JE SUIS UN VOYOU

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1954

La moitié des dix chansons du troisième 33 tours de Brassens (Les sabots d'Hélène) soufflent le chaud et le froid de l'amour, mais avec deux types de personnages féminins différents : la fille volage et/ou vénale (Une jolie fleur, Le mauvais sujet repenti, P... de toi) et la "fille sage". L'héroïne de Je suis un voyou (parfois appelée aussi La tramontane) relève de la seconde catégorie et se rapproche donc de celle de Brave Margot (toutes deux portent d'ailleurs le même prénom) : le canteur la séduit alors qu' "elle allait aux vêpres / Se mettre à genoux", mais sa famille lui fait épouser "contre son âme / Un triste bigot", piteuse revanche d'un Dieu trompé, une conclusion qui n'est pas sans rappeler le final de La légende de la nonne. Je suis un voyou baigne ainsi dans une atmosphère religieuse, à nouveau comme Brave Margot, mais en beaucoup plus transgressif, et les deux chansons partagent encore (avec Les sabots d'Hélène cette fois) le même petit air de chanson traditionnelle ("J'ai perdu la tramontane / En trouvant Margot, / Princesse vêtue de laine, / Déesse en sabots").

ÉROS ET LA VIERGE
(L'Histoire n°180 ; Jacques Berlioz ; septembre 1994)

Emblème de la maternité, symbole du rôle nourricier de l'Église, le sein féminin est très souvent au Moyen Age associé à l'image de la Vierge. Ce qui ne l'empêche pas d'être aussi un objet érotique...

Les seins de la femme, c'est un lieu commun de le dire, ont dans notre civilisation un double rôle : nourricier et érotique. Il reste à savoir comment l'Occident médiéval a vécu cette double fonction, dans le cadre d'un christianisme voué, on le sait, au refus du plaisir et à la lutte contre les expressions de la sensualité.

La Bible elle-même, livre dont s'est nourri l'Occident chrétien, exprime sans ambiguïté cette ambivalence. Aux mamelles nourricières - « heureuses les mamelles qui t'ont allaité », dit une femme à Jésus (Luc 11, 27) - s'ajoutent les seins comme source d'attraction érotique : « Tes deux seins ressemblent à deux faons, jumeaux d'une même gazelle », dit le Cantique des cantiques (7, 4), célébrant les seins de l'épouse. De même, les seins de la femme légitime enivrent son mari (Proverbes 5,18) ; ceux des deux prostituées, Ohola et Oholiba, sont l'objet de caresses que le Livre d'Ézéchiel (23, 3-8) évoque sans détours.

La fonction nourricière des seins est essentielle au Moyen Age. Au XIIIè siècle, l'encyclopédiste Vincent de Beauvais, héritier d'une longue tradition, lie leur nature au lait : pour lui, les mamelles sont faites de chair de glande, molle et blanche comme le lait. L'idée, issue d'Hippocrate (v. 460-v. 377 av. J.-C), répétée et précisée par Galien (v. 131-v. 201), selon laquelle le lait est de même nature que le sang dont l'enfant était nourri dans l'utérus, sera inlassablement reprise par les auteurs médiévaux. En découle la théorie de la transmission héréditaire par l'allaitement, alors universellement reconnue.

L'image de la Vierge nourrissant elle-même son enfant a eu un grand succès au Moyen Age - le lait de la Vierge est d'ailleurs une relique estimée, dont soixante-neuf sanctuaires européens revendiquent la possession ! Du Christ, le fruit du sein virginal passe aux hommes : la Vierge allaite ceux auxquels elle veut donner un témoignage de sa faveur. Césaire de Heisterbach rapporte au début du XIIIè siècle qu'un moine était atteint d'un ulcère à la bouche si noir et si puant que nul n'osait l'approcher ; la Vierge lui ayant permis de sucer ses seins, il recouvra la santé. Le lait de Marie donne également sagesse et science. Ce miracle, particulièrement diffusé dans le milieu cistercien, fut associé dès la fin du XIIIè siècle à la personne même de Bernard de Clairvaux : dans le retable de Palma de Majorque (vers 1290), l'abbé est représenté recevant dans sa bouche entrouverte un jet de lait sorti du sein droit de la Vierge à l'Enfant ; au début du siècle suivant, cette « lactation de saint Bernard » gagne la littérature morale et exemplaire.

PAR LES SEINS DE NOTRE DAME !

