CUPIDON S'EN FOUT
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1976 |
Après Sale petit bonhomme, Brassens s'en prend à nouveau à Cupidon, lui reprochant cette fois, et non sans amertume, de ne pas s'être déplacé "Pour changer en amour notre amourette".
LE DRAME DES MAL-MARIÉES
(L'Histoire n°492 ; Yannick Ripa ; février 2022)
Consentir n'est pas toujours vouloir et le mariage reste avant tout au XIXe siècle une alliance entre deux familles. Pour les femmes, destinées au foyer et sans autonomie financière, il s'apparente à une obligation. Les plus rebelles à ce modèle ont laissé des témoignages poignants.
Le soleil se lève à peine ce 27 août 1887 quand la jeune Fortunée, 20 ans, enjambe la rambarde du pont de Puteaux à Paris. Comme tant de désespérées, elle a choisi la noyade pour mettre fin à ses tourments. Elle préfère mourir plutôt que de renoncer à épouser celui qu'elle aime, et refuse de devenir la femme d'un homme qui sera choisi par les siens. Pourtant, depuis la Révolution française, le mariage a cessé d'être uniquement un sacrement pour être d'abord un contrat civil consenti entre les deux parties, libres ainsi de toute contrainte.
En 1804, l'article 146 du Code civil le confirme : « Il n'y a pas de mariage lorsqu'il n'y a pas de consentement. » Celui-ci peut être émis une fois la majorité matrimoniale atteinte (18 ans révolus pour les garçons et 15 ans révolus pour les filles). Toutefois « un acte respectueux et formel demandant le conseil des parents » (art. 151) est exigé jusqu'à l'âge de 30 ans pour les garçons, et de 25 ans pour les filles. Sans cet accord des parents, il ne peut y avoir de consentement. Passé ce délai, que l'élu de Fortunée ne semble pas disposé à attendre, plus aucun obstacle ne s'oppose à l'union. Mais la jeune fille met fin à ses jours par un geste qu'on sait ne pas être isolé, sans pouvoir néanmoins le quantifier. Il révèle qu'au-dessus de la loi existe la police des familles.
Sans doute, Fortunée ne s'est-elle pas sentie capable de résister à la pression des siens. Le mariage est à leurs yeux, comme à tant d'autres, moins une affaire de sentiments qu'une affaire tout court ! L'intérêt financier de l'union - que ce soit l'addition de deux fortunes ou celle de maigres biens -, le souci homogamique, particulièrement fort dans l'aristocratie et la bourgeoisie, l'espoir d'une ascension sociale sont au cœur des stratégies matrimoniales élaborées par les mères, les marieuses, et finalisées par les pères, les chefs de famille. Même si les affinités semblent davantage prises en compte qu'autrefois, les mariages, dans ce XIXe siècle où la bourgeoisie triomphante impose ses valeurs, relève avant tout de l'alliance et non, en priorité, du cœur.
La preuve en est que, dans les milieux aisés, le bal de la noce a lieu, très souvent, le soir de la signature du contrat devant notaire, précédant ainsi la cérémonie. Comme tout acte de cette nature, celui-ci devrait pouvoir être rompu, mais la réaction familialiste sous la Restauration provoque en 1816 la suppression du divorce, aux conditions déjà restreintes sous le Premier Empire. Désormais, seule la séparation de corps constate la désunion.
Accepter de se marier par convenance a toujours été plus facile pour les garçons que pour les filles. Les premiers - auxquels leur éventuel célibat sera peu reproché, même si la figure du bon citoyen est celle du bon père et du bon mari - sont conscients que leur réussite s'inscrira dans la sphère publique. Non seulement être époux ne sera pas leur identité première, mais les accommodements avec la morale accordés à leurs prétendus besoins permettront leur épanouissement sexuel ; rien de tel pour les secondes.
