DON JUAN

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1976

Sept couplets, tous introduits par l'anaphore "Gloire à", pour un hommage, dans la lignée de Pauvre Martin et du Petit cheval, aux héros anonymes du quotidien, et plus précisément à ceux qui dérogent aux règles de la communauté à laquelle ils appartiennent par respect de la vie, qu'elle soit humaine ou animale. Avec un dernier quatrain ("Gloire à qui n’ayant pas d’idéal sacro-saint / Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins !") qui oblige à s’interroger à nouveau, après, entre autres, Les deux oncles et Mourir pour des idées, sur la vision du monde qui sous-tend les chansons de Brassens : sagesse suprême ou misérable petit esprit ?

LA VIEILLE FILLE, TERREUR DU XVIIIè SIÈCLE
(L'Histoire n°52 ; Pierre Darmon ; janvier 1983)

Au XVIIIe siècle, être célibataire est une véritable tare.

A en croire les chroniqueurs du XVIIIè siècle, deux dangers guettent la femme : le mariage et le célibat. Dilemme insoluble, implicitement formulé en 1790 par l'avocat Cailly : les femmes, quel que soit leur état, ont-elles vraiment leur place dans la société ? « Dans le mariage, écrit-il, elles trouvent une servitude cruelle, et dans le célibat, des dangers non interrompus. » Car, dans le cadre d'une législation matrimoniale très fortement teintée de misogynie, il faut bien reconnaître que la situation de la femme mariée n'est guère confortable. Mais peut-être est-ce aussi un moindre mal en comparaison de la tare qui pèse sur la célibataire, véritable « fléau » à l'échelle de la nation. Sans doute s'agit-il là de l'un des aspects les plus révélateurs du célibat féminin.

Peut-on mesurer l'ampleur de ce « fléau » ? Pour Sébastien Mercier, « le nombre des filles qui ont passé l'âge du mariage est innombrable ». Le prince de Ligne est plus explicite. A son avis, deux cent mille laiderons mettent leur amour-propre à couvert en dissimulant leur amertume dans l'ombre glacée des couvents. Chiffre excessif si l'on songe que le prince ne fait allusion qu'aux filles de condition qui accèdent aux honneurs et aux prérogatives d'une abbaye. Quant aux autres, les plus nombreuses, elles se retranchent, dans le meilleur des cas, derrière un petit métier artisanal ou domestique. Faute de quoi, écrit Sébastien Mercier, « elles meurent sur le fumier, malheureuses, oubliées ». Sur une population nubile de sept à huit millions de femmes, le phénomène est donc loin d'être négligeable.

L'homme du XVIIIè siècle s'est naturellement penché sur les origines du mal. Plusieurs causes sont invoquées.

Causes institutionnelles et structurelles, d'abord : le célibat des prêtres et des soldats, qui frappe 400 000 à 500 000 hommes, condamne positivement un nombre égal de femmes à la solitude.

Causes fortuites, ensuite. Selon la remarque de Cailly, une virginité accidentellement sacrifiée à quelque séducteur pousse bon nombre de malheureuses à « recommencer par métier une faute commise par faiblesse ». Encore peuvent-elles s'estimer heureuses lorsqu'elles évitent de glaner au passage ce germe de la vérole qui les condamne à cacher les marques de leur infamie dans la solitude laborieuse d'un cloître. Et que dire des malchanceuses qu'aucune faute originelle n'entache mais dont le visage mutilé n'en porte pas moins les stigmates indélébiles et souvent repoussants de la variole. Selon certaines estimations, elles ne formeraient pas moins du quart des effectifs des couvents.

La faute des vieilles filles

Causes morales, enfin : la dissolution des mœurs ou cette morgue nobiliaire qui pousse un certain nombre d'aristocrates à ne voir dans le mariage qu'une servitude avilissante conçue à des fins roturières. Parallèlement, le goût croissant pour le luxe opère une autre forme de dissuasion. Il devient « un besoin et le superflu prend la place du nécessaire. La difficulté de soutenir les dépenses du mariage et la facilité d'en trouver les plaisirs sans en avoir les charges multiplient les célibataires dans toutes les classes ». Le rituel administratif auquel chacun doit se soumettre pour accéder aux joies de l'hyménée n'est pas étranger à ce sentiment. On évite de plus en plus, remarque Sébastien Mercier, de « consigner une dot par devant notaire ». Sentiment d'autant plus légitime que le mariage n'est plus, dans bien des cas, que le fondement ou le ciment d'une affaire, d'un contrat. Le phénomène n'est sans doute pas une nouveauté, mais au XVIIIè siècle il fait l'objet d'une prise de conscience qui discrédite partiellement l'institution tout entière.

