G. Brassens / Brave Margot
BRAVE MARGOT
Paroles | Georges Brassens | |
Musique | Georges Brassens | |
Interprète | Georges Brassens | |
Année | 1954 |
Une "jeune bergère" (que le refrain qualifie de "simple et très sage") donne le sein pour nourrir "un petit chat" qui vient "de perdre sa mère". Le sujet de Brave Margot (que Patachou fut la première à chanter sur scène et qu'elle enregistra à peu près en même temps que Brassens, lequel réutilise ici une musique qu'il avait composée pour Notre amour brûle encore, une chanson écrite en 1944) annonce une farce bien gaillarde, une sorte de pendant féminin du Gorille, mais, si la scène attire "tous les gars du village", aucun n'en semble vraiment émoustillé, et Brassens se laisse également si bien attendrir "par les charmes / Du joli tableau" qu'il en néglige les sous-entendus scabreux et que la chanson en prend une dimension religieuse inattendue : Margot présente bien des points communs avec ces Vierge allaitant qui trônent dans les églises, tandis que la mise à mort de l'innocent chaton par "les autres femmes de la commune, / Privées de leurs époux, de leurs galants" n'est pas sans faire penser à celle du Christ.
DES DÉBUTS DIFFICILES
(Georges Brassens ; Louis-Jean Calvet ; 1991 ; Editions Lieu Commun)
En 1948, quelques mois après l'ouverture du Théâtre de Montmartre, Henriette Ragon, plus connue sous le nom de Patachou, une interprète de trente ans, ouvre à Montmartre, place du Tertre, un cabaret-restaurant, Chez Patachou. Pour assurer l'ambiance, elle y avait lancé une pratique un peu particulière, consistant à couper la cravate des spectateurs qui refusaient d'entamer en chœur ses refrains... Pendant ce temps, Brassens continuait à écrire ses chansons, à composer sur un piano, à s'accompagner, pour le plaisir, sur un banjo ou une vieille guitare... Tous les lundis soir, il traverse Paris, de l'impasse Florimont à la rue Pigalle, et passe la soirée chez Onteniente, mange ses raviolis, chante pendant des heures. Un jour, pense-t-il, quelqu'un les lui prendra, ses chansons, Mais, s'il en est persuadé, il ne fait rien pour cela : vivre et laisser venir, telle semble être sa devise. Or voilà qu'un ami fleuriste rencontré à la Fédération anarchiste, un dénommé Henri Bouyé, parle de son copain Georges à un client qui commence à être connu, Jacques Grello : « Monsieur Grello, vous qui êtes dans ce métier, j'ai un ami qui fait des chansons... - Il n'a qu'à me téléphoner » répond Grello...
Chose dite, chose faite, Brassens téléphone, obtient un rendez-vous. Il n'y a pas de piano chez Grello, mais une guitare toute neuve, qu'il vient d'acheter avec de l'argent que lui ont rendu les impôts et dont il ne sait pas jouer... Il la passe à Georges qui chante donc ses chansons, et Grello, emballé, lui laisse sa guitare et l'emmène illico au Caveau de la République. En vain. Dans la foulée, il traîne Brassens partout, au Tabou, à l'Ecluse, au Lapin à Gill... Dans une lettre à son ami Henry Delpont, Georges raconte la scène de l'audition à l'Ecluse, nous donnant un reportage de première main sur ces premières démarches :
« J'ai chanté. Ça a marché comme prévu, c'est-à-dire couci-couça. J'avais le trac et Grello aussi dans la salle. Il me manquait la flamme. Grello pense que ça ne viendra pas avant cinq ou six séances. Léo Noël (patron de la boîte) a annoncé qu'un filleul de Grello allait chanter. J'étais à ma table - cabaret chantant - en compagnie de mon "parrain" et d'autres. Après l'indicatif, Grello m'a dit : "vas-y". Et le calvaire a commencé. J'ai chanté trois trucs, voilà. On a applaudi, sans plus. On n'a pas goûté vraiment mes trucs, car l'allant était de sortie. Mais ne t'en fais pas, on s'y attendait. Tout le monde en passe par là. » (Lettre du 4 juillet 1951)
