LA GUERRE DE 14-18

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1962

Premier pamphlet antimilitariste de Brassens, La guerre de 14-18 ironise sur une parodie de musique militaire et avec une férocité exemplaire ("Je sais que les guerriers de Sparte / Plantaient pas leurs épées dans l'eau, / Que les grognards de Bonaparte / Tiraient pas leur poudre aux moineaux") sur la fierté tapageuse que les hommes retirent d'avoir "écrit l'Histoire" à grands coups de "guerres notoires", parmi lesquelles le premier conflit mondial occupe la place d'honneur : "Moi, mon colon, celle que je préfère, / C'est la guerre de quatorze-dix huit !", bissé, ponctue chacun des six couplets en faisant office de refrain.

L'ÉPREUVE DU FEU
(Les Collections de L'Histoire n°21 ; Stéphane Audoin-Rouzeau ; octobre-décembre 2003)

Jamais guerre n'aura été si violente. Au-delà du nombre de morts, accablant en lui-même, les combats sur le front ont atteint un degré de brutalité inconnu jusqu'alors. Reste à expliquer l'impensable : comment les hommes ont-ils tenu ?

Avec la Grande Guerre est apparue une nouvelle forme d'affrontement armé, qui fait de 1914-1918 une rupture historique fondamentale, aux conséquences déterminantes pour toute l'histoire du XXe siècle. Une rupture qui tient à un phénomène simple en apparence : le franchissement d'un seuil dans la violence de guerre.

Dès l'année 1914, la guerre s'est en effet révélée comme bien plus brutale que les conflits antérieurs, démentant toutes les anticipations, en particulier celles des services de santé. Quatre ans plus tard, le bilan était terrible : 10 millions de morts environ, presque exclusivement des soldats.

En proportion du nombre de mobilisés, les puissances secondaires ont été les plus touchées : la Serbie a perdu 37 % de ses combattants, la Turquie, près de 27 %, la Roumanie, 25 %, la Bulgarie, 22 %. Parmi les grandes puissances engagées dans le conflit, la France détient le triste record des pertes relatives : 16,8 % de ses mobilisés ont été tués contre 15,4 % pour l'Allemagne ; et parmi les troupes combattantes, 22 % des officiers et 18 % des soldats sont morts ainsi que, dans l'infanterie, un officier sur trois et un homme de troupe sur quatre.

Certes, les hécatombes de masse n'étaient pas une nouveauté. Les guerres révolutionnaires et impériales avaient occasionné des pertes probablement comparables. Mais celles-ci s'étaient étalées sur deux décennies au lieu de quatre ans et demi. En moyenne, de 1914 à 1918, près de 900 hommes sont morts chaque jour sur le front français, et 1 300 du côté allemand.

En outre, on ne meurt plus de la même façon : au début du XIXe siècle, les maladies faisaient bien plus de victimes que les combats. A l'inverse, en 1914-1918, la mort fut presque exclusivement violente, même si le nombre de malades resta très élevé : il y eut au total 86 % de décès sur le champ de bataille, contre 14 % par maladie ou en captivité (1). Pour rendre compte de la brutalité de ce conflit, il faut enfin considérer la sinistre comptabilité des blessés (2). Dans l'armée française, on a dénombré 3 594 000 blessures, et un chiffre de blessés de 2 800 000. Parmi ceux-ci, la moitié l'ont été deux fois et plus de 100 000 trois ou quatre fois ! Près de 40 % des mobilisés furent touchés - ce qui correspond au taux moyen de toutes les grandes armées engagées dans le conflit.

Ces premiers éléments suffisent à montrer à quel point le champ de bataille était devenu un milieu beaucoup plus dangereux qu'il ne l'avait jamais été auparavant : infiniment plus vaste qu'au XIXe siècle, nettement plus profond aussi. Les batailles elles-mêmes furent beaucoup plus longues : celle de la Somme dura plus de quatre mois, Gallipoli plus de huit mois, Verdun dix mois environ, la troisième bataille d'Ypres, en 1917, quatre mois... Comme l'a noté l'historien britannique John Keegan, il s'agissait, en fait, de sièges en rase campagne plutôt que de « batailles » au sens classique du terme, qui laissaient les lieux entièrement bouleversés, stérilisés et détruits sur des milliers de kilomètres carrés. Une nouvelle forme de guerre était née, caractérisée par une dépersonnalisation complète de l'affrontement.