Au thème de la Vierge nourricière s'ajoute celui de la Vierge avocate qui, telle Hécube devant Hector dans l'Iliade, dévoile devant Jésus - pour le fléchir face au diable en faveur du genre humain - la poitrine qui l'allaita. Le sujet fut mis en scène, au début du XIVe siècle, dans le poème de l'Advocacie Nostre Dame, dû à Jean de Justice, et eut une grande faveur, surtout au XVe siècle, dans l'art flamand, germanique, italien et français.

En revanche, malheur à qui jure par les seins de Notre Dame ! Le dominicain et inquisiteur lyonnais Etienne de Bourbon raconte, vers 1250, qu'un marchand avait l'habitude de jurer - pour augmenter ses bénéfices - par les membres du Christ et des saints, sans encourir de mal. Mais comme il jurait un jour par les mamelles de la Vierge, il tomba mort, en tirant une langue très noire...

Les auteurs ecclésiastiques ont, tout au long du Moyen Age, utilisé le sens mystique du lait et de l'allaitement. Saint Paul n'avait-il pas dit : « Je vous ai donné du lait à boire » (Première Epître aux Corinthiens 3, 2) ? Il n'est alors pas étonnant de voir l'Église apparaître comme une mère qui allaite et les seins de l'épouse du Cantique des cantiques être à l'origine d'une foule d'allégories maternelles, les deux mamelles représentant les deux Testaments, saint Pierre et saint Paul, l'adversité et la prospérité, etc. Mais c'est surtout dans la littérature cistercienne que s'impose, au XIIè siècle, le thème des seins et de l'allaitement : saint Bernard ne composa-t-il pas lui-même plusieurs sermons sur les seins ?

Pourquoi ce succès ? C'est que le motif du sein dépend étroitement de l'un des grands thèmes de la spiritualité cistercienne, qui décrit Jésus et l'abbé comme des mères (1). De là, les seins deviennent métaphoriquement les attributs des prélats et des prédicateurs : « Soyez pleins de mansuétude, faites taire la cruauté ; suspendez les coups, présentez vos seins, qu'ils regorgent de lait et ne soient pas gonflés d'orgueil », affirme saint Bernard (Sermons sur le Cantique des cantiques 23,2). Martin Luther sera, quatre siècles plus tard, encore plus cru : « Une fois en chaire, il vous faut dégrafer le corsage et sortir les seins pour donner à téter au commun du peuple » (Propos de table).

Si le sein est l'emblème de la maternité, il est également celui de la féminité. Sainte Agathe, patronne des nourrices, en fournit un bon exemple. Cette vierge sicilienne, d'une grande beauté, comme le dit au XIIIè siècle Jacques de Voragine dans sa Légende dorée, refusant de céder aux avances du consul Quintilien, est soumise à la torture : « Le consul, furieux, lui fit tordre les seins et ordonna ensuite de les arracher. Et Agathe : "Tyran cruel et impie, n'as-tu pas honte de couper, chez une femme, ce que tu as toi-même sucé chez ta mère ? Mais sache que j'ai d'autres mamelles, dans mon âme, dont le lait me nourrit, et sur lesquelles tu es sans pouvoir !" » A la perte de ses seins, symbole d'une féminité convoitée, la sainte répond donc par une double image nourricière : celle des seins de la mère de Quintilien, et celle des seins spirituels qui la nourrissent.

Notons enfin que dans la littérature profane le sein est l'emblème du désir féminin. Voici ce que dit à son aimée le piètre héros de cet hymne à la femme qu'est la chantefable Aucassin et Nicolette, écrite au XIIIè siècle : « La femme ne peut aimer l'homme autant que l'homme aime la femme ; car l'amour de la femme réside dans son œil et tout au bout de son sein et tout au bout de son orteil, mais l'amour de l'homme est planté tout au fond de son cœur d'où il ne peut s'en aller. »

De là, les seins sont associés à la luxure, comme en témoigne l'art médiéval, par exemple, dans le Tarn-et-Garonne, sur le porche de l'église de Moissac édifiée au XIIè siècle : des serpents se cramponnent aux seins d'une femme, tandis qu'un crapaud lui dévore le sexe. Et la sirène, symbole de la courtisane, a de gros seins. Dès le XIIIè siècle apparaissent également des diables pourvus de seins volumineux comme le seront encore, au début du XVIè siècle, les démons d'Albrecht Durer.

Mais qu'en est-il au quotidien ? En d'autres termes, le sein est-il au Moyen Age un objet érotique ?