Les choses se passent un peu mieux au Lapin à Gill, un cabaret de la butte Montmartre où il auditionne un autre soir. Le lieu était plutôt valorisant, fréquenté qu'il avait été par Picasso, Mac Orlan ou Francis Carco, mais Brassens n'aimait décidément pas la scène. Il y transpirait tellement qu'il lui fallait changer de chemise dès après son passage, qu'il aurait même, s'il l'avait pu, changé de chemise entre deux chansons... Il continue cependant à faire, chaque soir, la tournée des cabarets, chantant pour trouver un interprète, et entraînant Onteniente dans son sillage. Celui-ci commence d'ailleurs à avoir des problèmes : il se couche très tard, comme Georges, mais il doit, lui, se lever tôt pour aller au bureau... Il se souvient que les auditions se passaient dans une grande indifférence, devant des publics de touristes venus en groupes, à grand renfort d'autocars, et qui ne comprenaient rien à ce que chantait ce moustachu. Son jeu de guitare est alors très approximatif, à base de trois ou quatre accords, son jeu de scène inexistant, et il ne fait rien, vraiment rien, pour séduire le public. En juillet 1951, après ces premières tentatives, Brassens arrête toutes ses démarches : Jacques Grello a en effet quitté Paris pour suivre le Tour de France et Georges veut absolument que son ami soit là, dans la salle, chaque fois qu'il auditionne quelque part... En septembre, Grello est de retour, et reprennent les auditions, recommence le « calvaire ». Car Brassens chante, dans deux ou trois cabarets de la rive droite, en particulier au Milord l'Arsouille, il chante mais il n'est pas payé ou bien peu, et surtout il n'aime toujours pas se produire en public : chanter pour les copains, le soir, d'accord, mais pour « ces cons », non... Grello pense que ces passages sur scène doivent lui permettre de se faire au métier, de se roder. Mais le trac est toujours là, terrible, et Georges se pose d'énormes problèmes : comment se présenter devant le public lorsque l'on transpire et que l'on tremble à ce point ? Le trac lui ôte en effet tous ses moyens, surtout ses moyens comiques, et il songe du coup à n'interpréter que ses chansons poétiques, qu'il estime plus faciles à défendre. Il s'en explique à un ami dans une lettre du 16 octobre 1951 :
« Il se peut que pour débuter je laisse de côté les chansons humoristiques pour les chansons mi-teinte comme Le Parapluie ("Un petit coin d'parapluie"), Le Petit cheval (poème de P. Fort), etc. Je pense que tu seras de mon avis. La trouille m'enlève mes moyens comiques et ce que je dis perd de son sel dans des chansons genre Gorille vendetta, tandis que dans les autres chansons je peux impunément trembler du genou, la musique prenant le pas sur les paroles. En résumé, l'effet que le trac m'empêche de produire avec mes boutades n'est plus nécessaire dans ce genre-là. »
Mais la galère touche à sa fin, et la chance va bientôt montrer le bout de son nez. Victor Laville, qui est régulièrement tenu au courant de ces démarches infructueuses, parle un jour de son ami à un journaliste de Paris Match, Pierre Galante, qui avait été un temps secrétaire de Maurice Chevalier aux Etats-Unis, qui avait également rencontré Edith Piaf, bref qui fréquentait le milieu des variétés.
« Il ne chante pas des conneries au moins, ton ami ? » demande Galante. Laville se porte garant de la qualité des œuvres de Brassens, et Galante, qui connaît Patachou, lui téléphone sur-le-champ. Rendez-vous est pris pour le lendemain et c'est un véritable commando de Paris Match qui va accompagner l'apprenti chanteur : Roger Thérond, un autre Sétois, s'est joint à Galante et Laville. Les trois hommes traînent Brassens au cabaret ; devant la porte, il faut pratiquement le pousser pour qu'il entre, pour le convaincre on lui explique que, puisqu'il ne veut pas chanter lui-même ses chansons, peut-être pourra-t-il convaincre Patachou de les interpréter. Laville prend la guitare, la laisse au vestiaire, et tous quatre s'installent à une table. Nous sommes le 6 mars 1952. On assiste donc au spectacle, celui de Patachou, puis la maîtresse des lieux annonce qu'un débutant va passer une audition, et que si certains sont intéressés, ils peuvent, ma foi, rester... Et le personnel s'installe pour dîner : il y a là les musiciens de l'orchestre, Patachou bien sûr, Laville, Thérond et Galante, une dizaine de personnes encore, quelques clients curieux. Pierre Onteniente, ce soir-là, est resté dans sa chambre de bonne.
