CHANSON POUR L'AUVERGNAT

Paroles Georges Brassens
Musique Georges Brassens
Interprète Georges Brassens
Année 1954

Une des chansons les plus célèbres de Brassens et qui, pour beaucoup d'exégètes, condense l'essentiel de sa vision du monde en faisant l'éloge de la générosité et de la fraternité du petit peuple face à la cupidité et à la cruauté des "gens bien intentionnés". Chanson pour l'Auvergnat repose largement sur des éléments autobiographiques ("l'hôtesse", c'est Jeanne Planche, et "l'Auvergnat" Marcel, son mari, le couple avec qui Brassens vécut longtemps un étrange ménage à trois impasse Florimont à Paris) et le refrain lui confère une dimension sacrée, déjà remarquée dans La prière et Brave Margot : "Toi, l’Auvergnat [puis l’hôtesse, puis l’étranger] quand tu mourras, / Quand le croquemort t’emportera, / Qu’il te conduise, à travers ciel, / Au Père Eternel."

CHEZ JEANNE
(Georges Brassens ; Louis-Jean Calvet ; 1991 ; Editions Lieu commun)

Nous avons déjà parlé de cette impasse Florimont qui a été élevée au rang de mythe, de cette toute petite maison où les copains étaient reçus sans façon. En fait, il faut ici relativiser les choses : dans la seconde moitié des années 1950, le 9 de l'impasse Florimont n'est pas, mais pas du tout, « l'auberge du bon Dieu ».

D'une part, les lieux étaient tout sauf confortables : pas d'eau, pas d'électricité, au rez-de-chaussée une pièce étroite, cuisine-salle à manger, dans laquelle dormait Georges, au premier étage la chambre de Jeanne, dehors les toilettes, une pompe et une baraque dans laquelle dormait Marcel Planche, à côté du poulailler... Et derrière, sur un minuscule bout de terrain, un arbre, qui sera plus tard immortalisé dans une chanson (Auprès de mon arbre).

D'autre part, Jeanne n'était pas vraiment facile à vivre, n'était pas toujours la mère universelle qu'on a dit : elle avait ses têtes, elle était méfiante aussi, lorsqu'elle ne connaissait pas, et se faire admettre relevait parfois de l'exploit. Ainsi, un jour, l'abbé Barrès frappe à la porte. Jeanne ouvre : « Monsieur Brassens, s'il vous plaît. - Je regrette, mais il n'est pas là. » Le prêtre laisse sa carte, se retire. A peine est-il au bout de l'impasse qu'une grosse voix l'interpelle : « Hé ! l'abbé ! »

Victor Laville a les mêmes souvenirs : « Chez Jeanne, il fallait marcher sur des œufs, elle avait ses têtes. Moi, elle m'avait admis, mais il y en avait qu'elle ne pouvait pas encaisser et il y avait parfois des assiettes qui volaient... » Pour Eric Battista, qui n'entrera que quelques années plus tard dans le premier cercle des amis de Brassens : « Lorsque vous frappiez à la porte, vous obteniez d'abord une fin de non-recevoir. Ce n'était pas l'auberge que certains ont dite, il fallait montrer patte blanche. » En outre, Jeanne n'admettait chez elle que les copains de Georges, copains au masculin. Püppchen, nous l'avons dit, était ici inconnue au bataillon, et les rares femmes invitées impasse Florimont étaient avec leur mari. Lorsque Brassens devait sortir et qu'elle soupçonnait une histoire de jupon, il lui arrivait même de subtiliser son unique pantalon ou son unique paire de chaussures et il restait là, penaud, assis sur son lit, en caleçon ou pieds nus... C'est cette jalousie maladive qui forcera Brassens, pendant de longues années, à vivre une sorte de double vie, cachant à Jeanne ses aventures, ses amours, par peur d'un drame d'abord, et puis ensuite pour ne pas lui faire de la peine : une affection profonde, fidèle, avait remplacé des sentiments plus doux, mais il fallait cependant ménager ses susceptibilités.

Il demeure cependant que tout cela pesait de peu de poids face à l'atmosphère chaleureuse, fraternelle, une fois qu'on avait été admis par la maîtresse de maison, mais cette atmosphère était surtout le fait de Brassens, qui recommandait à ses amis d'être gentils avec Jeanne, de lui faire même un brin de cour. Lorsqu'il croquera cette ambiance dans deux chansons, La Cane de Jeanne, enregistrée en 1953 et Chez Jeanne, enregistrée en 1966*, il participera à la construction d'un mythe, par fidélité, par affection :

Chez Jeanne, la Jeanne
Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu
On pourrait l'appeler l'auberge du bon Dieu...

Mais si le mythe est, en grec, une fable, un récit fabuleux, si la réalité est souvent différente, il repose toujours sur quelque chose de concret, même s'il l'embellit. René Iskin se souvient de l'ambiance : le mari, invisible, toujours caché au premier étage ou dans son appentis, et Jeanne, le cœur sur la main, qui vous aurait donné n'importe quoi pour peu que vous lui plaisiez. L'accueil était si chaleureux que, dit-il, « j'y aurais passé presque toutes mes soirées si je n'avais pas été marié, si nous n'avions pas déjà un bébé. » Et d'ailleurs, ajoute-t-il, c'était le rêve de Georges de recréer une sorte de chambrée, comme à Basdorf, de vivre en communauté avec les amis : « Bande de cons, vous n'allez pas vous emmerder, faites comme moi, venez avec moi... » En fait, Brassens rêvait d'un phalanstère, du mode de vie qu'il imaginera plus tard dans son roman, La Tour des miracles. Mais pour vivre ce phalanstère, pour peu qu'on l'ait voulu, il aurait fallu déployer chaque jour des trésors de diplomatie qu'il était seul à pouvoir déployer avec cette constance.

Car, pour lui, l'impasse était un véritable cocon, un lieu protégé. « Si je partais, dira-t-il souvent, cela ferait beaucoup de peine à Jeanne. » Mais il n'avait pas envie de partir, et il ne déménagera que beaucoup plus tard, contraint et forcé. C'est là qu'il va écrire des dizaines de chansons, distillées ensuite au fil des disques, là qu'il va lire des centaines de livres, qu'il va se réfugier, bien au chaud dans l'amitié, tout au long de ces années de dèche. Cette maison, dans laquelle vit aujourd'hui Pierre Onteniente, et qui a bien changé (même s'il n'y a toujours pas de sonnette : « Les gens qui voulaient me voir m'ont toujours trouvé, et les emmerdeurs restent dehors », dit-il) aura été l'abri, le ventre tiède au creux duquel Georges a trouvé des années durant le refuge dont il avait besoin, la protection, la tranquillité.

* Chez Jeanne s'appelle en réalité Jeanne et a été enregistrée en 1962.

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