Parce qu'alors la destinée des femmes se résume toujours à être épouse et mère, le mariage leur est une obligation ; mais il ne leur est pas ainsi présenté. A renfort de contes dont le héros est un prince charmant et de poupées pour développer l'« instinct maternel » des petites filles, celles-ci intègrent que le jour de leur mariage sera « le plus beau de leur vie », le début du bonheur au sein du foyer dont elles seront les reines, anges gardiens de leur mari et de leurs enfants. Pour convaincre les récalcitrantes, est agité l'épouvantail de la « vieille fille » : laissée-pour-compte, soupçonnée de l'être en raison d'un handicap ou d'un vice caché, marginalisée par la société, parangon donc de l'échec d'une vie de femme.
Planche de salut pour survivre
A cette contrainte morale, s'en ajoute une, matérielle, plus pesante encore : exclues jusqu'au dernier tiers du siècle d'un enseignement de qualité, dépourvues d'une formation professionnelle nécessaire à un emploi rémunérateur, sous-payées en raison de leur sexe qui ferait d'elles des ouvrières imparfaites, les femmes n'ont comme unique planche de salut que le mariage pour survivre. Dans les couches supérieures, il se doit d'être « beau » avec un homme brillant et riche ; dans les classes populaires « bon », avec un « honnête travailleur ». Dans ces conditions, difficile de parler d'un libre choix féminin : le refus de la proposition matrimoniale est soit inaudible dans le cadre familial, soit impensable dans un contexte de fragilité économique, soit les deux à la fois.
Pour s'échapper de cette impasse, il est une solution moins extrême que celle trouvée par Fortunée, mais tout aussi radicale : renoncer au monde, non à celui des vivants, mais à celui de la société. L'entrée dans les ordres s'offre comme un possible échappatoire au renoncement de soi qu'est le mariage sans amour. Faut-il alors voir un lien entre l'explosion des vocations féminines sous la Restauration et la suppression du divorce ?
Quoi qu'il en soit, les griefs des femmes contre le mariage sont légion : « Demandons-nous [...], s'interroge en 1904 la future poétesse Catherine Pozzi, âgée de 22 ans, si le mariage est une institution pour nous souhaitable. Et bien non. Non, quel que soit l'homme. Pense, pense à cette servitude, à cette habitude » ; aussi préfère-t-elle éconduire un prétendant plutôt que d'« entrer en se mariant dans un cadre dont on ne sortira jamais, c'est cela, cela, cela que je ne peux pas » (1).
Pas encore fiancées, les unes confient leurs réticences à leur journal intime, les autres à leurs correspondantes ; une fois mariées, elles s'ouvrent à leur mère de leurs désillusions, convaincues que celle-ci connaît leur désarroi pour l'avoir éprouvé. Le relâchement, par l'éloignement, du lien familial et amical, le déracinement éventuel d'avec sa région d'origine, la cohabitation avec une belle-famille, encore si fréquente, surtout en milieu rural, le choix du domicile conjugal par le seul mari : tout concourt aux projections les plus sombres. Quant à la méconnaissance des relations sexuelles chez les petites-bourgeoises, très souvent élevées comme des oies blanches, tenues, malgré les recommandations médicales, dans l'ignorance de « la chose » que l'accouplement des animaux a rendu familière aux rurales, elle plonge ces promises dans une profonde angoisse. Ne découvrant l'expression du désir masculin que la nuit de noces, celle-ci tourne, fréquemment, au cauchemar.
Au consentement obligé, au vu et au su de tous, succède la relation sexuelle forcée dans le secret des alcôves ; même connue, elle ne peut être considérée par les tribunaux comme un viol, puisque le Code civil impose le devoir conjugal à l'épouse (article 215 : « communauté de vie », signifiant de toit et de lit). Toutefois, de rares juges contournent celui-ci pour condamner le conjoint, coupable, selon eux, de cette violence, en arguant du délit de manque de pudeur et en rappelant que la justice pose des limites à sa toute-puissance. Mais il est d'autres moyens d'imposer sa volonté ou de punir les récalcitrantes : en 1851, un boulanger furieux que sa femme se soit refusée à lui, la fait interner à la Salpêtrière. Interrogée sur son comportement, l'épouse répond simplement qu'elle n'a jamais eu la moindre attirance pour cet « homme-là » (2)...