La scène est encore éclairée : « Installez-vous », dit Patachou. Mais Brassens refuse, il préfère rester là, sur une chaise, à côté des dîneurs. Il chante tout son répertoire, une vingtaine de chansons. Dès les premières notes, le contrebassiste de l'orchestre, Pierre Nicolas, a spontanément repris son instrument pour l'accompagner, pour « faire un bœuf » comme disent les musiciens : il ne sait pas qu'il sera sur scène, derrière Brassens, pendant presque trente ans. Il chante Le Gorille, La Chasse aux papillons, Le Bricoleur, Le Petit Cheval... Patachou, d'abord surprise, puis enthousiasmée, décide de faire son choix dans ce que Georges vient de leur faire écouter. C'est elle qui la première va chanter ses œuvres, Brave Margot, Bancs publics. Dès le lendemain, au milieu de l'après-midi, elle reçoit Brassens et Laville chez elle, leur montre ce qu'on lui envoie, des textes, des petits formats qu'elle balance à travers la pièce : « Regardez ça, c'est de la merde, encore de la merde, toujours de la merde ! »
Elle décide donc de chanter Brassens, passera la journée à apprendre ses chansons, à répéter avec l'orchestre, pour être prête, et cette précipitation nous laisse deviner à quel point elle était séduite par les œuvres du moustachu. Mais elle pense en même temps que Georges doit lui-même défendre ses œuvres. « Dans un an, dit-elle à Laville, votre copain sera plus connu que moi. »
Car il est des textes que cette diseuse un peu « bon chic, bon genre » ne peut guère présenter au public et elle pousse pour cela leur auteur sur les planches. C'est donc en 1952 que Brassens va ainsi rencontrer le public, non plus comme auteur mais comme interprète. Il a lui-même raconté la scène :
« Elle m'a dit : "Ecoute, Georges, des chansons comme Le Gorille, La Mauvaise Réputation, Corne d'Aurochs, Le Fossoyeur, ce ne sont pas des chansons pour moi, c'est toi qui vas les chanter après le spectacle." Bon, trois jours plus tard, elle annonce au public : "Je vous ai chanté La Prière, Bancs publics. Je vous ai dit que c'était d'un nommé Brassens. Il est là, Brassens. Il ne sait pas tellement bien chanter, il ne sait pas tellement bien jouer de la guitare, il ne sait pas tellement bien se tenir sur scène, visiblement il n'aime pas ça, mais si vous voulez passer un moment agréable, restez." J'ai chanté Le Gorille, Hécatombe. »
En commentant ces souvenirs, Brassens ajoute : « Je dois tout à Patachou. »
Le Gorille et Hécatombe, deux chansons sur lesquelles tous les guitaristes débutants se sont fait les doigts, deux chansons en majeur, faciles à accompagner, et qui ont peut-être assis la fausse réputation des chansons de Brassens, sur laquelle nous reviendrons. Nous sommes le 8 mars, le jour des vrais débuts de Brassens. Cette fois, Pierre Onteniente est dans la salle, et il a gardé le même souvenir. Il se souvient en outre que, dorénavant, Brassens est nourri tous les soirs, puisque tout le personnel dînait après le spectacle : un pactole ! Il se souvient encore que Patachou payait même Brassens : un chèque chaque semaine. Le jour de son premier cachet, « le Gros » arrive, un bout de papier à la main : « Regarde, Pierre, qu'est-ce que je dois faire de ça ? - C'est un chèque, c'est de l'argent, il faut le toucher. - Tu ne peux pas me le toucher ? C'est ton métier, ça... »
On pouvait, à cette époque, endosser les chèques au nom de quelqu'un d'autre. Onteniente effectue donc l'opération et donne du liquide à Brassens. La semaine suivante, celui-ci revient avec un autre chèque : « Tiens, Pierre, passe-moi de l'argent. »
La scène se répète trois ou quatre fois, et Onteniente finit par convaincre Brassens qu'il serait peut-être plus simple d'avoir un compte en banque. Il le traîne donc à la perception dans laquelle il travaille et demande à son patron d'ouvrir un compte. Mais Brassens signe immédiatement une procuration à Onteniente et il ne s'occupera jamais plus de ces problèmes. C'est Pierre qui, plus tard, transférera le compte de la perception du neuvième à celle du quatorzième arrondissement, lui qui paiera les impôts, les loyers puis les maisons, lui qui donnera de l'argent de poche à Brassens lorsque celui-ci en demandera, et jusqu'à la fin de sa vie les affaires du grand Brassens seront donc traitées par un ami, sur un compte du Trésor...
Nous sommes toujours en 1952. Un soir, Jacques Canetti et sa femme Lucienne passent écouter Patachou. Au programme, après la maîtresse des lieux, il y a donc maintenant Brassens. Canetti est enthousiaste :
« Des textes poétiques de toute beauté, des musiques simples, comme évidentes, bien que très riches mélodiquement.