Mais la mutation opérée par la Première Guerre mondiale a aussi concerné les aspects techniques. On constate, en premier lieu, l'efficacité sans précédent acquise par les deux armes qui permettaient de dominer le champ de bataille de 1914 à 1918 : l'artillerie et les mitrailleuses. Dès l'été 1914, les adversaires en présence eurent entre les mains une technologie infiniment plus avancée qu'un demi-siècle plus tôt. L'artillerie, qui atteignit son apogée en 1916 - les Britanniques alignent par exemple plus de 1 500 pièces au début de la bataille de la Somme en juillet 1916, là où les Allemands en avaient aligné 1 200 au début de Verdun en février -, multiplia par dix ses performances par rapport au début du XIXe siècle, infligeant les deux tiers des blessures de la Grande Guerre, contre un tiers seulement en 1870.

Les balles désormais coniques, rapides, pivotantes, et donc plus redoutables qu'auparavant ont tué avec une efficacité jusqu'alors inconnue. La mitrailleuse, arme uniquement défensive, typique de la guerre industrielle compte tenu de la débauche de munitions qu'elle occasionne et de la densité de son tir, a ainsi joué un rôle déterminant dans les hécatombes de la Grande Guerre. La destruction des mitrailleuses adverses devint l'objectif prioritaire de l'artillerie avant l'assaut des fantassins. Faute de quoi, ces derniers couraient à un échec certain : dès qu'ils entendaient son bruit caractéristique, les soldats en train d'avancer dans l'espace séparant leurs tranchées des tranchées ennemies savaient qu'ils allaient à la mort. L'assaut à travers les murs de balles et les tirs de barrage constitua donc, de très loin, l'épreuve la plus largement partagée par les combattants. Avec celle des bombardements.

La menace de bombardements massifs ou sporadiques était constante, en particulier en première ligne et pendant les relèves. Dans les périodes précédant les offensives, le pilonnage pouvait durer des jours sans s'interrompre : sur la Somme, dans la dernière semaine de juin 1916, les troupes allemandes durent subir un bombardement ininterrompu d'une semaine, de jour comme de nuit. A Verdun, la masse d'obus tombée sur le champ de bataille rompit tous les liens tactiques, coupa les soldats de leurs chefs, atomisa les unités, isolant les individus et les laissant démunis de tout, presque totalement livrés à eux-mêmes.

L'horreur du bombardement était renforcée par le sentiment d'impuissance totale éprouvé par les soldats : il fallait attendre la fin du pilonnage, sans bouger ni dormir ; on mangeait et on buvait difficilement, le ravitaillement n'arrivant plus aux premières lignes ; les évacuations devenaient impossibles. En outre, la tranchée ne protégeait ni contre les billes d'acier des obus explosant en hauteur ni contre un coup direct ni, souvent, contre un impact à proximité du parapet. Les abris et les sapes, creusés dans le sol, résistaient rarement aux obus percutants de gros calibre, à moins qu'ils n'aient été creusés à grande profondeur et bétonnés, comme ceux des Allemands sur le front de la Somme. Dans le cas contraire, le risque était grand d'être emmuré vivant, et c'est pourquoi, dans les abris, les soldats se disputaient les places les plus proches de la sortie. En cas d'attaque par obus à gaz, le masque était la seule protection efficace. Mais son port devenait rapidement insupportable : il rompait les liens personnels entre les soldats, les empêchant de se parler aisément et même de se reconnaître.

Pour affronter le bombardement, les hommes avaient donc recours à leur savoir-faire de professionnels de la guerre de tranchées : à l'oreille, ils reconnaissaient la direction des obus, leur calibre, leur point d'impact prévisible. Ils pouvaient réagir en conséquence, grâce à des moyens rudimentaires : se coller au parapet pour tenter d'offrir le moins de surface possible aux éclats, ou bien se jeter sur le sol, voire se couvrir la tête de son sac. L'irrationnel avait aussi sa part dans ces réactions animales : lorsque le martèlement devenait intolérable, les hommes s'agglutinaient en masse pour éviter d'être frappés seuls, quitte à accroître les risques en cas d'impact.