Couronnant l'édifice de façon un peu paradoxale, la responsabilité féminine est naturellement incriminée à tous les niveaux à travers le mythe ancestral de la femme destructrice. L'insolence de certaines femmes, qui considèrent par exemple le célibat comme une filière privilégiée d'émancipation, fait vibrer la fibre misogyne de Sébastien Mercier. La référence à l'austère Lycurgue est sur ce point éloquente : « Que dirait ce législateur s'il voyait aujourd'hui les femmes dédaigner l'autel de l'hyménée, embrasser le célibat, s'en montrer les apologistes et vivre dans une espèce de liberté masculine, liberté qui, chez aucun peuple de la terre, ne fut le partage de leur sexe ? »

On retrouve une même volonté culpabilisatrice sous la plume de l'auteur anonyme des Réflexions philosophiques sur le plaisir par un célibataire (Lausanne, 1784). Après avoir constaté la désaffection qui pèse sur le mariage, il en conclut, au terme d'un audacieux transfert de culpabilité, que les hommes ont de bonnes raisons de bouder une institution qui tombe en déliquescence en raison du comportement de moins en moins orthodoxe des femmes. « Les jeunes gens, écrit-il, redoutent aujourd'hui le mariage plus que jamais. Le titre de mari effraie, et ce n'est pas sans raison. Le luxe est monté à un tel point qu'il faut qu'une femme soit bien modérée pour ne pas ruiner en quatre ans son époux et sa famille. Au goût de la parure s'est joint celui du jeu qui ne connaît aucune borne ; et nous voyons de jeunes et jolies femmes passer des nuits entières autour d'une table ronde et perdre en une séance ce qui ferait la fortune de dix ménages. »

Mais ce luxe et cette perversion supposée des mœurs n'affectent au pire que les couches supérieures de la société, ne lézardant que superficiellement l'institution conjugale. Si les femmes célibataires « de luxe » jouissent d'un statut privilégié, on ne saurait en dire autant de l'immense majorité des « vieilles filles » qui doivent d'abord essuyer la verve railleuse des chroniqueurs.

Pôle idéal autour duquel se cristallisent une foule de sentiments misogynes, la vieille fille, au même titre que la vieille femme, déclenche de brutaux réflexes de défoulement. Jusqu'au XVIIè siècle, la sorcière vouée au bûcher est le plus souvent choisie parmi les vieilles célibataires. Tel est l'apanage le plus atroce des préjugés qui, de toute éternité, s'attachent à sa personne : avarice, curiosité, méchanceté, incarnation du mal... Au XVIIIè siècle, pareil châtiment n'est plus de mise. Mais la permanence des grands mythes fait jouer de nouveaux ressorts de culpabilisation.

C'est avec une cruauté sordide que Sébastien Mercier compare les vieilles filles « à ces vignes infertiles qui, au lieu de porter des raisins, n'ont poussé sous le soleil que des feuilles jaunes et rares ». Leur disgrâce sera d'autant plus infamante qu'elles devront ressentir comme un camouflet la déférence dont toute mère de famille fait nécessairement l'objet. Ainsi, poursuit Mercier, « affranchies des peines et des plaisirs du mariage, elles ne doivent pas usurper la considération et le respect qui sont dus à la mère de famille [...] Ces filles décrépites sont ordinairement plus malicieuses, plus méchantes et plus durement avares que les femmes qui ont eu un époux et des enfants ». Tel est le thème qui revient avec une sorte de lancinance morose dans la plupart des ouvrages consacrés à la femme. De ce point de vue, l'étonnant Traité sur les vieilles filles, d'un certain Hawley, grand « spécialiste » de la question, peut faire figure d'exemple.

Dans ce curieux ouvrage traduit de l'anglais en 1788, l'auteur s'est, semble-t-il, « amusé » à montrer aux « demoiselles » « comment elles s'y prendront pour se mettre à l'abri du ridicule et des reproches, en adoucir l'amertume et se procurer quelque moyen de consolation ». Dès le début, le lecteur est donc fixé sur les intentions peu charitables de Hawley. Constat qui ne cesse de s'affirmer par la suite.

Une assemblée de vieilles filles n'est qu'un « troupeau d'êtres les plus aimables » ou un essaim de mouches. En effet, « la vieille fille peut souvent se comparer, non seulement à la mouche solitaire, mais à celle qui, dans les jours brumeux de l'automne, dépouillée de toute légèreté par l'absence de rayon de soleil, n'a plus la force de traîner un corps pesant que ses ailes ne peuvent supporter ». Envolée lyrique qui ne donne à vrai dire qu'une faible idée des ressources poétiques de l'auteur. Faisant vibrer à l'unisson sa sensibilité et son exquise serviabilité, il se demande par la suite comment venir en aide à la vieille fille :