Nombre de fiancées ne découvrent leurs futures obligations qu'à leur énoncé, le jour de la cérémonie ; si l'amour scelle leur union, elles n'y prêtent guère attention et les couples harmonieux établissent leurs propres règles. Mais les plus averties craignent, elles, que leur futur conjoint n'applique à la lettre ses droits : en 1859, l'Alsacienne Pauline Weil envisage à 18 ans « le moment de [son] mariage avec dégoût » (3). Quarante et un ans plus tard, cette perspective effraie Catherine Pozzi, le jour d'un anniversaire qui sonne le glas de l'adolescence de la jeune bourgeoise parisienne.
Le niveau culturel élevé de ces deux jeunes filles n'est pas étranger à ce rejet catégorique, tout comme, peut-être, leur religion ; parce que l'une est juive et l'autre protestante, elles n'ont pas pour modèle identitaire la Vierge Marie, au culte si prégnant depuis la promulgation du dogme de l'Immaculée Conception en 1854.
Malgré ces réticences, la plupart des adolescentes cèdent à l'insistance des leurs et se laissent porter par le courant qui conduit à l'autel leurs sœurs, leurs cousines, leurs amies. Elles acceptent de « se marier, pour se marier », seule façon, aussi, de pouvoir combler leur désir d'enfant. Même Pauline, si réticente, est prête, dès 1860, à renoncer à ses ambitions artistiques, incompatibles avec les qualités « d'une bonne femme de ménage bien dévouée » ; à celle-ci, « il faut de la patience, du calme, une activité et un zèle portant sur des choses prosaïques telles que le pot-au-feu ou le raccommodage des bas » (4). Il faut être une Louise Michel pour, justement, refuser, dès sa jeunesse, d'« être le pot-au-feu de l'homme » (5).
Son métier d'institutrice lui assure, il est vrai, des revenus, certes modestes, et sa conscience précoce de l'injustice de la domination masculine, comme de celle de l'oppression des puissants, lui fournit des armes réflexives. Peu les possèdent, mais elles sont suffisamment nombreuses pour que naisse un mouvement contestataire contre la puissance maritale.
Une prostitution forcée
Mariées contre leur volonté ou sans amour, des femmes sombrent dans la mélancolie ; avec le succès de Madame Bovary de Flaubert et son retentissant procès en 1857, les aliénistes, peu enclins à dénoncer le système patriarcal, les diagnostiquent atteintes de « bovarysme ». Quel étonnant concept psychiatrique que celui-ci, forgé à partir du comportement d'une héroïne de roman ! Alors que le mariage a guéri la fille d'un pêcheur « d'une manière de brouillard qu'elle avait dans la tête » qui la rendait infiniment triste, Emma Bovary sait, elle, que « c'est après le mariage que ça [lui] est venu » (6). Rien ne peut satisfaire les rêves de cette mal-mariée à un médecin de province qu'elle méprise, pas même la maternité.
C'est elle au contraire qui secourt Caroline Brame, fille d'un haut fonctionnaire des Ponts et Chaussées du Second Empire. Si son mariage d'alliance avec Ernest Orville, en 1866, qu'elle a accepté, entre affliction et foi en l'avenir, apparaît à son entourage comme une réussite, il est pour elle un échec, faute d'amour, de tendresse et de partage. A l'instar de bien d'autres épouses moroses, elle souhaite un enfant pour égayer son existence, mais il se fait attendre ; alors, elle s'en remet au ciel : « Mon Dieu, vous le savez, mon grand chagrin c'est de n'avoir pas un baby, que j'aimerais tant et qui me ferait accepter la vie sérieuse que je mène. » (7) En mars 1880, la naissance de Marie lui rend, enfin, le sourire. Caroline ne rejoindra pas les féministes qui entrent en guerre contre cette institution.