Quant à l'assaut, relativement rare dans la vie du combattant, il provoquait une autre forme de terreur : celle de l'attente et de l'inconnu, qu'exprime parfaitement le terme d'« échafaud » qui désignait les échelles disposées le long des tranchées les jours d'attaque, afin d'escalader le parapet. La sortie une fois effectuée, tous les soldats ont évoqué le sentiment de nudité qu'ils ressentaient sur le no man's land les séparant de l'adversaire, l'impression d'irréalité éprouvée pendant la course, effectuée plié en deux, instinctivement, pour laisser le moins de surface possible aux tirs adverses.

Ils ont parlé de leur sensibilité aux bruits, et notamment à celui, très mat, des balles pénétrant le corps de leurs voisins. Ils ont dit leur désarroi lorsqu'ils se trouvaient devant des barbelés adverses non détruits, rendant toute attaque impossible : il fallait alors se terrer dans un trou et attendre la nuit pour tenter de rejoindre ses lignes. Ils ont enfin décrit la précarité de l'occupation de la tranchée ennemie, où ils devaient se préparer à subir la contre-attaque.

Les conséquences dramatiques de cette nouvelle guerre se sont donc inscrites dans l'esprit et dans la chair des soldats : jamais auparavant des combattants n'avaient pu voir de tels dégâts sur leur propre corps comme sur celui de leurs camarades. Les blessures de guerre ont présenté, en 1914-1918, une variété et un degré de gravité sans précédent et le sort des blessés fut la plupart du temps atroce. Pourtant, la médecine de guerre a alors bénéficié à la fois des progrès médicaux accomplis au XIXe siècle et de véritables percées scientifiques directement liées à ce type de conflit : les capacités d'évacuation (ambulances, trains et péniches sanitaires), les infrastructures médicales (ambulances et hôpitaux de campagne, voitures automobiles chirurgicales), les actes chirurgicaux effectués sur le champ de bataille, capables de combiner anesthésie, opération et antisepsie, n'avaient pas eu d'équivalent dans les affrontements antérieurs.

De plus, certaines spécialités sont nées pendant la guerre, dont la plus spectaculaire a sans doute été la chirurgie plastique de la face. Et d'autres thérapeutiques ont connu d'extraordinaires développements : la transfusion sanguine (découverte avant la guerre mais répandue à la fin du conflit seulement), l'ablation des tissus endommagés (mise en œuvre en 1915 et permettant de limiter les risques de gangrène), ou encore la détection systématique des fractures par rayons X. Mais ces immenses progrès ont été annulés par la gravité accrue des blessures infligées. Les nouveaux projectiles et l'intensité du feu ont provoqué des dégâts physiologiques jusque-là inconnus, à tel point que le taux de survie après une blessure de guerre était sans doute plus important au début du XIXe siècle qu'en 1914-1918.

La mortalité très élevée eut aussi, il est vrai, d'autres causes. Beaucoup de soldats auraient pu survivre si leur évacuation était intervenue à temps, suivie de soins rapides. Mais c'était très souvent impossible. Les combattants devaient, la plupart du temps, se rendre par leurs propres moyens aux postes de secours, seuls ou aidés d'un camarade. Et quand les brancardiers avaient pu recueillir les blessés, leur transport à travers les boyaux était lent, aléatoire, dangereux. Les postes de secours, en cas d'assaut ou de bombardement, étaient immédiatement engorgés, l'évacuation vers l'arrière, souvent très lente, les premiers soins, parfois catastrophiques. De plus, faute de « trêve des brancardiers », ou parce que les petites trêves spontanées, officieuses et unilatérales, étaient trop courtes et trop précaires, les soldats blessés agonisaient parfois pendant des heures, voire des jours, entre les lignes, avec pour tout secours leur pansement individuel, à condition qu'ils aient pu le placer eux-mêmes ou qu'un camarade ait pu les y aider.

