgiste qu'il compose ses premières chansons. Petit à petit, il se fait connaître et, tout seul, organise dans sa ville, puis à Lyon et à Grenoble, de véritables récitals. Il chante seul, avec sa guitare, sans publicité, et tient en haleine des centaines de spectateurs. Puis il "monte" à Paris. Le jour où il est venu nous voir, nous avons été subjugués, comme les spectateurs stéphanois, par ce grand garçon à la voix grave, et ses extraordinaires chansons. Ce disque n'est qu'un échantillon de son grand talent. Découvrez-le. » Soit dit en passant, c'est en lisant ce texte que ceux qui le connaissent, dans l'environnement de la rue Mouffetard, apprennent son passé d'ouvrier. Car Nanar est à ce point secret que, même en le côtoyant quotidiennement, on peut très bien ne strictement rien savoir de lui.
Un deuxième 45 tours EP sort à quelques semaines d'intervalle : là encore, Bernard prélève à nouveau deux titres sur sa période stéphanoise (La Frime et Les Feux d'artifice) auxquels il adjoint deux chansons récentes (Pauvre Rimbaud et Quand ma plume). En septembre enfin, paraît un troisième 45 tours avec Paris-redingote de plomb, L'Oiseau de satin, Légende et un texte du poète anarchiste Gaston Couté : La Dernière Bouteille, qu'il interprète en scène depuis pas mal de temps. Le premier album, un 33 tours 30 cm, sortira en 1968 chez Decca : le visuel est un portrait de l'artiste, en noir et blanc, dessiné à la plume par un peintre de Montmartre. Six titres (Chanson pour ma mie, Rose-rêve, La Dernière Bouteille, Paris-redingote de plomb, La Frime et Quand ma plume) sont repris des 45 tours, aux côtés de huit inédits : Petit boulot, Le Métier, Chanson Dada (texte du surréaliste Tristan Tzara), La Bossa cancanière, Eurasie, Le Poète crotté, Chanson douce et Climat. Un ensemble qui ne peut souffrir la comparaison avec l'œuvre véritable de Lavilliers, celle qui reste à venir et que l'on connaît aujourd'hui. Non en raison de la qualité intrinsèque de ces chansons, car il n'y a pas de déchet, c'est du beau travail, mais de leur facture classique, dans l'écriture et sa composition. Dans le chant aussi : Bernard pousse alors sa voix dans le grave, tentant toujours de donner l'impression d'un artiste d'âge plus mûr. On détectera sans mal l'influence de Ferré et de Brel en ces « premiers pas ». Mais plus encore celle de Ferrat quant à l'interprétation.
L'album ne se vendra pas plus, ou si peu, que les 45 tours précédents. L'enthousiasme de notre chanteur s'émousse. D'autant qu'il n'a pas forcément bonne presse auprès des directeurs de cabaret : ses apostrophes au public le desservent. Et le fait de teinter son répertoire de musique brésilienne n'a pas franchement l'heur de plaire à des patrons très calibrés « rive gauche ».