La femme idéale ne doit posséder, à cette époque, que des seins très petits, placés très haut et très loin l'un de l'autre. Dans Aucassin et Nicolette, l'héroïne « avait deux petits seins qui soulevaient son vêtement, fermes et semblables à deux grosses noix » ; d'autres auteurs comparent les seins à deux charmantes pommes. Les gros seins sont bannis : dans une parodie de pastourelle de langue d'oc, datant du XIVè siècle, une gardeuse de porcs est ainsi décrite : « Elle était grosse comme une barrique ! Et ses deux seins étaient si gros qu'on eût dit une Anglaise. » Les femmes qui ont une trop forte poitrine doivent la bander ; toute une littérature médicale propose des recettes pour réduire la taille des seins.

C'est essentiellement à partir du XIIIè siècle que la poitrine se dévoile, lorsque la séduction du corps féminin s'affirme. A cette date, un recueil inspiré du poète latin Ovide, la Clef d'amors, affirme qu'il faut savoir user du décolleté, comme il faut savoir montrer ses pieds - notations fort intéressantes pour l'histoire du fétichisme. Le Roman de la Rose, de la même époque, fixe quant à lui la juste profondeur du décolleté : environ une quinzaine de centimètres. Cette mise en valeur est toutefois contrôlée : Robert de Blois, au XIIIè siècle toujours, insiste dans son Chastoiement des dames sur le fait que les femmes ne doivent pas se laisser mettre la main aux seins par quiconque, sauf par leur mari.

SEIN DEDANS, SEIN DEHORS

Cette mode du décolleté déclenche la colère des prédicateurs, comme le Catalan Francesc Eiximenis (mort en 1409) : « Ces femmes arrangent leurs voiles de façon à découvrir la poitrine, provoquant chez les hommes des désirs [...], au grand détriment de leur âme. » Tous ces reproches n'empêcheront cependant point le sein de continuer de se découvrir. La maîtresse du roi de France Charles VII (1422-1461), Agnès Sorel (morte en 1450), lança, dit-on, la mode d'un sein dedans, un sein dehors : le peintre Jean Fouquet la représentera ainsi, sous les traits... de la Sainte Vierge. On peut d'ailleurs remarquer qu'à cette époque tardive les seins s'arrondissent et gagnent en volume, témoins d'une évolution des canons de la beauté féminine.

Le sein semble donc être un élément essentiel de séduction. Le roman courtois en rend compte, même s'il témoigne d'un regard imaginaire : dans le Livre d'Artus, une pucelle, pour aguicher Gauvain, fait semblant de dormir dans son lit pendant que sa sœur, une torche à la main, la découvre jusqu'au nombril. Mais Bruno Roy, qui a étudié un ensemble de 575 devinettes érotiques françaises, regroupées à partir de quatre recueils compilés en Flandre au XVè siècle, et dont certaines remontent au début du Moyen Age, n'en a trouvé qu'une qui fasse des seins un objet érotique susceptible d'éveiller le désir masculin (2).

Pour ce qui est du rôle des seins dans les rapports sexuels, il est clair que les caresser faisait partie au Moyen Age des attouchements préliminaires. Les traités médicaux qui évoquent ces caresses le font, à la suite du Canon de la médecine d'Avicenne (longtemps à la base des études médicales), à propos de la guérison de la stérilité. Au XVe siècle, la Practica major de Michel Savonarole apporte quelques détails : « L'homme doit toucher légèrement la femme autour des seins et baiser spécialement les mamelons. » Pour l'auteur d'un traité catalan du XIVè siècle, le Spéculum al foderi (Le Miroir de la copulation), seul ouvrage médiéval connu à ce jour qui délivre en clair un art des positions amoureuses, les jeux préliminaires, classés suivant le mode de toucher et la partie sensible, constituent la meilleure stimulation en cas de retard du désir féminin (3). Et dans ces parties sensibles - nous dirions aujourd'hui dans ces zones érogènes - la gorge et les mamelles figurent en bonne place, juste après le visage, les mains et les jambes, et devant le ventre et le nombril.

Le dévoilement du sein et l'affirmation de son pouvoir érotique, au détriment de sa seule fonction nourricière, constituent donc - au-delà de l'anecdote - un phénomène de société non négligeable pour la période médiévale. Ne témoignent-ils pas en effet, pour ne retenir que ce seul aspect, d'une faiblesse certaine de l'Église, incapable de contrôler efficacement le corps féminin, le corps de l'Ève éternelle et tentatrice ?

(1) Cf. C. W. Bynum, Jésus as Mother. Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Londres, Berkeley, Los Angeles, 1982.

(2) Bruno Roy, « L'humour érotique au XV siècle », L'Érotisme au Moyen Age, Montréal, L'Aurore, 1977, p. 155.

(3) Cf. D. Jacquart, Cl. Thomasset, Sexualité et savoir médical au Moyen Age, Paris, PUF, 1985.

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