Le front fut donc le lieu de la mort de masse, généralement anonyme : on ne sait qui vous tue, on ne sait qui l'on tue. Les combattants, pendant et après le conflit, ont beaucoup insisté sur cet anonymat de la mort reçue, mais, à l'inverse, ils ont rarement évoqué les moments où eux-mêmes ont infligé la mort. Pourtant, l'affrontement personnel a également existé. Ainsi lorsque les meilleurs tireurs attendaient pendant des heures une bonne occasion ; ou lors des coups de main menés, par surprise, par les patrouilles de nuit ; ou, enfin, quand une tranchée était prise alors que ses occupants n'avaient pu s'enfuir. Dans la violence du corps-à-corps, les armes réglementaires étaient supplantées par les pelles-bêches, les matraques, les couteaux, ces derniers souvent fabriqués par les hommes eux-mêmes, comme le montrent les collections des musées consacrés à la Grande Guerre. L'une des conséquences de cette brutalité extrême était de rendre la reddition encore plus risquée en 1914-1918 qu'auparavant. Nombreux ont été les prisonniers tués sur place afin de ne pas compromettre la réussite d'un coup de main ou d'un assaut.

Quant au plaisir qui peut s'attacher à la mort donnée de près, que l'on découvre parfois chez les individus les plus hostiles à toute idée de violence physique en temps ordinaire, seule une minorité infime a osé en faire part. Ce n'est donc pas sans raison que tant de combattants, après la guerre, ont voulu oublier ces moments de violence directe et personnelle. Ils ont produit, au plus profond des êtres, des dégâts psychiques parfois irrémédiables.

La psychiatrie de l'époque disposait de moyens primitifs, voire inexistants, pour prendre en compte ce type de souffrances : la notion de « choc de l'obus » (shell shock) fournissait le principal concept d'interprétation. On sait, depuis la Seconde Guerre mondiale, qu'un homme ne peut espérer conserver son équilibre psychique sur le champ de bataille que quelques mois tout au plus. Or les soldats de 1914-1918, lorsqu'ils avaient la chance de survivre, ont été constamment ramenés vers le combat, même lorsqu'ils avaient déjà subi plusieurs blessures, souvent aux endroits mêmes où ils avaient déjà combattu. Les conséquences psychiques, en termes de traumas notamment, furent parfois irréparables.

Il n'y a, dans ce contexte, rien d'étonnant à ce que, dans l'esprit des combattants, ce soit, peu à peu, la représentation même de la guerre qui ait changé. Dès 1914, un code d'honneur, largement en usage encore moins d'un demi-siècle auparavant, s'effondra d'un coup. Un peu d'histoire comparée est ici fort utile. En 1870, l'« éthique héroïque » jouait encore un rôle décisif : la bataille pouvait faire place à la trêve et à la discussion ; lors du siège des places fortes, l'encerclement n'excluait nullement les contacts entre assiégeants et assiégés, et la reddition obéissait à un cérémonial précis.

Le traitement des prisonniers est un autre trait significatif de la grande rupture du XXe siècle. Après la défaite de Sedan, le 2 septembre 1870, les officiers français furent autorisés à conserver leur épée et à choisir ou non la captivité ! Ceux qui décidèrent de ne pas partir pour l'Allemagne durent seulement s'engager, par écrit, à ne plus porter les armes contre la Prusse pendant la durée de la guerre. Quant aux autres, ils vécurent en civil chez l'habitant, à leurs frais, sans ressentir l'hostilité ambiante, simplement soumis à certaines limitations de leurs périmètres de promenade. Le sort des simples soldats fut, il est vrai, beaucoup plus rude. Mais les choses empirèrent en 1914-1918, surtout lorsque les sentiments de supériorité « ethnique » s'en sont mêlés : ainsi le sort des prisonniers roumains ou russes capturés par les Allemands fut-il particulièrement atroce.

La différence entre les deux conflits est plus nette encore dans le cas des blessés : les batailles de la guerre franco-prussienne laissaient place, le soir venu, au ramassage des survivants. En 1914-1918, à de rares exceptions près (comme aux Dardanelles en 1915 ou dans certains secteurs de la Somme le 1er juillet 1916), les blessés, on l'a dit, agonisaient pendant des heures entre les lignes ; il fut généralement admis que l'on pouvait tirer sur les sauveteurs.

Est-ce à dire que toute trace d'humanité a disparu durant la Grande Guerre ? Observées de près, les choses sont évidemment plus complexes. De minuscules « espaces », échappant à la radicalisation de la violence, se sont parfois maintenus. Il y a eu des trêves tacites de part et d'autre des lignes. En outre, le combat n'était pas permanent : les moments de violence extrême étaient séparés par de longues périodes pendant lesquelles les risques, sans être jamais nuls en première ligne, étaient beaucoup plus diffus, parfois même assez faibles.