« Une vieille fille est comme un arbre flétri au milieu d'une vaste commune [...] Que puis-je faire pour l'arbre flétri ? Je ne saurais le transplanter dans une autre terre, pour lui faire porter des fleurs et des fruits ; mais je puis du moins élever autour de lui une palissade qui le garantira des ânes sauvages et le mettra à l'abri des ruades dont ils se plaisent à l'assaillir dans leur lourde vivacité. »

Hawley se fait d'abord un devoir de dépouiller la vieille fille des dernières illusions qu'elle pourrait encore concevoir quant à l'attrait chimérique qu'elle exerce autour d'elle. En anatomiste consommé, il offre donc à ses lectrices célibataires un éloquent portrait d'elles-mêmes : « Altamine est une vierge de quarante-deux ans. Sa taille est haute, son visage pâle et maigre. Son col décharné est aussi long que celui de Cicéron à qui elle ressemble beaucoup [...] On la voit souvent au milieu d'un cercle, allongeant son grand col [...] Elle est d'une taille démesurée, et elle s'imagine qu'une grande femme est un chef-d'œuvre de la nature. »

La mise au point est suivie d'une série de conseils pratiques : cesser d'épier le ventre des jeunes mariées, de s'entourer d'amants imaginaires, d'affecter une sensiblerie de mauvais aloi ou une chasteté mal entendue.

Sur ces thèmes, les anecdotes abondent. Miss Dainty est choquée par la présence dans son jardin d'une statue représentant un lévrier. Elle lui fait mettre une culotte. « Pétrée a toujours dans les mains une tragédie ou un roman qu'elle lit avec avidité et qu'elle arrose d'un torrent de larmes [...] Mais si le héros dont le malheur la fait pleurer si amèrement paraissait tout d'un coup devant elle et qu'il lui demandait un shilling, vous verriez aussitôt ses larmes se tarir, son cœur se serrer et devenir aussi froncé que la bourse. » Derrière l'humour corrosif mais gratuit de Hawley, on imagine aisément les ressorts d'un sadisme plus ou moins feutré. Phénomène qui prend une dimension effrayante chez Restif de la Bretonne dont l'esprit perturbé a conçu pour les femmes célibataires un système de coercition d'une cruauté insoutenable.

L'univers concentrationnaire de Restif de la Bretonne

La législation utopique de Restif de la Bretonne s'inscrit dans un contexte pré-révolutionnaire bien précis. Avide de pouvoir, toute une bourgeoisie frustrée imagine alors de codifier la société à travers une foule de projets de lois plus ou moins réalistes. Mais Restif se contente, quant à lui, de régenter les femmes. Après avoir enfermé les prostituées dans des bordels modèles où, dûment calibrées selon leur âge et leur beauté, elles exerceraient leur métier selon un mode de fonctionnement bien précis (Le Pornographe, La Haye, 1769), le voilà qui récidive avec toutes les femmes (Les Gynographes, La Haye, 1777). Le sous-titre de l'ouvrage constitue d'ailleurs à lui seul une étonnante profession de foi : Projet de règlement proposé à toute l'Europe pour remettre les femmes à leur place et, par ce moyen, travailler à la réformation des mœurs.

Dans l'univers claustral et débilitant à l'intérieur duquel ce misogyne rêve de condamner les femmes à un étiolement fatal, la célibataire devra se contenter de la portion congrue. « S'il arrive, écrit-il, qu'une fille, soit par manque d'agréments extérieurs ou par autre cause qui ne tienne pas à la conduite, ne pût trouver un établissement, on accordera à ces filles, par privilège, différentes places suivant leur condition, savoir : pour les filles nobles, la préférence sur toutes autres pour être supérieures dans les maisons religieuses, abbesses [...] Pour les filles des bourgeois aisés, la préférence pour être reçues dans ces maisons, non dans la première jeunesse mais à trente-six ans accomplis [...] A l'égard des filles de travail, bons sujets qui ne trouveront à se marier, elles seront admises de préférence au bureau de domesticité [...] Si au contraire c'était à cause de ses mauvaises mœurs qu'une fille ne trouvât à se marier, elle sera séquestrée suivant sa condition ; les filles dans l'état aisé seront enfermées dans une maison de repenties [...] Les filles de basse extraction seront mises dans des manufactures de force et condamnées à un travail rigoureux, la moindre négligence étant punie par les verges, supplice qu'elle souffrira par les mains de ses compagnes. »

Il n'était pas sans intérêt d'évoquer l'image de la célibataire à travers les phantasmes plus ou moins exacerbés de quelques auteurs misogynes du XVIIIè siècle. Exprimés avec un humour anodin d'apparence ou le sadisme le plus aigu, les traits décochés contre les vieilles filles apparaissent en dernière analyse comme les vecteurs d'un poison mortel. La propension à marginaliser tout un groupe social sous un prétexte quelconque n'est-elle pas en définitive l'une des composantes fondamentales de toute démarche qui vise à consacrer un système idéologique privilégiant le racisme et le totalitarisme ?

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