Posséder tous les droits civils, avant l'octroi des droits civiques, est la priorité de la majorité des féministes. Même revendication chez George Sand. Mais sa position de femme de lettres lui permet, bien que mariée, de mener au grand jour sa vie amoureuse, alors que l'adultère est un délit, passible pour les femmes de trois mois à deux ans de prison. Les féministes les plus modérées déplorent que le mariage fasse des épouses les servantes, voire les esclaves, de leur mari ; les radicales accusent le mariage d'être une prostitution forcée.
La réforme du Code civil et le rétablissement du divorce, une émancipation des femmes par le travail et la modification des mentalités peuvent seuls abattre ce pilier de la domination masculine. Déjà critiqué par les adeptes (des deux sexes) du saint-simonisme dès le premier XIXe siècle, le mariage devient la cible principale des féministes réformistes sous la IIIe République. Leur combat rejoint en partie celui du mouvement divorciaire porté par Adolphe Crémieux puis Alfred Naquet ; s'y expriment le refus des conjoints d'une union à la vie à la mort et la part grandissante accordée aux sentiments : sur la carte du Tendre, le mariage d'amour gagne du terrain sur les unions contraintes, en passe de ne concerner que les classes les plus aisées.
Rétabli en 1884 par la loi Naquet, le divorce est, comme lors de sa création en 1792, majoritairement réclamé par les femmes. Il libère, entre autres épouses malheureuses, des victimes de mariage forcé, mais aussi leur parole : en 1895, Séraphine, mariée depuis dix ans, s'en veut de « s'être sacrifiée » pour le bien de l'exploitation familiale, sise à La Roque d'Anthéron. Désormais, elle ne supporte plus, expose-t-elle au juge, qu'en ouvrant son courrier, son mari, pourtant dans son bon droit, bafoue son intimité, laquelle « ne le regarde pas ». Plainte, bien sûr, irrecevable, comme l'est, deux ans plus tard, celle d'Angèle qui subit les coups de Saturnin, autorisé par le Code civil à joindre « la force à l'autorité », avec « modération ». Son époux lui reproche de négliger les tâches ménagères, ce à quoi « elle répond, note le greffier, qu'elle savait bien que le mariage, ce n'était pas fait pour elle » (8), mais qu'elle avait obéi à son père.
La Première Guerre mondiale accélère le recul des mariages de convenance. Déjà bien écorné comme le montrent les mots d'amour des couples durant cette longue séparation, il est fragilisé par les pertes humaines, par l'écroulement de la rente, nécessaire aux dots, par l'évolution, surtout, des mœurs, accélérée durant les Années folles. Ignorant l'accord financier passé entre son père et son fiancé, dont la cour assidue l'a séduite, Monique Lerbier, née de l'imagination de Victor Margueritte, cocufiée, rompt pour vivre en garçonne (9).
Si l'institution du mariage demeure solide malgré les critiques, désormais, la fonction première des unions forcées est de « réparer la faute » qui se solde par une grossesse. Les deux protagonistes sont soumis à la même exigence, très contraignante si leur aventure n'était que de passage. Mais l'un peut la repousser, en niant sa paternité ou en refusant de l'assumer, quand l'autre doit forcément s'y soumettre pour échapper au statut déshonorant de fille-mère.
(1) C. Pozzi, Journal de jeunesse, 1893-1906, Claire Paulhan, 1997, pp. 229 et 232.
(2) Archives de la Salpêtrière, 6Q1 - 8, Registres d'entrée des aliénées, 1851.
(3) P. Lejeune, Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Seuil, 1993, p. 217.
(4) P. Lejeune, ibid., p. 255.
(5) L. Michel, Mémoires, 1886, Gallimard, p. 111.
(6) G. Flaubert, Madame Bovary. Mœurs de province, G. Charpentier, 1881, [1857), p. 120.
(7) Le Journal intime de Caroline B. Enquête de Michelle Perrot et Georges Ribeill, Arthaud Montalba, 1985, p. 136.
(8) AD des Bouches-du-Rhône, Série U.
(9) V. Margueritte, La Garçonne, [1922], Payot, 2013.