Des risques d'ailleurs multiformes : les mines, les bombardements, les gaz, les assauts correspondaient à des types de peur et à des réactions individuelles très variables. Enfin, des millions d'hommes se sont battus sur des fronts très variés, sur des distances de plusieurs milliers de kilomètres, pendant plus de quatre ans ; il n'est donc pas faux d'affirmer qu'il y eut autant d'expériences du combat que de combattants. Mais ces nuances ne doivent pas faire oublier l'essentiel : jamais auparavant des hommes au combat n'avaient ressenti une telle sensation d'impuissance devant les moyens de destruction à affronter. Jamais ils n'avaient eu à faire face à un si haut degré de violence, pendant des périodes aussi longues.

C'est pourquoi il convient de reprendre ici à notre compte l'expression de l'historien américain George Mosse, qui, le premier, a parlé de la « brutalisation » des comportements pendant le conflit (3). Ce concept décisif pourrait résumer, à lui seul, le tournant culturel amené par la Première Guerre mondiale. Cette « brutalisation » des hommes par le combat pose une question difficile à résoudre : comment des millions d'êtres humains ont-ils pu endurer, et finalement assumer, cette violence nouvelle ? Selon les moments et les contextes, selon l'appartenance à un pays vainqueur ou vaincu, selon les choix idéologiques ou politiques de chacun, les vétérans de la guerre, qui se sont souvent érigés en historiens exclusifs de leur expérience du combat, ont livré des versions multiples et contradictoires de l'inexplicable : leur propre ténacité...

Tentons d'y voir un peu plus clair. En premier lieu, au sein des armées engagées dans la guerre, le « groupe primaire » (4) eut une importance fondamentale. Il s'agit des petits groupes, des minuscules noyaux qui composaient le véritable tissu des grandes unités. A l'intérieur de ces groupes, les soldats vivaient entre eux, avec leurs règles, leur hiérarchie propre, leur vie sociale, leurs distractions, leurs références et leurs souvenirs communs. Ils étaient ainsi en partie autonomes au sein des regroupements plus vastes qu'étaient la compagnie, le bataillon, le régiment, souvent trop abstraits et lointains pour susciter un sentiment puissant d'appartenance ou de solidarité. Ils menaient en quelque sorte ensemble, à deux, trois, cinq ou six, leur combat particulier dans la guerre générale.

Ces petits noyaux constituaient une garantie, ou tout au moins une chance accrue de survie, alors que, dans le monde impitoyable de la guerre de tranchées, un homme seul, coupé des autres, avait peu de possibilités d'en réchapper. L'échange de la nourriture, l'entraide et, par-dessus tout, l'assurance que l'on viendrait coûte que coûte vous chercher sur le no man's land en cas de blessure pouvaient permettre de sortir vivant du cauchemar... L'existence de ces « groupes primaires » explique donc, en grande partie, grâce à la force des liens tissés entre ses membres, la ténacité des armées belligérantes. La fidélité aux « copains » a beaucoup fait pour l'accomplissement quotidien de ce qu'il est convenu d'appeler le « devoir ».

En second lieu, si les hommes ont tenu, c'est aussi parce que les représentations des combattants furent structurées en profondeur par un très puissant « sentiment de défense » : dans les armées européennes, composées de bon nombre d'hommes mariés et de pères de famille, la protection des siens acquit une importance fondamentale. La correspondance permettait d'entretenir avec eux une conversation ininterrompue, parfois journalière. Le front ne fut donc pas une île ; la rupture entre « l'arrière » et « l'avant » fut toujours plus apparente que réelle : les soldats de toutes les armées sont restés profondément reliés à la communauté nationale par l'intermédiaire de leurs proches - qu'ils avaient quittés parfois volontairement, comme les 2 500 000 engagés britanniques, souvent bien insérés dans la société et parfois chefs de famille (5).