La voix était tonique, rythmée. Je brûlais d'impatience de le présenter à mon public. Enfin quelqu'un dont l'humour était à la fois tendre et féroce, qui parvenait à se montrer totalement original tout en étant l'héritier d'une tradition française de "poètes-chansonniers" contestataires de l'ordre établi, ceci avec une présence indiscutable. » *
En fait, Canetti va mettre sur pied une campagne de lancement. Le disque tout d'abord. Chez Philips, le trust hollandais qui pour se lancer dans l'industrie phonographique a racheté en 1951 la marque Polydor, les gens ne sont guère enthousiastes. Qu'à cela ne tienne, lance Canetti pour faire taire les critiques, nous avons toujours l'autre label, sortons Brassens sous la marque Polydor. Ce qui fut fait : se succèdent quatre 78-tours, avec bien sûr un titre par face : Le Gorille et Le Mauvais Sujet repenti sur le premier, La Mauvaise Réputation et Le Petit Cheval sur le second, puis Corne d'Aurochs et Hécatombe, enfin Le Parapluie et Le Fossoyeur. Pour la scène, Canetti fait d'abord passer Brassens hors programme, afin qu'il fasse ses premières armes, qu'il se rode, puis l'associe à une tournée, au cours de l'été 1952, avec les Frères Jacques et Patachou. Les choses sont maintenant en place pour le lancement de la fusée Brassens. Et ce dernier commence à réfléchir sur cette carrière qui semble se profiler à l'horizon. Le 11 septembre, il écrit à son ami Delpont, resté à Sète :
« Avant tout, j'aimerais te demander de faire l'impossible pour te contenir et pour éviter qu'un papier sur moi passe dans la presse locale. Je débute à peine et, bien que tout se passe merveilleusement, je ne voudrais pas d'éloges dans les journaux de Sète. Il me semble que ça serait prématuré. »
A la fin de sa lettre, il revient à la charge : « Je te rappelle ce que je t'ai dit plus haut. Pas de critique à Sète. Il faut d'abord qu'on en parle ici. » Huit jours plus tard, le 19 septembre, nouvelle lettre :
« Des nouvelles ! En voici, je débute aux Trois Baudets ce soir (il y a Vaillard). Suis engagé pour la saison, jusqu'en juin. En exclusivité avec La Rose rouge ou la Fontaine des Quatre Saisons. La seule boîte où je puisse passer (à cause de l'exclusivité), c'est Patachou (évidemment). Le Gorille est interdit. Ils ont tout raflé chez les marchands de disques. C'est le meilleur moyen de faire connaître la chanson. J'essaierai d'en avoir à l'usine pour vous. L'interdit ne durera pas d'ailleurs. On a sorti La Mauvaise Réputation avec au dos Le Petit Cheval (poème de Paul Fort), je vous en aurai deux ou trois. La tournée s'est bien terminée pour moi. J'ai eu beaucoup de succès. Très content. Dès que Ventura sort les chansons, je t'en envoie. Les Bancs publics sont (joliment) traduits en anglais. Les Frères Jacques chantent La File indienne. C'est tout. »
C'est tout, mais dans cette lettre qui sonne comme un bulletin de victoire après la bataille, on lit l'explosion spectaculaire de cet inconnu d'hier : l'exclusivité, les disques, une traduction, une chanson prise par les Frères Jacques, tout semble dorénavant arriver très vite. Le lundi 21 septembre, Georges ajoute un post-scriptum au bas de sa lettre à Delpont : « J'ai débuté samedi dernier. Ça a très bien marché. Demain, c'est la première des journalistes. On verra ce qu'ils vont écrire sur mon compte. »
Parallèlement aux disques, à la tournée, à la scène parisienne, Canetti a essayé une autre stratégie, tentant de placer les chansons de Brassens auprès d'interprètes célèbres. Au cours de l'été, Maurice Chevalier accepte de chanter La File indienne puis se récuse, les Frères Jacques s'y essaient à leur tour, mais n'arrivent pas à trouver une traduction scénique qui leur convienne et, contrairement à ce que dit la lettre ci-dessus, abandonnent le projet. En novembre, on espère qu'Yves Montand chantera La Mauvaise Réputation et Le Parapluie (les Editions Ventura sortent même les petits formats annonçant qu'il s'agit de chansons interprétées par Montand). Mais il se récuse à son tour. Seule Patachou reste fidèle : à l'ABC, toujours en novembre 1952, elle obtient un énorme succès avec J'ai rendez-vous avec vous, Le Bricoleur, Margot, Bancs publics. Cependant, après l'abandon de Chevalier, des Frères Jacques, de Montand, Georges est dorénavant convaincu que, comme le lui répète depuis des mois Patachou, c'est lui qui devra être l'interprète de ses chansons. Et un an plus tard, lorsque sortira son premier 33-tours, cette évidence apparaîtra dans le texte de la pochette qui annonce : « Georges Brassens chante les chansons poétiques (... et souvent gaillardes) de... Georges Brassens. » Auteur et compositeur, il se résout lentement à être aussi interprète.
* On cherche jeune homme aimant la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1978, P. 163-164.