LE MARCHÉ BLANC

Paroles Bernard Lavilliers
Musique Bernard Lavilliers
Interprète Bernard Lavilliers
Année 1967

Comment "la raison" pousse les jeunes filles de "bonnes familles" à délaisser leur amant "gitan" pour se vendre à "un mari d'affaires" "dans les belles églises" du "marché blanc".

LA RÉVOLUTION DU MARIAGE D'AMOUR
(Les Collections de L'Histoire n°72 ; Anne-Marie Sohn ; juillet-septembre 2016)

Dès la Belle Époque, le mariage d'amour a gagné sur le mariage de raison. La famille se fonde désormais sur l'association librement choisie de deux individus. Avec toute l'incertitude que comporte cette nouvelle donne.

Même si le mariage chrétien suppose le consentement des époux, les pesanteurs sociales, la nécessité de préserver le patrimoine et, au XIXe siècle, les impératifs du mode de vie bourgeois ont longtemps fait prévaloir le mariage arrangé. La paysannerie propriétaire et la bourgeoisie choisissaient le futur conjoint ou la future épouse dans le même milieu afin de conforter le statut social de la famille. Passer outre le consentement des parents, la majorité matrimoniale étant fixée à 25 ans, était socialement risqué pour les jeunes gens aisés.

Or plus on avance dans le XIXe siècle, plus il est difficile d'imposer un conjoint. Les jeunes filles acquièrent le pouvoir de dire non aux prétendants récusés, à défaut de pouvoir imposer l'élu de leur cœur. A partir de 1890, « être marié par quelqu'un » commence même à constituer une tare. Aussi des parents refusent-ils de plus en plus, par amour pour leurs enfants, de faire leur bonheur malgré eux.

Dès la Belle Époque, le mariage d'inclination devient donc la norme pour tous même si l'on trouve encore des mariages arrangés dans les années 1930. Là où les promis ont pour toute fortune leurs bras, chez les ouvriers, les artisans ou les petits employés, le libre choix du conjoint est encore plus précoce. Les progrès de l'individualisme, pour les hommes comme pour les femmes, y sont pour beaucoup, de même que le relâchement des contraintes communautaires dans une société plus mobile.

Après la guerre de 14-18, les paysans vont jusqu'à s'en remettre à leurs filles pour trouver un mari dans des classes d'âge frappées de plein fouet par l'hécatombe. Le nouveau régime matrimonial impose à chacun le soin de trouver un partenaire. Ce choix semble laissé au hasard mais il n'en est rien. Les chances de convoler dépendent des occasions de rencontre et de l'étendue du marché conjugal. Elles restent étroitement corrélées au milieu. Si l'amour fonde le couple, le mariage obéit à des règles strictes. L'endogamie (1) géographique et les mariages entre cousins reculent, certes, mais l'hypergamie reste la norme.

LIEUX DE RENCONTRE

Le travail, aux champs, à l'usine puis au bureau, ainsi que les relations familiales et amicales offrent nombre d'occasions de rencontre. La sociabilité juvénile et les loisirs jouent un rôle décisif puisque jeunesse rime aussi avec amusement. Jusque dans les années 1960, les jeunes gens se retrouvent au bal, au dancing ou au cinéma. La rencontre ne suffit pas, néanmoins. Dans la compétition qui s'engage, chacun doit se faire remarquer et plaire, par son physique et son élégance au premier chef, mais également par sa conversation et sa manière d'être. Les garçons doivent se plier à la nouvelle donne et ceux qui se montrent gauches et inaptes à la danse sont voués au célibat. Là plus que jamais, les jeunes filles ont le pouvoir de dire non. Une fois leur sélection faite et les avances acceptées, s'engage ce qu'on appelle encore la « fréquentation », un entre-deux qui permet aux jeunes gens de mieux se connaître et d'éprouver leur attrait mutuel.

ERREUR SUR LA PERSONNE

La demande en mariage suit de peu la déclaration d'amour et ouvre une nouvelle phase. Attendue avec impatience par les filles, elle s'opère en tête à tête avant que la famille soit informée. Celle-ci a toujours son mot à dire. Les mères ne se privent pas de donner leur avis. Mais les jeunes gens ont le dernier mot. Dès la promesse de mariage, les filles considèrent le jeune homme comme leur futur et, à partir de la fin de la Grande Guerre, rares sont celles à qui leur promis ne demande pas « une preuve d'amour ».

La plupart d'entre elles résistent et peuvent dire « non » sans pour autant compromettre leurs chances matrimoniales. Mais les demandes se font de plus en plus pressantes. Bien des jeunes basculent alors insensiblement des baisers à l'étreinte passionnée. Si les liaisons hors mariage ont toujours existé, le développement des relations prénuptiales réside dans ce lien neuf entre mariage et amour. A s'en tenir aux seuls mariages légitimant les conceptions prénuptiales, 10 % des jeunes filles tout au plus sautent le pas avant 1914, mais près d'un tiers déjà dans les années 1930.

Les jeunes filles « sages », entendons celles qui ont pour seul amant leur fiancé, ne s'engagent pas, cependant, à la légère. Elles se font répéter promesses d'amour et de mariage, attendent parfois la publication des bans. Et elles se refusent plusieurs fois afin de ne point passer pour faciles. Dans les classes populaires, les plus habiles sont les ouvrières de la ville qui savent se faire épouser en cas d'« accident » mais ont également des partenaires sincères et aimants. Les plus vulnérables sont les ouvrières agricoles et les domestiques sans fortune ni appui social, victimes de jeunes hommes exploitant sans scrupule leur crédulité. Le recul de la double morale, indulgente pour le jeune homme qui jetait sa gourme et inflexible pour la jeune fille « légère », ainsi que la maîtrise croissante de la fécondité, reposant sur le coït interrompu et le filet de secours d'un avortement en cours de banalisation, permettent, néanmoins, de tenter l'aventure.

L'amour est devenu le ciment du couple avec toute l'incertitude et les souffrances que comporte cette nouvelle donne : ruptures, désormais licites, désamour, erreur sur la personne... La famille se construit dès lors sur l'association de deux individus qui se sont librement choisis. Les conjoints ne reproduisent plus mécaniquement les rôles jusqu'alors dévolus aux pères et aux mères de famille, mais négocient les concessions et la place de chacun, en jouant sur des sentiments qui masquent parfois des rapports de force fondés sur le genre.

(1) L'endogamie consiste à choisir un partenaire qui appartient à son milieu (social, géographique, religieux). L'hypergamie désigne le fait de prendre un conjoint dont le niveau social est supérieur au sien.

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