Ce désir de défendre femmes et enfants était évidemment exacerbé quand ces derniers paraissaient directement menacés par l'adversaire. Ce fut le cas pour les soldats allemands en Prusse orientale au début de la guerre, lorsque y progressait l'invasion russe. De même, les soldats français ne doutaient pas, et d'ailleurs à juste titre, des « atrocités » commises en Belgique et dans les départements français envahis par les Allemands. Ils ont donc perçu, avec une acuité particulière, la nécessité de protéger l'arrière contre l'invasion. Lors des grandes batailles défensives, dont Verdun resta pour l'armée française le symbole, tous les combattants l'ont écrit : préserver les autres donnait un sens concret à leurs souffrances et à leurs sacrifices.

De tels réflexes n'avaient d'ailleurs pas toujours besoin d'une menace directe pour se manifester. Ainsi, alors qu'ils tenaient la quasi-totalité du territoire belge et tout ou partie de dix départements français, les soldats allemands du front occidental ont eux aussi puissamment éprouvé la nécessité de protéger leurs proches : dans la Somme, où ils ont livré, en 1916, une immense bataille défensive, la « garde sur la Somme » (Wacht an der Somme) se substitua pour eux à la traditionnelle « garde sur le Rhin » (Wacht am Rhein) du XIXe siècle. Le sens du devoir (« duty » pour les Anglo-Saxons, « Pflicht » pour les Allemands), si massivement présent dans les correspondances des soldats de toutes les armées, s'enracine dans ces réflexes de défense, renforcés également par la présence des corps des camarades inhumés dans la terre pour laquelle on se battait.

On le nie trop souvent : il y eut donc bien, moralement, des « raisons de combattre » en 1914-1918. La Grande Guerre correspond d'ailleurs à l'apogée du sentiment national en Europe et marque souvent le début de l'idée de nation dans les pays non européens mais de culture européenne qui ont pris part au conflit : l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada ou l'Afrique du Sud. Le patriotisme, fortement intériorisé, permit lui aussi aux soldats de « tenir ». Et il fut nourri par un puissant sentiment d'hostilité envers l'adversaire. Cela fut très souvent nié, après coup, par les anciens combattants, soucieux de donner un sens plus élevé à l'expérience atroce qu'ils avaient traversée. Mais leurs écrits du moment, en révélant la vigueur de cette hostilité, plus forte en 1914 ou en 1915 qu'en 1917, mais de nouveau très marquée en 1918 au moment de la « remobilisation » de la fin du conflit, démentent bien souvent leurs témoignages d'après-guerre.

Si ces motivations - défense de la patrie, défense du sol - ont pu acquérir une telle force, c'est parce qu'elles étaient, à l'arrière-plan, porteuses d'immenses attentes positives, de type presque religieux. En France comme en Angleterre ou en Allemagne, mais aussi aux États-Unis, la guerre était censée déboucher sur un nouveau stade de la civilisation (de la « Kultur » en Allemagne) ; un monde meilleur où triompherait le droit, un âge d'or plus fraternel et plus juste devaient émerger. Cette forme de millénarisme n'était nullement le privilège des croyants ou de quelques intellectuels. L'aspiration à un monde définitivement débarrassé du fléau de la guerre était massivement répandue parmi les combattants. Les enjeux semblaient donc immenses, justifiant un tel affrontement, avec ses sacrifices.

Aussi, les soldats, au-delà de leur invraisemblable souffrance et de leur immense lassitude, n'ont-ils pas, dans leur majorité, remis en cause le bien-fondé de cet investissement collectif dans le conflit. Leur consentement à la violence constitue peut-être l'un des plus grands drames de la Grande Guerre.

(1) L'armée française a comptabilisé 5 millions de malades - tuberculoses, pathologies des tranchées liées au froid et à l'humidité, épidémies - pour les quatre ans de guerre, chiffre qui prend en compte les soldats malades à plusieurs reprises.

(2) Dans tous les pays, on dénombre les blessures et non pas les blessés. Autrement dit, un soldat blessé plusieurs fois est compté à plusieurs reprises.

(3) G. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, et Bruno Cabanes, « Les deux guerres de George Mosse », L'Histoire n° 199, pp. 13-14.

(4) Je reprends ici la terminologie anglo-saxonne, en traduisant littéralement le terme de « primary group ».

(5) Le volontariat a fourni un million d'hommes en Grande-Bretagne en 1914, et 2,5 millions au total de 1914 à janvier 1916, avant l'instauration de la conscription. C'est l'une des preuves les plus tangibles de l'investissement collectif d'une nation dans la guerre mondiale.

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